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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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31 août 2022

YOGA - EMMANUEL CARRERE

PISTES DE REFLEXION 

Dans son dernier ouvrage « Yoga » Emmanuel Carrère écrit à propos de son livre :

 

« C’est un livre sur le yoga et la dépression

Sur la méditation et le terrorisme

Sur l’aspiration à l’unité et le trouble bipolaire

Des choses qui n’ont pas l’air d’aller ensemble

En réalité, si : elles vont ensemble ».

 

Or si on compare cela à la citation de Rosset (1) on y rencontre de fortes analogies, nous semble-t-il, puisqu’il y est aussi question d’ «outrances, cruautés humaines, scandales, horreurs, malheurs » et cependant de leur compatibilité avec la joie inhérente à « l’approbation inconditionnelle à la vie ».

Bien sûr, comme le souligne Rosset on peut face aux implications de cette approbation être scandalisé et considérer comme cynique une telle attitude et pourtant mourant du typhus à Auschwitz Etty Hillesum n’hésitait pas à considérer la vie comme belle en tant qu’en soi désirable quels que fussent par ailleurs les actes subis par l’individu.

La proposition est donc forte et présuppose un individu fort pour l’accepter, un surhomme dirait Nietzsche dont s’inspire largement Rosset.

Est-ce à dire qu’il faille approuver les maux, voire les valoriser comme le fit Teilhard de Chardin avec la guerre sous prétexte qu’elle rendrait fort, « ferait des hommes » et opèrerait une sélection dont ne réchapperait pas les plus « faibles »?

Mais que d’hommes anéantis par la guerre. Que de ressentiments, de dégoût de la vie, de nihilisme, de « passions tristes » en découlèrent. Nietzsche revint de la guerre fort pessimiste à l’égard de l’avenir de l’Europe et les témoins qu’interrogea Alexievitch restèrent face à un vide de sens, pour certains, insurmontable au risque de se réfugier dans le fol espoir d’un « plus jamais cela » que les faits contredisent sans cesse. Et même Nietzsche ne sacrifie-t-il pas à l’espoir lorsque chaque « Sanctus Januarius » il « souhaite » que se réalise la pensée qui sera « la garantie de la douceur de vivre »? Mais son souhait n’est pas un espoir passif et lénifiant, il est au contraire « action », « je veux apprendre, écrit-il, toujours davantage à considérer comme la beauté ce qu’il y a de nécessaire dans les choses »... « Amor fati ».

C’est là la pensée, ou plutôt la résolution la plus terrible, et en effet elle inspire la terreur, puisqu’elle exprime la plus haute lucidité face au tragique de la vie, Dionysos sait qu’il doit mourir et comme le Christ ne s’y dérobe pas car la mort est condition de la vie. La nature nous l’apprend.

C’est pourquoi il n’entre pas en guerre contre la laideur, ou du moins jugée telle. A l’instar de Spinoza il « ne veut pas accuser » mais n’être que « pure approbation » et cette approbation signifie le grand « oui » à la vie.

Mais encore faut-il pour cela un apprentissage.

Dans la « Supplication » un témoin évoque le caractère fataliste du russe depuis longtemps accoutumé à la douleur. « Nous sommes tous des fatalistes. Nous n’entreprenons rien parce que nous croyons que rien ne peut changer ». Alors comment apprendre et qu’apprendre si l’on considère que tout est joué d’avance? Tandis que Nietzsche proclame l’amor fati, le russe s’y résigne et au mieux le subit avec stoïcisme. Ce stoïcisme que Nietzsche qualifie de « pétrification » (§ 326) en ajoutant « nous n’allons pas assez mal pour cela ».

Et certaines victimes de Tchernobyl de décider d’agir en retournant vivre sur les lieux pour recréer une autre façon de vivre à partir de rien afin de devenir ce qu’ils sont et que l’Etat les empêcha d’être.

Ainsi peut-on apprendre à vivre et acquérir un savoir vivre qui aura pour nom joie à condition de ne pas substituer à la vraie vie un succédané. Qui nous apprendra à vivre? La douleur, bien sûr et Nietzsche est un spécialiste en la matière, à condition de la concevoir « comme ce qui inspire la terreur et non le dégoût » (§292) ; à condition de ne pas capituler, de faire demi-tour (§2) ; à condition de ne « pas vivre tout le temps dans la peur » (« La Supplication » p 97) (2).

Les artistes nous l’apprennent, les aventuriers des mers et de l’esprit nous l’enseignent, eux qui ont « levé l’ancre » vers des terra incognita révélant leur préférence pour le lointain. « Il est vrai, écrit Nietzsche, qu’il y a des hommes qui à l’approche d’une grande douleur… n’ont jamais le regard plus fier, guerrier et heureux que lorsque la tempête se lève ; oui la douleur même leur offre leurs instants suprêmes ! » (§ 318).  A l’unisson Arkadi Filine dit à Alexievitch que « La vie est une lutte. Il faut toujours surmonter quelque chose » (p 98). Mais tous les hommes n’ont pas ce courage issu d’une autre relation à la réalité. Ils ont peur, sont lâches ou paresseux, qu’importe les causes, et face à la réalité ils se réfugient dans ces arrières mondes qui constituent le nihilisme, qu’on le nomme christianisme ou étatisme, le résultat est le même ; un troupeau obéissant, convaincu de sa faiblesse, incapable de devenir ce qu’il est car persuadé qu’il n’est rien, agissant sous l’effet du groupe (3) ; confondant l’opinion commune avec une pensée personnelle, tenant l’égoïsme pour un vice et l’espoir pour une vertu ; pensant que le savoir est triste car « là où l’on trouve rire et gaité, la pensée ne vaut rien » (§ 327). Alexandre Koudriaguine ne dit pas autre chose « La peur et la liberté… vous autres vous avez des vies ordinaires, vous ne pouvez pas le concevoir… » (Sup. p 184).

Il s’agit donc de réfléchir, « d’enfanter nos pensées à partir de notre douleur…Vivre cela veut dire… métamorphoser tout ce que nous sommes en lumière et en flamme » (Préface § 3) quitte, ajoutons-nous à en brûler soi-même come Empédocle.

Il s’agit de viser « l’inaccessible étoile » (Jacques Brel) et si l’on se souvient que le désir, de-aster, a la même racine que « aster » l’étoile, alors on comprend que la vie en tant que désirable est promesse de joie à l’horizon.

Celle-ci en effet est la conscience aigüe du caractère désirable de la vie bien qu’elle soit en même temps douleur, en l’occurrence du manque et joie de la satisfaction à venir. Il faut, écrit Camus, imaginer Sisyphe heureux malgré la répétition du même, ou encore écouter Meursault qui sur le point de mourir, serait prêt à tout revivre.

Cela n’a rein à voir avec le fait d’être joyeux, d’apprécier les « bons moments » passagers de la vie, cela ressort du plaisir et non de la joie qui une fois éprouvée renforce la force de vivre.

Elle est, comme l’écrivait Spinoza, persévérance de l’être en expansion.

C’est pourquoi la volonté de l’éternel retour, aussi effrayant soit-il (« Gai Savoir » § 342) est l’acmé de la joie en tant que désir de la vie.

Dans ces conditions il ne s’agit pas de faire de sélection, on prend tout. Or dans le tout il y a les outrances, cruautés, le mal et les malheurs face auxquels il faut affirmer la vie et non se résigner à les subir ou les nier en leur substituant une croyance spirituelle ou une idéologie politique qui sont précisément à l’origine des maux que l’on subit !

L’homme est-il méchant par nature, le devient-il faute de ne pouvoir devenir ce qu’il est? La vie en est-elle pour autant détestable et faut-il avec Schopenhauer déplorer le grand malheur d’être né?

Affirmer la beauté de la vie, l’approuver sans arrière pensée est-ce la folie, défi, lucidité surhumaine, ou chimère? Tel est le choix devant lequel nous avons à nous prononcer.

 

« Soudain nous avons éprouvé un sentiment nouveau, inhabituel : chacun de nous avait une vie propre. Jusque-là nous n’en avions pas besoin » (S. p 168)

 

« Non, la vie ne m’a pas déçu ! Année après année, je la trouve au contraire plus désirable et plus mystérieuse » (§ 324 « Gai Savoir »).

 

 ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

 

 

(1) Clément Rosset, dans son ouvrage « La Force majeure » écrit : «  (…) on doit rétorquer, à ceux qui reprochent à l’approbation inconditionnelle de la vie, en quoi consiste la joie, d’approuver du même coup toutes les outrances et cruautés humaines, que cet argument est invariablement avancé par ceux à qui justement manque la force e vivre et qui espèrent confusément qu’en faisant reculer scandales et horreurs perpétrés par l’homme – tâche justifiée et honorable- on réussira aussi à en finir avec le malheur inhérent à l’existence – pensée névrotique ».

(La Force majeure, Editions de Minuit, « Critique », 1983, p. 29).

 

La Force majeure de Clément Rosset

 

(L)a joie est la condition nécessaire, sinon de la vie en général, du moins de la vie menée en conscience et connaissance de cause. Car elle consiste en une folie qui permet paradoxalement – et est seule à le permettre – d’éviter toutes les autres folies, de préserver de l’existence névrotique et du mensonge permanent. A ce titre elle constitue la grande et unique règle du « savoir-vivre ». Or il n’est rien de plus dur ni de plus malaisé – rien qui ne paraisse plus compromis d’avance – qu’un tel savoir. On connaît sur ce cas le diagnostic célèbre de Montaigne, à l’extrême fin des « Essais » : « Il n’est rien de si beau et légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie.» La simple prise en considération de la réalité, le simple exercice de la réflexion suffisent ici à décourager tout effort, - sauf s’il s’y mêle l’assistance de la joie, qui, telle celle du Dieu pascalien, vient se substituer aux forces défaillantes pour faire triompher, in extremis et contre toute attente, la cause la plus faible : ce par l’entremise d’un soutien que Pascal, dans l’apologue terminal de la seconde « Provinciale », définit justement comme « secours extraordinaire ». Reste que ce secours de la joie demeure à jamais mystérieux, impénétrable aux yeux mêmes de celui qui en éprouve l’effet bienfaisant. Car au fond rien n’a changé pour lui et il n’en sait pas plus long qu’avant : il n’a aucun argument nouveau à invoquer en faveur de l’existence, il est toujours parfaitement incapable de dire pourquoi ni en vue de quoi il vit, - et cependant, il tient désormais la vie pour indiscutablement et éternellement désirable. C’est ce mystère inhérent au goût de vivre que résume un vers d’Hésiode, au début des Travaux et les jours : krupsantès gar ékousi théoi bion anthropoisi, « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes ».

Je dis donc que l’appoint de la joie est nécessaire  à l’exercice de la vie comme à la connaissance de la réalité. Cependant, il existe une autre manière de s’accommoder de la réalité, - mais je viens de dire qu’elle était névrotique : c’est celle qui consiste à la nier ; ou, plus exactement, à en considérer les composantes malheureuses non comme inéluctables mais comme provisoires et sujettes à l’élimination progressive. Rien de plus fréquent on le sait (…) que cette sorte d’accommodement avec le réel (…) Il est à remarquer toutefois que la sensibilité d’esprit dont il témoigne, si elle ne date pas d’hier, n’est pas non plus éternelle et comme inhérente à la condition humaine. Elle paraît plutôt caractéristique d’une mentalité proprement moderne, dont elle constitue à mon sens la figure la plus générale de style, ce que j’appellerai sa névrose ordinaire. Mais je n’en trouve pas trace avant le XVIIIème siècle : probablement parce que l’esquive du réel, assumé essentiellement, depuis le siècle dit des lumières, par l’idée d’amélioration, s’accomplissait auparavant à l’aide d’autres formes de superstition et d’illusion.

Affirmer le caractère névrotique de l’espérance peut certes sembler paradoxal : puisqu’on tient généralement celle-ci pour une vertu, c’est-à-dire une force. Pourtant il n’est pas de force plus douteuse que l’espérance. Ce n’est sans doute pas par hasard, ni par l’effet d’une erreur de copiste que Hésiode assimile, toujours dans « Les Travaux et les jours », l’espoir au pire des maux, au fléau qui est resté dans la boîte de Pandore, à la libre disposition des hommes qui s’y précipitent dans la pensée qu’ils y trouveront le salut et le contre-oison à tous les autres maux, alors qu’il s’agit d’un poison parmi les autres, sinon du poison par excellence. Tout ce qui ressemble à de l’espoir, à de l’attente, constitue en effet un vice, soit un défaut de force, une défaillance, une faiblesse, - un signe que l’exercice de la vie ne va plus de soi, se trouve en position attaquée et compromise. Un signe que le goût de vivre fait défaut et que la poursuite de la vie doit dorénavant s’appuyer sur une force substitutive : non plus sur le goût de vivre la vie que l’on vit, mais sur l’attrait d’une vie autre et améliorée que nul ne vivra jamais. L’homme de l’espoir est un homme à bout de ressources et d’arguments, un homme vidé, littéralement « épuisé » ; tel cet homme dont parle Schopenhauer dans un passe des « Parerga et Paralipomena », qui « espère retrouver dans des consommés et dans des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source  est la force vitale propre ». A l’opposé, la joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure où elle dispense précisément de l’espoir, - la force majeure en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive, équivalent à un succédané et à un produit de remplacement.

(2) Les références à « La Supplication » sont dans l‘édition Actes Sud comprenant plusieurs ouvrages de l’auteur

(3) A ce propos nous renvoyons à une vidéo sur Schelomo Selinger, sur You tube et à l’ouvrage de Laurence Nobécourt « Nuit et Lumière » consacré au sculpteur.

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