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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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2 février 2024

CHARLOTTE SALOMON - LE RING

 

 


En 2021 parut au cinéma un film d’animation sur Charlotte Salomon. Coïncidence ou non le média utilisé s’inscrivait au cœur de la  pensée de Charlotte ayant épousé celle d’Alfred Wolfsohn alias Amadeus Daberlohn répétant que « Pour sortir de soi il faut y entrer et le cinéma, ajoutait-il, permet à l’être moderne de sortir de lui-même, ce qui préfigure "La Rose pourpre du Caire » de Polanski dont l’héroïne quitte son siège pour pénétrer dans l’écran.
Du reste l’œuvre plastique de Charlotte épouse le genre cinématographique dont elle suspend les images comme pour mieux se mettre à distance d’elle-même grâce à un type de représentation où le temps est devenu réversible. Sans doute était-elle nourrie aux films expressionnistes de l'époque .Nous y reviendrons.
Charlotte Salomon est née en 1917 à Berlin et décédée à Auschwitz en 1943 rien de plus lamentablement banal quand on est juive à cette époque. Elle aurait pu, vu l’âge auquel elle décède, ne rien laisser d’elle et disparaitre dans l’anonymat le plus complet. Tel ne fut pas, miraculeusement le cas puisqu’elle laisse plus de 1300 gouaches dont elle en retint 781 pour constituer le premier roman graphique au titre énigmatique « Vie? Ou théâtre? » ayant pour sous-titre en page de garde : Une  opérette, laquelle se décline en trois couleurs primaires : rouge, jaune, bleu, et s’étend de 1913 à 1940 en Allemagne puis à Villefranche, le tout organisé en quatre parties : une ouverture, un prologue, une partie principale et un épilogue, chacune de longueur inégale
Ces indications soulignent le souci du détail et d’une construction architecturale de l'opus.
L’œuvre de Charlotte Salomon s’inscrit, on l’aura compris, dans un contexte historique spécifique, celui de la montée du nazisme s’accompagnant de tout un ensemble de censures et d’exactions qui auront déterminé le parcours de Charlotte et induit ses décisions y compris celle d’écrire « Vie? Ou théâtre? » entre 1940 et1942 à  titre d’acte de résistance et de rébellion mais aussi de persévérance dans le désir de vivre.
Ajoutons à cela que la vie personnelle de Charlotte fut le fil rouge de ses choix car la fatalité pesait sur sa famille semblant prédisposée au suicide puisque cinq membres dont sa mère (1926) et sa tante (1913) dont elle portait le nom, avaient mis fin à leurs jours. Cette fatalité que lui rappellera cruellement son grand-père et que sa grand-mère à son tour accomplira en se défenestrant sous ses yeux (1940) aura pour seul remède chez Charlotte, la création d’une œuvre vitale.
Un troisième paramètre est à prendre en considération, la rencontre avec Amadeus Daberlhon ainsi nommé dans son opérette.
Réchappé de la première guerre mondiale où il connut le destin du Colonel Chabert, il est Orphée revenu des enfers. Comme Orphée il fascine, et comme Pygmalion il veut, en devenant le maitre de musique de Paulinka, chanteuse lyrique reconnue et belle-mère de Charlotte, redonner à celle-là l’âme de la musique. Il en fera la plus grande diva au monde grâce à sa méthode. Elle incarnera la musique et ne se contentera pas de la pratiquer.
A son tour il captivera Charlotte, la révèlera à elle-même car il croit en elle. Dans une lettre qu’elle lui adresse en février 1943 à la veille de sa déportation elle lui écrit « Tu m’as donné le courage et la force de devenir vivante. Dans les ténèbres les plus cruelles tu m‘as guidée vers l’immortalité ». Nous y reviendrons en détail. Mais pour lors soulignons que grâce à Amadeus c’est Nietzsche qu’elle  découvre, car il en est pétri, et même s’il n‘y a que quelques références à celui-ci dans « Vie? Ou théâtre? »,  c’est véritablement l’arbre qui cache la forêt. Nous nous emploierons à le démonter.
Reste maintenant l’œuvre plastique de Charlotte rappelant tout à la fois : les arts singuliers, les peintres qu’elle a pu voir et qui l’ont influencée, que ce soit les primitifs italiens ou ses contemporains, voire les artistes dégénérés exposés en 1937 à l’initiative de Goebbels : le cinéma des années trente, et sans doute les bandes dessinées pour enfants de l’époque. Tout cela et bien sûr des apports personnels tels que l’insertion de la calligraphie sous forme de calques ,font de « Vie? Ou théâtre? » une œuvre singulière, originale, unique, fascinante et inclassable.

Nous nous proposons donc, grâce à la seule étude de « Vie? Ou théâtre ? » paru en français chez Tripode, de présenter les éléments biographiques majeurs de sa vie telle qu’elle la reconstitue de mémoire à vingt ans d’intervalle, ou bien l’imagine, ou encore en interprète les faits ; en même temps d’analyser le fond philosophique qui doit à Schopenhauer, songeons à l’ouvrage de celui-ci « Le Monde comme volonté et représentation »  or le théâtre est représentation et à Nietzsche pour la valorisation de la vie en son action et ivresse ; enfin d’examiner les éléments de son esthétique.

Charlotte Salomon s’interroge et s’explique sur la création de son œuvre.

« Sur le chemin du retour, je respire profondément.
Ce jour-là, c’est la naissance de Vie? Ou théâtre?
En marchant, je pense aux images de mon passé.
Pour survivre, je dois peindre mon histoire.
C’est la seule issue.
Je le répète encore et encore.
Je dois faire revivre les morts.
Sur cette phrase, je m’arrête.
Faire revivre les morts.
Je dois aller encore plus profondément dans la solitude.


Fallait-il aller au bout du supportable
pour enfin considérer l’art, comme seule possibilité de vie.?
Ce que Moridis a dit, je le ressentais.
Dans ma chair, mais sans en avoir la conscience.
Comme si le corps était toujours en avance sur l’esprit.
Une révélation est la compréhension de ce que l’on sait déjà.
C’est le chemin qu’emprunte chaque artiste.
Ce tunnel précis d’heures ou d’années.
Qui mène au moment où l’on peut enfin dire : c’est maintenant. »

Longue maturation de l’œuvre qui s’impose comme une évidence après des années de gestation. Ailleurs elle l’origine dans la mort de sa grand-mère en disant que ce jour-là sa vie a commencé et qu’elle s’est sentie investie d’une mission. Ainsi intitulera-t-elle son œuvre « Vie? Ou théâtre? » ponctuant le titre de deux points d’interrogation.
Or ceci présuppose un troisième terme manquant. A propos de quoi la question se pose-t-elle? De l’existence de Charlotte? Du choix de chacun?Vit-on ou joue-t-on des rôles ? La vie n’est elle qu’une pièce de théâtre où chacun joue un ou plusieurs rôles? Au théâtre, le personnage porte des masques, or le texte que rédigeait Daberlhon s’intitulait « Chemin vers un masque » ou « Orphée ou la confession d’un masque ». Charlotte y fait-elle référence? La Vie est-elle volonté? Le Théâtre représentation? Or l’art est, en général, représentation de la vie et donc masque de celle-ci. Y-a-t-il dès lors vérité en art? A moins que l’art ne soit que jeu? Mais la vérité a-t-elle un sens? Est-elle une valeur? Ou bien n’est-elle que la prétention de la raison à s’emparer de la vie, à la contraindre, à l’arraisonner? Mais d’un autre côté, le théâtre en particulier et l’art en général est ce par quoi je me donne en spectacle aux autres et à moi-même dans un recul ironique, ironie dont ne manque pas Charlotte. Par ailleurs l’auteur de la pièce entretient avec ses personnages, tenant à la réalité et à la fiction, une relation que Charlotte éclaire « J’étais toutes les personnes qui apparaissent dans ma pièce ». Qui est Charlotte? « Je est un autre ».   
 Le destin de cette œuvre tient lui-même d’un récit d’aventure et d’une pièce de théâtre où la combinaison des éléments est aussi aléatoire que les « Pensées » de Pascal.
Les 1300 gouaches qu’elle confie au Docteur Moridis à la veille de sa déportation sont remises à Ottilie Moore, sa protectrice à Villefranche laquelle les restitue à son père et sa belle-mère en précisant de « ne pas déranger l’ordre » des gouaches dont 211 avec papier calque sont numérotées, 558 présentent des écritures incluses et 193 ne sont pas numérotées. Sa précaution n‘ayant pas été respectée, l’ordre actuel est arbitraire et divers scénarios seraient possibles.

Charlotte met son œuvre elle-même en scène. La page d’ouverture annonce le titre écrit dans les trois couleurs de son ouvrage rouge, jaune, bleu, accompagné du sous-titre « Ein singespiel » et de son paraphe. La seconde page est une dédicace à Ottilie Moore, sa bienfaitrice et annonce : un prologue, une partie principale et un épilogue écrits de sa main, enfin la troisième présente un rideau de théâtre s’ouvrant sur les noms des protagonistes au nombre de 18 et « d’autres encore ». Il s’agit d’une opérette aux trois couleurs se déroulant entre 1913 et 1940 en Allemagne puis à Nice.
On pourrait s’étonner de l’annonce d’une opérette car il s’agit d’un opéra tragique qui se clôturera sur la mort de Charlotte, tandis que les opérettes sont légères et leur fin heureuse. Avec le recul la vie doit-elle être prise au sérieux? Ou bien l’opérette comme la comédie est-elle une tragédie masquée?
Quoiqu’il en soit la musique est omniprésente et détermine du reste le travail comme elle s’en explique dans l’une des trois pages de calligraphie qui suivent : La personne est assise au bord de la mer (gouache finale), elle peint. Soudain une mélodie lui vient à l’esprit… elle va exactement avec ce qu’elle veut coucher sur le papier. Un texte s’ébauche en elle et voici qu’elle se met à chanter la mélodie… ».
La page précédente réfère au psaume 8-4 : «  Qu’est-ce que l’homme pour que tu te souviennes de lui ». Puis dans la 3ème page Charlotte précise l’auteur : Saint Jean Août 40-42 ou entre ciel et terre, hors de notre temps en l’an 1 de l’ère nouvelle. De l’ère où commence sa vie après la mort de sa grand-mère comme elle l’écrit dans sa lettre à Daberlohn mais aussi de l’ère de la vérité, comme le sous-entend la référence à l’auteur de l’apo-kaluptein.
Après cette ouverture Charlotte entame son Prologue imaginé puisqu’elle relate des évènements avant sa naissance. Mais la fiction est un moyen de « s’extraire de soi et de faire chanter ou parler les personnages avec leur propre voix ».
La calligraphie dans cette partie était à l’origine sur papier calque.

Elle commence par la noyade de sa tante Charlotte en un tableau qui n‘est pas sans rappeler des scènes de rue de Jacob Steinhardt « La ville » 1913 par ses coloris sombres, ses figures déformées, l’effondrement général des bâtiments que ne soutient plus la perspective géométrique, ou encore « Métropolis » de Grötz.
Dans cette 1ère gouache qui annonce les choix esthétiques de Charlotte, trois scènes occupent l’espace, Charlotte Knarre (la tante) descendant l’escalier de son immeuble puis suivant la rue tortueuse qui l’amène à la rivière sur laquelle elle flotte comme Ophélie. La vue est en même temps en plongée, les plans juxtaposés, la perspective souvent inversée. Charlotte Knarre glisse hors de la vie, glisse vers « la mort et s’y laisse aller sans résistance, s’abandonnant à l’horizontalité de la mort ». On retrouve du reste cette position, inspirée par la sculpture « La Nuit » de Michel Ange créée  pour le tombeau de Jules II que Charlotte eut l’occasion d’admirer lors d’un voyage en Italie avec ses grands-parents : dans la position de Franziska déprimée lors de son suicide et lorsqu’ Amadeus se laisser aller à rêver sachant que le sommeil est une petite mort.
Ajoutons que Charlotte peindra une gouache intitulée  «La jeune fille et la mort » qu’Amadeus lui empruntera et que rythme la musique de Schubert.
De quelle jeune fille s’agit-il? Personne en particulier. Toutes les jeunes filles de la famille de Charlotte, voire de sa propre tentation récurrente du suicide.

Puis c’est l’histoire de Franziska, la mère de Charlotte qui en 1914 devient infirmière ce qui lui permet de rencontrer le docteur Kann qui la demande en mariage au son de « Votre fille, je veux l’avoir ».
La gouache superpose trois scènes organisées de haut en bas et de gauche à droite, en trois plans.
La demande ayant été acceptée, s’ensuit le mariage dont la vêture et le mouvement de la mariée ne sont pas sans rappeler les femmes chagalliennes avec des bouquets.
Mais déjà des signes avant coureurs des malheurs à venir se laissent deviner, telle que la mine attristée des parents qui admettent difficilement ce mariage.
La scène du repas de noce est remarquable par les deux plans superposés. Celui du haut présente le repas de noce vue en plongée et aplatissant les convives comme s’ils étaient couchés. Celle du bas représente le départ des jeunes mariés. N’étaient l’absence de bulles, quoique le texte soit sur un calque, on penserait à la technique des bandes dessinées que Charlotte connaissait peut-être et qui pouvaient l’inspirer quant à l’organisation de scènes juxtaposées dans  différents espaces, soit selon des formes géométriques, carrés, rectangles, triangles, soit selon des bandes horizontales soit en l’absence de tout cadrage.
La gouache représentant les onze pièces de l‘appartement des Kann  est très représentative des jeux de perspective dont se joue Charlotte ; plongée ; perspective géométrique ; hiérarchique ; inversée ; ou insertion. Parfois le même personnage est multiplié en fonction de ses actions.  Ainsi  voit on Charlotte mère s’adonner à six activités différentes.
On pourrait penser qu’il y a là une volonté d’exhaustivité permettant à la façon de Picasso de représenter une scène ou un personnage sous tous ses aspects en même temps en vertu d’une recherche de vérité qui ne signifie pas, au contraire, l’imitation du visible selon un point de vue, mais la coïncidence du divers. Ainsi la vie est-elle rendue dans son dynamisme, son mouvement, sa rapidité.
Le 16 avril 1917 nait Charlotte et curieusement l’auteur annonce sa naissance à la troisième personne. Du reste elle n’emploie jamais la première personne.
S’ensuivent des pages de souvenirs condensés en une image, procédé analogue à celui de la formation des rêves, selon la condensation et le déplacement analysé par Freud et Jung que Charlotte connut peut-être grâce à Daberlohn. Ces procédés annulent la temporalité au profit d’un présent qui définit les trois dimensions du temps selon Saint Augustin comme présent du futur, présent du passé, présent du présent. Or c’est à partir du présent où elle peint que Charlotte reconstitue le passé et le futur antérieur.
On peut donc faire l’hypothèse que le paradigme de l’œuvre de Charlotte est avant tout la synthèse (à partir d’éléments analysés) de ses souvenirs, de diverses temporalités, de scènes et expériences variées, et ultimement de différentes formes d’art ; musique, littérature, arts visuels. Aussi son œuvre est-elle une œuvre d’art total.

La question du temps pose bien sûr celle de la mémoire. De quelle mémoire s’agit-il en l’occurrence? Celle des évènements ou des sentiments réels ou fictifs associés? Mémoire sollicitée par l’autobiographie ou mémoire reconstituée de l’auto fiction? Certes il y a bien une mémoire historique et les scènes dédiées aux évènements contemporains en témoignent, mais sa mémoire à la façon de Proust est une kinesthésique qui restitue ce qui a été ressenti, entendu et vu. Aussi sa mémoire est-elle élastique, mouvante,  comme l'illustre son traitement des corps en particulier  celui  de Daberlohn qui  ne cesse de s’alléger, se déformer et reformer au gré des idées, sensations, sentiments ressentis. Le corps fait signe, le corps est signe car l’homme est un émetteur de signes. On retrouve du reste les mêmes déformations plastiques chez Chagall où les corps des personnages expriment par les allongements à la Greco, la légèreté, le bien-être, quoique, nous l’avons déjà remarqué, ils puissent évoquer la dépression et la mort de sorte que l’on aurait affaire à un signe-pharmakon qui exprime lui-même  et son contraire (le pharmakon est la  fois poison et remède).

Revenons au cours de son existence. L’acte II du Prologue débute par la dépression de Franziska, déjà pressentie lorsqu’elle évoquait le ciel et le fait d’apporter une lettre à Charlotte lorsqu’elle serait devenue un ange. La scène est tendre dans les pastels et organise deux actions selon une verticale et une horizontale crucique, la fenêtre de droite annonce la future défenestration. Les scènes de désespoir sont lugubres, jusqu’au moment où elle prend une forte dose d’opium. Des scènes où elle est allongée se succèdent pareilles à celles que connaitra Charlotte avec sa grand-mère. Là encore les échos télescopent la temporalité et pose en filigrane  la lancinante question de Charlotte :L’homme peut-il et veut-il échapper au destin? Est-il raisonnable de le vouloir? Mais destin et destinée ne sont pas identiques et si l’homme fait son destin il peut bien le défaire. C’est ce à quoi s’emploiera Charlotte.
 Une minute d’inattention suffira à Franziska pour se jeter par la fenêtre.

Dans sa lettre à Daberlhon, Charlotte lui écrit avoir « ressenti au plus profond de soi la prédisposition au désespoir et à la mort ».
C’est donc sur fond de chaos originel que Charlotte dresse son œuvre en tentant de saisir ses souvenirs dans leur « manière fuyante d’apparaitre ». Aussi les cerne-t-elle d’un trait de dessin, les cadre-t-elle comme pour les mieux maîtriser.
Peu à peu cependant l’entourage disparaitra de ses dessins au profit d’une modulation colorée et d’un décalage entre les formes que dessinera  la couleur.
Entre temps Charlotte aura essayé toutes les combinaisons possibles entre eux  allant même jusqu’à faire disparaitre soit l’un soit l’autre afin de trouver l’élément le plus propice à l’expression de ce qu’elle veut transmettre au regardeur.
De tous ces essais,  et l’on peut aussi considérer « Vie? Ou théâtre ? » comme un laboratoire expérimental, émane un sentiment d’inachevé, de possible, d’étrangeté face à la vie en son impermanence et imprévisibilité, face à la peinture elle-même qui ne cesse d’inviter à parcourir des chemins dont on ne sait où ils mènent.
Prise par l’urgence de son projet, Charlotte progressivement quitte le détail pour se focaliser sur l’essentiel esquissé et suggéré, laissant au regardeur la tâche d’imaginer le tout.
Dès lors en vertu de son fil rouge qui est que pour sortir de soi il faut d’abord y entrer, pénétrant en elle Charlotte y découvre des monstres qu’elle tente de com-prendre : la mort par le suicide ; la solitude, le sentiment d’abandon ; la perte de sa maman ; l’angoisse de la situation ; la haine de son grand-père ; le sentiment de n’être rien, ni personne ; le mystère de son origine et de ce qui l’a fait. Comment face à ce pesant déterminisme affirmer sa liberté? Grâce à son œuvre qui la dresse, l’affirme dans ses choix délibérés et radicaux. C’est ainsi qu’étant entrée en soi elle peut en sortir. L’œuvre fait office de parcours initiatique et de finalité. Comme le dit Merleau-Ponty à propos de Cézanne « cette œuvre à faire exigeait cette vie ». Comme lui, Charlotte crée un monde possible, un monde originel dont la parole est la peinture.
L’œuvre, bouteille jetée à la mer qui aurait pu sombrer, est elle-même une aventure que son auteur découvre sous ses yeux, comme le personnage de Sylvie Germain (in « Les personnages ») surgit sur l’écran blanc de son ordinateur. C’est l’effet que produisent les masques auxquels Charlotte réduit Daberlohn, Paulinka, son grand-père, comme autant d’énigmes qu’elle interroge et qui l’interrogent. N’oublions pas la question de Daberlohn : « Qu’y-a-t-il derrière le masque? ».  L’entreprise de Charlotte est-elle de mettre bas les masques qui jouent dans cette pièce de théâtre qui est un jeu (spiel : jeu) auquel chacun, et Daberlohn en premier, se prête avec plaisir .La vérité est-elle à ce prix? Et lorsque Charlotte ne revêt plus ses personnages de masques , cela signifie-t-il que l’on touche là à un essentiel, qu’il s’agisse de la mort ou de l’amour?
Quoiqu’il en soit l’objectif de Charlotte est l’expression, c’est pourquoi elle rompt toutes les attaches avec l’imitation à laquelle elle s’avère inapte comme l’illustrent ses cours de dessin où au bout de la dixième tentative « le nombre des feuilles (de cactus) n’est (pas) exact ». Et Charlotte de s’incliner devant les exigences du professeur comme devant « Christ, notre Seigneur » mais pour dessiner des tournesols en écho à ceux de Van Gogh ou ses godillots, sa chaise de Saint Rémy ou encore des tulipes, des pommes et des poires rappelant les natures silencieuses de Cézanne.
Influence? Charlotte se contenterait-elle de suivre et il est vrai que les références aux peintres sont nombreuses en particulier à Matisse, nous y reviendrons. Mais l’influence ne s’impose pas d’elle-même, elle fait écho à ce que l’on cherche confusément et que l’on a déjà trouvé et dès lors l’artiste « impose à ce donné un sens figuré qui n’existait pas avant ».

Reprenons le fil de la vie de Charlotte à la suite du suicide de sa mère pudiquement masqué en « brève maladie », Charlotte maintenue dans l’ignorance, attend la lettre que sa maman avait promis de lui envoyer. Mêlant insomnies, cauchemars et réflexions, Charlotte fait un premier constat amer « C’est donc cela la vie ». Promesse trahie, déception, angoisse, solitude, Charlotte n’en dit rien mais devient odieuse à son entourage, rudoyant les gouvernantes. Le salut viendra de ses grands-parents l’amenant en voyage : Grèce, Turquie, Afrique, Espagne. La gouache qui représente ce périple est illuminée. Séparés en scène, les lieux se juxtaposent en un joyeux fouillis. Quelques symboles identifient les séjours : temples et statues surdimensionnées pour la Grèce, musiciens en tailleurs et mosquées pour la Turquie, chameaux pour l’Afrique, corridas pour l’Espagne, le procédé rappelle encore une fois la bande dessinée. Le dessin doit être compris au premier coup d’œil.
Les balbutiements du dessin se font entendre à cette époque, Charlotte a onze ans. Pensait-elle déjà que l’éducation et la culture étaient des normes idéologiques comme le troisième Reichen donna l'exemple? Quoiqu’il en soit Charlotte est une réfractaire. Elle établit du reste une analogie entre ce qui s’est passé en elle et ce qui se passe dans le monde d’où la vie a été supprimée. Pour l’individu comme pour l’humanité manque l’essentiel, le « moi », broyé par le « grand « ça » ».
Mais pour lors elle est contente d’aller à l’école où elle se fait une amie Hilde. Et de voyager encore, cette fois-ci à Venise qui contribuera à son sentiment artistique.
Elément majeur et lui aussi déclencheur l’arrivée de Paulinka Lindberg alias Bimbam nom donné par son professeur. Albert l’épouse en 1930, elle doit mettre fin à sa carrière internationale de cantatrice Avec elle Charlotte va connaitre la musique et l’amour. On apprend que Paulinka chante « Eurydice » dans l’opéra de Gluck, qui annonce déjà la rencontre avec Daberlohn, mais aussi « Carmen » de Bizet que Nietzsche préférait à Wagner.
Dorénavant « les sentiments de Charlotte s’expriment  à travers le chant ». Son amour à l’égard de Paulinka est possessif.Personne ne l’aime autant qu’elle.

L’acte III qui suit est tout entier dédié à la vie de Paulinka. Ses années d’enfance, tôt orpheline, qui va apprendre le chante . Sa carrière fut brillante grâce au professeur Klinklang (on sera sensible aux sonorités musicales de son nom). Belle, éthérée, atteignant « une perfection émouvante » elle est la madone, à la façon d’un Rouault, que vénèrera Daberlohn.
Dans ses tableaux d’elle Charlotte entoure son visage d’une ligne mouvante. Les yeux sont particulièrement expressifs ainsi que la bouche tandis que la chevelure bouffonne. Elle incarne la présence d’une absence, un mystère qui la rend insaisissable dans son apparaitre.
Elle est cet idéal qu’encensera Daberlohn, évanescente et pourtant existante. Nulle couleur ne sacrifie à la réalité visible, la peau est jaune, les yeux rouges, les cheveux mêlés de bleu et pourtant nul ne songerait à la dire irréelle,  sa réalité tient à la peinture elle-même qui lui donne les moyens de son apparition.

Acte IV – De retour de chez ses grands-parents, Charlotte reprend sa vie en famille mais cette fois-ci avec celle qu’elle nomme la « très aimée »  Dans une page de bande dessinée Charlotte présente les différentes scènes de ce retour. A ce propos rappelons que la bande dessinée allemande de cette époque que l’on trouve dans les magazines publicitaires, et dont certaines ne présentent pas de bulles (cf. Voter und Sohns de Erick Ohser)   a pu nourrir l’imaginaire de la petite Charlotte. Dans celle ci l’une présente en effet quatre à huit cases numérotées qui sont inspirées de la vie quotidienne. Du reste le personnage du fils n’est pas sans rappeler celui de Charlotte, « espiègle, anarchique et désordonnée ».Dans ce choix a-t-elle même comme Ohser voulu faire passer un message politique antinazi?

Quoiqu’il en soit des liens tendres s’établissent entre les deux femmes. Charlotte écoute Paulinka répétant. A l’école, elle la dessine entendant « une mélodie où il est question de fidélité amoureuse et de souffrance » l’un des thèmes majeurs de l’œuvre, si ce n’est le thème majeur.
L’amour de Charlotte se mue en passion possessive comme l’illustre la scène de l’anniversaire de Paulinka. Charlotte dit du reste d’elle-même « qu’elle voit les choses de façon très personnelle ».
Comme pour mieux s’assurer de l’amour de Paulinka, Charlotte démultiplie des scènes où celle-ci la borde en des tons pastels de bleu ciel, rouge décoloré en rose. Paulinka la couvre de son propre corps, les émotions in-forment les objets, plutôt que ne les déforment.
Paulinka donne à nouveau des concerts dont le triomphe est illustré par des touches pointillistes rappelant « La rue Mont-orgueil » de Claude Monet peint en 1878. La musique en est mélancolique « Vers la mort et le repos » chante-t-elle, comme pour annoncer la tragédie passée que se remémore à l’acte V Mrs Knarre.
La position de la grand-mère est celle d’un repli total sur elle-même, semblable à la désespérance de Job. Effectuant un nouveau flash back, Charlotte illustre la jeunesse de sa grand-mère, son mariage, le suicide de son frère dont le visage emprunte au masque de la mort. Suit le suicide de sa propre mère huit ans plus tard dont les cris évoquent celui de Munch, bouche grande ouverte, yeux exorbités. La défenestration est symbolisée par une fenêtre récurrente dans l’œuvre. Le suicide prend des allures de chaos, le dessin est tremblé, débordé par un bleu froid, toutes les structures plastiques disparaissent comme a disparu la raison de la suicidée.
Notons que Charlotte use de deux types de calligraphie pour décrire l’évènement officiel ou sa version vécue. L’une en caractères quasi typographiques, l’autre dans l’écriture non maîtrisée de l’émotion.
Il semble que la grand-mère eut une idylle, mais là encore la mort frappa son amoureux  lors d’une chute en montagne, à quoi son mari observa « Qu’il y a beaucoup de gens qui tombent ». Charlotte souligne ainsi l’indifférence monstrueuse qui le caractérisait déjà et la jouissance perverse de voir son épouse malheureuse.
Quant à ses enfants, l’une est triste, Lotte, l’autre joyeuse. Charlotte en fait de grands portraits frontaux aux allures d’icônes s’imposant à notre regard comme les visages de Modigliani. Mais Charlotte pareille à Ophélie se laisse doucement emporter par l’eau qui noie ses formes et décolore son visage.
Franziska décide alors de se marier, elle est peinte de la même façon que toutes les autres mariées de la famille ce qui laisse penser que Charlotte crée un véritable langage plastique comportant des marqueurs analogues à ceux du lexique et de la syntaxe d’une langue . Et en effet le signe « mariée » présente un signifiant en termes de couleurs ; le blanc, le rouge-rosé et le bleu ; d’objets : bouquet, vêtement ; expression du visage, position du corps penché vers son époux, renvoyant au signifié : mariage et ce quelle que soit la mariée et les circonstances.
On pourrait démultiplier les exemples mais l’important est de s’interroger dès lors sur la relation entre calligraphie .Sont-elles redondantes? Complémentaires? Offrent-elles une alternative d’écriture? L’image a-t-elle besoin de texte? L’une souligne-t-elle l’autre ?Ou bien en différe-t- elle?

Franziska mariée a, à son tour, une enfant : Charlotte.
Là, l’ordre des pages est problématique mais peu importe le sens demeure clair. Charlotte représente ses parents selon l’archétype des magazines de mode auxquels on voudra plus tard la destiner. Ce sont de bon bourgeois, ressemblant à ceux de Grötz et en cela peu « recommandables », ennuyeux, pétris de principes ce qui fait s’interroger Franziska sur sa raison d’être A -t-on besoin d'elle?« Pourquoi, pourquoi donc vivre? » En tous cas ce mal existentiel que Charlotte attribue le suicide de sa mère dont elle représente le visage à la façon d’une trinité, trois personnes en un être
deux visages se profilant de chaque côté de celui vu de face.
La tentation du vide revient, vue de dos, devant la fenêtre ouverte la jeune fille regarde au loin comme celle de David Gaspard Friedrich, et part pour une aventure sans retour. Seule demeure la fenêtre ouverte, signe de la mort chez Charlotte.
Dés lors  Mrs Knarr, la grand mère  sera en charge de l’éducation de Charlotte.
Au vue de cette vie Mrs Knarr est-elle coupable et responsable de ces morts ou le jouet du destin dans une pièce qu’elle n’a pas choisie? « Destin, destin que tu es dur » murmure-t-elle dans une position alanguie dont l’allongement démesuré du corps fait penser au Greco et préfigure sa propre mort.

L’acte III réintroduit la dimension historique du drame à la fois personnel et social. 30.1.1933.
« C’est plein d’espoir qu’ils firent la croix gammée. Le jour de la liberté et du pain s’est levé » scandent ceux qui défilent la nuit de cristal. Charlotte inclut des coupures de journaux dans ses gouaches pour les ancrer dans la réalité et faire œuvre de vérité. Ainsi s’engage-t-elle pour la dénonciation à laquelle participent les Grötz, Dix…
Les exactions que nous connaissons s’ensuivent, perte de fonction, interdiction d’activités artistiques, restrictions, stigmates. Charlotte rappelle les tentatives de Singsang pour continuer à créer des manifestations artistiques ce qu’il obtient du ministre de la propagande avec la création du Kurturbund qui démultipliera les spectacles juifs où Charlotte eut sans doute l’occasion d’étendre sa culture.
Charlotte l’adolescente, résiste à sa façon, elle n’ira plus à l’école qu’elle stigmatise en en affublant les chaises de croix gammées.
Elle se cherche, le dessin? Pourquoi pas? Dans l'une de ses gouaches Charlotte adulte surplombe la Charlotte quelle fut, inquiète, hésitante, besogneuse. Paulinka lui suggère le dessin de mode, car il rapporte. Valeur bourgeoise par excellence.. C’est bien mal connaitre Charlotte et c’est surtout la sous estimer, voire la mépriser .
Insociable, inadaptée, ne désirant pas l’être, Charlotte prend le seul chemin possible de la création : la solitude, dont elle fait un isolement.

Heureusement ses grands-parents lui proposent  un voyage à Rome. Charlotte dans une seule gouache empile des monuments dans une construction pyramidale diagonale penchée, comprenant un dôme, un fronton sur lequel est perchée une statue, le colisée, et des colonnes de type ionique, le tout dans des couleurs sombres exceptée la statue d’un jaune éclatant. Charlotte y puise dans la Città divina force et enthousiasme. Elle écorne en passant Pie XI en évoquant ironiquement sa future position à l’égard des juifs. Le plafond de la Sixtine « plane beaucoup trop haut dans les hauteurs divines », quant à la Piéta esquissée en quelques grandes lignes verticales qui entremêlent la Vierge et le Christ, elle « l’aime  beaucoup ». Elle représentera de façon similaire ses amours avec Daberlohn. Elle fait fi de tout détail au profit de la seule forme, alors qu’au dessin suivant  on voit clairement la vierge tenant son fils allangui  sur ses genoux. Charlotte fait explicitement référence à Rome et à la Sixtine dans une gouache représentant Daberlohn écrivant son livre et commentant « Ce n’est que par le contact que les grandes choses peuvent voir le jour ».

De retour à Berlin Charlotte quitte l’école de mode où on la galvaude et décide de s’adresser à l’Académie des Beaux-arts, grande bâtisse qui tient tout l’espace alors que Charlotte apparait minuscule selon une perspective hiérarchique.
Elle est refusée non parce qu’elle est juive mais qu’elle n’est pas douée pour le dessin.
Quelques pages à la Matisse, grandes surfaces de couleurs primaires, visages entourés de traits fins, la présentent chez un professeur auprès de laquelle elle apprendra à dessiner des feuilles de cactus. La palette de Charlotte est claire et elle s’applique à rendre reconnaissable le visage de son professeur comme pour montrer que la semi figuration est un choix et non pas une incapacité à restituer le visible.
Au son de « Allons enfants de la patrie » Charlotte ne manque pas d’humour, elle entre aux beaux-arts pour dessiner sur le modèle, lequel prend la stature et la position d’un bel aryen. N’oublions pas que face au pavillon des artistes dégénérés Goebbels avait fait édifier celui de l’art du IIIème Reich inspiré de la statuaire grecque.
Charlotte s’y fait une amie, Barbara, portrait craché des visages des jeunes femmes de Matisse. Notons que les références  à Matisse sont sans doute les plus nombreuses (p. 75 ; 112 ; 130 ; 150 ; 157 ; 198 ; 315 ; 454 ; 493, puis l’arrivée à Villefranche et la gouache finale). Elles respirent la joie, l’espoir face à et malgré l’adversité.
S’ensuivent une série de portraits de quelques élèves dans des positions mélancoliques, tête penchée entre les mains rappelant tout à la fois Matisse et Modigliani tous deux faisant partie des artistes dégénérés exposés en 1937.
Tous ces portraits respirent une indicible mélancolie. Mais l’un d’entre eux tranche par la position du personnage, debout face à un cheval sur fond de ténébreuses forêts. Le coup de pinceau de Gauguin s’y reconnait lorsqu’il peint là Tahiti, l’esprit des morts tapi dans la forêt. Objet de ses phantasmes Barbara devient la Belle au bois dormant. Barbara fascine Charlotte, d’autant qu’elle est son exact contraire, belle, douce, aimée, entourée, attirant les regards.

Commence alors après ce long prologue (221 pages dont les gouaches ne sont pas numérotées) la partie principale dont les feuilles sont numérotées de 1 à 558. Partie principale car Daberlohn y fait son entrée. D’emblée présenté comme « prophète du chant » il apparait aux sons de « toréador » dans la « Carmen » de Bizet.
C’est sur la recommandation de Singsong qu’Amadeus se présente à Paulinka. Pour Charlotte c’est un jeu qui commence.
Envoyé par Sinsang à Paulinka pour tester le savoir d’Amadeus Daberlohn, celle-ci le scrute du regard et réciproquement comme deux combattants.
Pour la première fois, le texte qui a déserté le calque s’insinue dans la gouache elle-même, mais de telle sorte qu’on a peine  à le lire. Ce n’est que progressivement que l’écriture se fait calligraphie pour devenir un objet plastique à part entière.
A la première rencontre Amadeus Daberlohn exprime sa déconvenue, Paulinka chante moins bien qu’à l’époque de KlingKlang ce dont elle convient. Le projet d’Amadeus Daberlohn est « simple », faire de Paulinka la plus grande des cantatrices de sorte qu’on le reconnaisse lui, comme le prophète, le sauveur qu’il croit, c’est-à-dire qu’il a la conviction d’être. Mais à cela une condition, il faut qu’elle l’aime. Et  après cette fracassante entrée Amadeus Daberlohn de s’en retourner  brusquement chez lui au cœur d’une forêt sombre pareille à son destin, où aucun chemin n’est tracé.
Songeur et mélancolique il adopte la position de certaines femmes qui, de Vermeer à D. Gaspar Friedreich devant une fenêtre ouverte, se posent la question du sens et de la valeur de la vie.
Très rapidement Amadeus Daberlohn expose ses théories à Paulinka, il faut chanter par nécessité naturelle comme crie le bébé qui a faim. Surchargée de devoirs, Paulinka a oublié la liberté nécessaire à l’art, nécessaire à l’âme et de citer un « vers » de Nietzsche extrait de « Ainsi parlait Zarathoustra », « Apprends à chanter, ô mon âme » (« Ainsi parlait Zarathoustra » 3ème partie « Du grand désir »).
Nous avons déjà évoqué le fondement philosophique de la pensée de Charlotte qui n’est autre que Nietzsche qu’Amadeus Daberlohn lui a sans doute fait découvrir. Nous y reviendrons longuement. Mais pour lors retenons que « la vie sans la musique serait une erreur » ce qui signifie que la vie avec la musique est une/la vérité, mais une vérité autre que celle de la raison normalisatrice, de sorte que « Nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité ».

Chaque matin Amadeus Daberlohn et Paulinka travaillent, chaque nuit passant de la position verticale  à l’horizontale, comme s’il était en lévitation, Amadeus Daberlohn semblable aux personnages de Chagall est ,en rêve ,obsédé par le visage surdimensionné de Paulinka penché sur lui.
Lorsqu’il raconte sa vie à Paulinka, le visage seul d’Amadeus Daberlohn est représenté semblable aux figures rouges de Félix Muller dans certaines de ses lithographies. A ce sujet notons que la figure d’Amadeus Daberlohn revient de façon obsessionnelle. Charlotte le peint 1387 fois, toujours présent, hypnotique, fascinant, seul ou avec Paulinka et beaucoup plus tard avec elle. Le couple Amadeus Daberlohn Paulinka constitue l’être même de Charlotte, avec eux, c’est à sa véritable naissance que l’on assiste. Elle sera le fruit de leurs amours.
Chacun s’investit en l’autre. Ainsi Amadeus Daberlohn n’aime que lui-même en Paulinka et lorsqu’il «plonge ses yeux au plus profond des siens alors » ce n’est que son propre visage qui s’y reflète. En miroir Charlotte ne vit que par Amadeus Daberlohn dont elle se dit être l’ «objet » dans la lettre mentionnée. Amadeus et Charlotte se mirent en Paulinka mais celle-ci, objet de leur désir est immobile dans son immortalité divine. La Madone ne peut qu’être aimée. Elle est le moteur immobile que le désir de l’autre meut vers elle.
Il ne s’agit cependant pas d’une histoire d’amour entre des êtres mais pour l’art qui « n’a d’autre raison d’être que de s’abandonner à l’autre, afin peut-être de fuir la solitude à laquelle chaque être se trouve exposé ».
« L’art et l’amour sont mêlés de façon intime ». Amadeus Daberlohn l’a appris alors qu’il était enseveli sous un tas de cadavres lors de la première guerre et qu’il comprit qu’il ne pourrait s’aider lui-même qu’à condition d’aimer la vie malgré elle. Devenu amnésique, souffrant de troubles, Amadeus Daberlohn est confié à un neurologue, est-ce à cette occasion qu’il s’est intéressé à la psychanalyse? Il avait à devenir un être complet fait d’ombre et de lumière mais pour cela il lui fallait s’aimer. Aimer l’individu qu’il était sans que cet amour de soi ne se confonde en amour propre. Amadeus Daberlohn se connait il est ombre et lumière, désordre et raison. Pareil à Faust qu’il évoque « il vacille du désir vers la jouissance et dans la jouissance se languit du désir ». Il est donc voué au manque et à l’insatisfaction. Seul l’art et en particulier la musique peut le satis-faire.
Pendant de nombreuses pages le visage sombre d’Amadeus Daberlohn, revient de façon obsessionnelle prenant toute la page alors que son interlocutrice en est absente. Il exprime l’essentiel de ses pensées à Paulinka qui écoute et acquiesce. En particulier que « l’art ne peut exister par lui-même mais qu’il doit découler de la vie ». Charlotte en fera sa maxime de vie.
Pour lors si Paulinka veut devenir une grande cantatrice en soi et non en vertu des acclamations du public il faut qu’elle croie en elle et qu’il croie lui aussi en elle. C’est du reste la dernière phrase qu’il dira à Charlotte sur le quai de la gare et qu’elle se répètera.
Réciproquement Amadeus Daberlohn attend comme Faust sa rédemption de la femme. Paulinka sera sa Marguerite en même temps que son œuvre.
Apparait explicitement mais en une formule sibylline le thème du théâtre « Lorsque la vie a donné toute sa mesure, c’est au théâtre qu’il faut recommencer ». Est-ce à dire que le théâtre en tant que mise en scène de la vie permet sa représentation sublimée? Et dès lors  l’artiste peut il la modeler, l’in-former sans être astreint aux contraintes de la vie. ?Le théâtre est le lieu où se rencontrent les dieux. Nietzsche assigne l’origine de l’art à Dionysos et Apollon, l’ombre et la lumière, le chaos et l’ordre. Nous y reviendrons.

Dans un acte de générosité spontanée Paulinka, pour aider Amadeus Daberlohn financièrement vend une bague et lui de se jeter à ses pieds. Notons que les visages de Paulinka et Amadeus Daberlohn dénotent par leur couleur. Elle éclatante de lumière, lui d’un rouge très sombre presque noir comme pour marquer un contraste entre le ciel et la terre, voire l’enfer. Bouleversé par son chant Amadeus Daberlohn émet un Alléluia dans un sanglot, et s’en va rapidement.
Rentré chez lui, il s’endort et se rêve en un Christ sans croix, démesuré, aux formes chagalliennes, planant au dessus d’un champ avec un pommier sur le côté, qui le fait beaucoup réfléchir. En fait l’aime-t-il elle ou ce qu’il va réussir grâce à son travail avec elle? N’aime-t-il, comme il le dit que lui-même et ne voit-il que lui en elle, autrement dit n’est-elle que le médium entre lui et lui-même en tant que sujet et objet? C‘est toute la question de l’altérité qui est ainsi posée. Qu’est-ce que l’alter pour l’égo, un autre soi-même ou un autre que soi-même? Celui grâce auquel  on est même et autre, et par qui on fait l’expérience de sa propre étrangeté? Et si l’autre est un autre moi-même alors en l’aimant je m’aime et ne je ne puis pas ne pas l’aimer.
Et pourtant en tant qu’œuvre créée de ses mains Paulinka qui est son enfant, son rêve, est-elle de ce fait bien réelle, ou personnage de son théâtre personnel? Question que Charlotte n’a de cesse de se poser dans sa relation avec Amadeus Daberlohn.
Charlotte apparait furtivement pour la première fois alors qu' Amadeus Daberlohn   déplore l’ensemble des devoirs de Paulinka dont elle-même se plaint mais dont elle se flatte. A son tour elle prend la parole. Son visage démultiplié flotte dans un espace vide que seules ponctuent ses paroles qui entourent son visage. Pour Amadeus Daberlohn ce ne sont là qu’obligations du théâtre social qui évitent à Paulinka de vivre, d’oser vivre. Le discours d’Amadeus Daberlohn ressemble fort à celui de Nietzsche mâtiné de Freud car à force de frustrations c’est une dépression nerveuse qu’elle risque.
Paulinka réagit violemment, « qui êtes-vous donc pour me faire la leçon, vous qui n’êtes même pas en mesure de gagner suffisamment d’argent… ». La bourgeoise le juge de sa hauteur. En fait Amadeus Daberlohn a des théories mais il ne met rien en pratique. Nul n’est au-dessus des contingences matérielles.
Procédant à une analyse digne de la psychologie des profondeurs, Amadeus Daberlohn  met à jour le besoin de reconnaissance de Paulinka qui s’imagine héroïque et qui sur la croix qu’elle s’est elle-même dressée attend des « merci beaucoup ». Mais ce n’est là qu’un apparaître auquel elle sacrifie son art. Paulinka est tentée d’y croire et son visage devient un masque dont tous les attributs ont été ôtés à l’instar de celui d’Amadeus  accompagné du vers de Nietzsche « Apprends à chanter, ô mon âme » Nous reviendrons sur ce délicat passage où Daberlohn  s’adresse à son masque comme à son double, le double pouvant être Paulinka.

Pour lors Amadeus Daberlohn  prend congé de Paulinka pour se rendre auprès de sa pâle et effacée fiancée dont c’est l’anniversaire. Or Daberlohn a perdu l’anneau qu’elle lui avait offert et n’ose se présenter devant elle. C’est pourquoi il demande à Paulinka de l’accompagner afin qu’elle voit en cette femme-enfant-belle-au-bois dormant « le modèle de toutes les femmes ». On a l’impression qu’Amadeus Daberlohn invente une légende et que cette fiancée endormie n’a rien de réel. Un anneau les attache et il l’a perdu, acte manqué?
Charlotte la peint l’air souffreteux, mélancolique…
Amadeus Daberlohn la nomme « mon enfant ». Pressé, il la quitte pour rejoindre Paulinka dans un café. Là elle lui dit son fait quant à la façon dont il mène « la pauvre chose » par le bout du nez. Amadeus Daberlohn  lui montre un portrait qui est le gros plan de celui de Barbara peint auparavant par Charlotte accompagné des mêmes paroles extraites de « La Belle au bois dormant » et faisant penser à quelque esprit océanien peint par Gauguin.  Amadeus Daberlohn se complait dans le passé, dans la légende au détriment de la réalité présente. Deux gouaches illustrent le silence d’Amadeus Daberlohn face aux questions insistantes de Paulinka. Les visages en sont tendus, penchés tous deux dans la même position, s’y lit tout le secret de l’humain en son repli intérieur. Une sombre histoire avec une précédente femme.
Charlotte, qui se positionne en auteur omniscient sait ce qui se passe dans l’esprit de ses protagonistes, mais prend aussi la parole, sans cependant dire « Je » pour guider son lecteur de sorte que cette histoire est une vraie fiction et une vérité fictive, un mentir vrai selon la formule d’Aragon.
Mais Amadeus Daberlohn retourne à ses théories dont il ne manque jamais d’observer la réalité. Ainsi l’art et l’amour ne font qu’un car dans les deux cas, il s’agit de « s’abandonner à l’autre, afin, peut-être de fuir la solitude à laquelle chaque être se trouve exposé ». Il évoque à ce propos un couple d’amoureux sous un peignoir de bain, formant un seul être, comme Charlotte se peindra avec lui. Mais cela ne peut durer qu’un instant et n’est peut-être qu’une illusion car « aucun être n’est tel que l’autre ne l’est pour lui-même représenté », ce qui est le cas d’Amadeus Daberlohn pour Charlotte et la raison sans doute pour laquelle elle démultiplie des représentations de son visage jamais identique.
Paulinka ou Charlotte l’accusent d’extase verbale, ce qui n’est pas bon pour les « nerfs ».
Ils se quittent sur une invitation adressée à Daberlohn et à sa fiancée de venir fêter Noël chez les Kann.

Chapitre 4

Daberlohn est superstitieux et fétichiste. Son verbe favori est le verbe « croire » qui a une force performative. Croire en, c’est rendre les choses réelles. Ainsi a-t-il « foi dans les dés » et émet des lois à leurs propos.
Prenant la position de l’auteur omniscient Charlotte explique au lecteur que ses dessins sont une tentative pour appréhender « le processus de la vision artistique » de Daberlohn. Il prédit à Charlotte qu’elle fera de grandes choses. Le dessin change à ce moment-là. Les personnages dont la présence consiste en la couleur se détachent sur un fond blanc inexistant comme pour mieux concentrer l’attention sur l’essentiel cependant esquissé comme des caricatures : les lunettes et la chevelure d’Amadeus ; le volume de Paulinka, tignasse blonde. Les personnages secondaires se fondent dans le décor. La passion revêt le visage de Paulinka de rouge. Tous les dessins diffèrent, formes, couleurs, vides et pleins, pour donner vie et mouvement aux scènes. Les textes deviennent des banderoles comme dans les peintures du moyen-âge. Dans la même position Daberlohn  est tantôt fortement coloré ou se fond dans le décor. Une belle gouache aux allures d’aquarelle représente Charlotte en prière lévitant à la façon d’un personnage de Chagall.
L’esquisse suffit au signifié.

Une fois parti de chez les Kann avec son ami sculpteur, celui-ci veut lui montrer son dernier travail « Je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies béni », liant ainsi création artistique humaine et divine. Il s’agit de la lutte de Jacob avec l’Ange qui est « la face de Dieu » (Gen. 32.27) où Jacob ne lâche celui-ci qu’après « qu’il l’a béni » et rebaptisé Israël (Dieu lutte). Le rapport avec la création artistique est clair, là aussi il s’agit d’un combat contre soi-même, un combat qui interdit de lâcher prise si on veut faire advenir une création qui n’est autre que soi-même. De même  Amadeus Daberlohn doit-il lutter de même Charlotte luttera-t-elle.
Le dessin est riche. Daberlohn allongé rappellerait la forme du yad, selon Eric Corne, et lierait jouissance intellectuelle et physique évoquée par une forme phallique projetée sur Daberlohn. Mais le phallus, plus que la jouissance physique est emblématique de la vie en sa force comme l’incarnait le culte du phallus chez les Grecs de l’antiquité en de grandes fêtes  les phallophories liées aux cosmos en l’honneur de Dionysos. Mais on peut aussi voir en cette forme un omphalos qui incarne la puissance fécondante et le lieu de prophétie de la Pythie de Delphes. C’est le symbole de la coupure et du lien. Or les deux amis sacrifient à ce culte car « le vin stimule l’esprit ». « On a bien ici la preuve que l’esprit, l’âme et le corps sont indissociablement unis » ajoute Charlotte.
Les figures s’estompent les corps s’allongent jusqu’à occuper tout l’espace, la pensée flotte entre les corps en repos.
L’art est élevé au rang de chemin initiatique. Il s’agit d’emprunter la voie de la profondeur, symbolisée par le creux de l’arche dans l’Exode ; ou par l’or caché dans la terre, ou encore le soleil occulté par les nuages, ou enfin Faust
« s’abandonnant au monde souterrain afin de recréer depuis les profondeurs de son propre monde ».   
Pour ce faire il faut accepter la douleur et la muer en  force. « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » écrivait Nietzsche à ce propos, lui qui sa vie durant accepta la douleur pour y trouver l’or, et jouir de la vie en sa plénitude.La douleur etant la condition de la compassion qui refuse la douleur ne peut tendre la main au souffrant. Or c’est de ce contact  que peut naitre ou plutôt qu’est engendrée l’œuvre et non de l’application de règles. On sait depuis Kant que « Est beau ce qui plait universellement sans concept ». Les romantiques, dont fait partie Daberlohn en tireront toutes les conséquences et l’on peut même ajouter que cela dans le cas de Daberlohn  et donc de Charlotte se mâtine des théorises de Freud en matière d’art ou plutôt de l’usage qu’en ont fait les surréalistes sans que l’art de Charlotte en relève pour autant.  Mais rappelons que c’est bien dans le creuset de l’inconscient que Breton enracinait la création artistique. C’est dire à quel point se mêlent de façon complexe les différentes sources intellectuelles des théories de Daberlohn et en conséquence celles de Charlotte, à moins que celle-ci  n’ait fait de celui-ci le porte-parole de ses idées.
En tout cas la prédilection de Daberlohn pour le chant n’est pas sans rappeler que Hegel mettait la musique au sommet de la pyramide des arts en tant qu’expression ultime de l’Esprit.
A la vue de ses pages répétitives sur le plan plastique on peut se demander si Charlotte n’a pas voulu privilégier le texte qui souligne et semble même porter les figures comme si le corps flottait sur l’esprit.

A propos du prochain opéra que Paulinka doit chanter, « Orphée et Eurydice », par excellence sibyllin car symbolique, Daberlohn pose directement et répond à la question du paradoxe du comédien soulevé par Diderot et reprise par Loius  Jouvet. Le comédien doit-il se confondre avec son personnage, le faire sien, le vivre, ou garder à son égard une distance artistique? Autrement dit vie et théâtre ne font-ils qu’un?  Daberlohn répond par l’affirmative.
« La vie affective d’un chanteur doit être fortement ébranlée pour parvenir à une performance d’une importance exceptionnelle ». Ainsi, si la performance technique est nécessaire elle n’est pas suffisante. Sans l’une et l’autre, l’œuvre est  aveugle et vide. Daberlohn ajoute « Il est important de se sentir en fusion avec ce qui fait l’objet du chant et cela vaut pour tous les autres arts » ce qui peut symboliser  la lutte avec l'ange.. Or Paulinka, déplore Daberlohn, s’est auréolée de la fierté du devoir accompli au détriment de son art, lequel exige un don total de soi.
Abruptement Daberlohn pose à son ami une question : « Sais-tu faire des masques mortuaires? » Et ajoute-t-il « ça m’intéresserait de savoir ce qu’il y a entre la mort et la vie ». D’emblée le masque, même s’il cache, a une fonction révélatrice, celle d’un autre être. Il est la face cachée de celui qui le porte. Mais il peut l’être aussi d’une autre que de lui-même, un être divin. Tel était le cas dans les tragédies grecques. Daberlohn ici évoque le masque funéraire utilisé pour couvrir le visage des morts, mais aussi exhibé lors des funérailles dans l'antiquité latine.
C’est dire qu’il joue une fonction religieuse visant à  établir une relation entre le visible et le non visible, le présent et l’absent. Daberlohn  espère par « l’application du plâtre sur son visage parvenir à un état qui équivaut à celui de quelqu’un qui vient juste de mourir » comme lui-même en fit l’expérience lorsqu’il était enseveli sous un tas de morts, mais aussi comme Orphée ou Ulysse en eurent l’occasion. Ce serait là faire l’expérience que l’on ne fait jamais, de la limite, puisque nous n‘en connaissons que l’en-deçà ou l’au-delà. Le masque en outre serait comme un avatar de la personne lui fournissant une autre identité. Le masque serait à la fois même et autre, il serait le véhicule par excellence de l’altérité de l’être susceptible de se vivre comme même et autre, alter ego, tout à la fois autre- moi-même et autre-que-moi-même, me permettant de me vivre comme autre- et- même, à la fois. Est-ce la raison pour laquelle les masques marionnettes et automates nous fascinent?
Qu’espère Daberlohn? Retrouver son vrai visage? Comme Charlotte en élaborant justement « Vie? Ou théâtre »? Son œuvre serait-elle le masque mortuaire de Charlotte?
Pour Amadeus Orphée sera « le chemin vers un masque mortuaire ». Daberlohn est fasciné par le visage de Paulinka comme s’il s’agissait d’un masque mortuaire.

Lors de la tournée d’Orphée Daberlohn accompagne Paulinka  le rabroue vertement inconsciente du fait qu’elle tire la pureté de sa vie de la transfusion spirituelle qu’il opère en elle.
Génie incompris il est aussi un pédagogue galvaudé. Il y a du Nietzsche dans les propos de Daberlohn. On le traite de théoricien alors qu’il est un «artiste en action » qui crée des mondes possibles « à partir d’un matériau humain étouffé ».
Qu’est-ce que le « véritablement vécu » si ce n’est le vécu dans sa chair, un aller vers la vérité de tout son corps et de toute son âme? Par delà le bien et le mal il y a l’être, c’est-à-dire la vie en sa vérité. Pareil au surhomme Daberlohn, du moins aux yeux de Charlotte, danse ou voudrait danser sur la cime des montagnes vertigineuses qu’arpente Zarathoustra. Comment s’étonner dès lors que Daberlohn soit ignoré, méprisé, incompris, lui qui  ne cherche pas le prochain mais le lointain, lui qui ne suit pas les règles mais les invente?
Le corps de Daberlohn a disparu, seul son buste rouge démultiplié occupe les pages, la calligraphie venant s’inscrire en celui-ci.
Le discours se fait sévère pour dénoncer le nihilisme ambiant qui en annonce le règne proche avec le troisième Reich où l’on confondra le surhomme nietzschéen avec la brute nazie, et la volonté de puissance avec celle de détruire. Le nihilisme c’est le règne de l’improductif, de la mort de la vie, de la théorie, des lois que suit le troupeau incapable de création. La psychanalyse ne fait que renforcer la tendance d’une Europe moribonde qui n’a plus en elle de force de vie. Ce n'est pas un hasard si  Goebbels en 1937 organisera l’exposition des dégénérés qui incarnaient les forces créatives de l’époque. Charlotte à la même époque aurait pu y figurer. A quoi riment ces têtes sans corps, ces déformations irréalistes, ces couleurs incongrues, ces dessins que déborde la couleur…?
Et Daberlohn de lâcher le mot nietzschéen par excellence « Ce dont le monde manque ce n’est certes pas de psychanalystes mais d’éducateurs ». Daberlohn espére en être un.
Comment éduquer, c’est-à-dire conduire un individu vers sa propre humanité sans en faire un disciple, c’est-à-dire un suiveur. Comment ne choisir que soi comme modèle, conquérir sa liberté et construire son identité au sein d’une culture qui la nourrit et l’empêche? Il faut pour ce faire distinguer : instruire d’éduquer. Daberlohn se veut l’éducateur de Paulinka mais il espère sa libération. Il veut qu’elle se libère mais désire sa reconnaissance, gratitude et obéissance. Loin de s’effacer il veut se faire reconnaitre comme un génie et cependant un prophète.
Sans doute s’avère -t-il un meilleur éducateur avec Charlotte car il lui apprend à apprendre par elle-même. La situation qu’elle connaitra, la mort, la guerre, l’isolement en sont le terreau favorable car ils l’invitent à s’affranchir des lois et valeurs pour construire son identité et son art. Cela la protège à la différence de Paulinka de la reconnaissance sociale et la libère de toute obligation. Elle n’a pour juge et maitre qu’elle-même.
C’est pourquoi son art est brut, sans cesse renouvelé, exploratoire, sans concession. Daberlohn joue en l’occurrence un rôle bref mais essentiel dans sa vie de femme et d’artiste, il est celui auquel il faut s’opposer pour se poser et Charlotte le sait. Il s’agit de devenir, selon la maxime de Pindare, ce que tu es.
Charlotte ira très loin dans cette voie puisqu’elle brisera tout ce qui s’opposerait à sa singularité y compris son grand-père, le prophète de la fatalité familiale. Charlotte « osera » selon l’injonction kantienne, reprise par Nietzsche « Ose frayer ton propre chemin à travers le champ des possibles. Donne libre cours à la puissance et ne la laisse pas se restreindre aux bornes et valeurs établies par et pour les faibles. Vois par toi-même… ». En cela consiste la vérité de Charlotte, la vérité de sa peinture qu’incarnent si bien son autoportrait et sa gouache finale, dos au passé et au spectateur, tourné vers le large où un nuage aux formes de Daberlohn pointe un doigt vers l’avenir.
Si l’on accepte l’idée qu’une « distinction n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle n’est pas reconnue » alors Daberlohn et Charlotte l’incarnent tandis que Paulinka double-négatif de Charlotte la galvaude.
Quoiqu’il en soit dans un monde nihiliste où Dieu est mort ne reste à l’homme comme modèle que l’homme lui-même. Le problème de l’éducation est donc crucial, et Charlotte nous en illustre  les affres, hésitations et découragement, tant pour Daberlohn que pour elle-même.

Nous avons évoqué précédemment le désir de Daberlohn de se faire faire un masque mortuaire afin de vivre une expérience de mort vivant, son masque s’avérant son double susceptible d’ex-primer « ce qui en lui continue de se développer » à savoir l’impression d’être au seuil de la mort. Et son masque de se détacher comme flottant dans un espace sans repère. Parlant à son masque il lui dit qu’« il doit  y avoir entre la mort et la vie, un stade élevé de concentration qu’il est possible d’atteindre par le chant » et dont l’illustration est Orphée.
La mort apparait comme l’enjeu crucial de « Vie? Ou théâtre? », le théâtre ou plutôt l’opéra étant par excellence le lieu où se concentrent la mort, l’art et l’amour.
Or c’est à ce moment précis de l’ouvrage au chapitre sept que « commence l’histoire de l’amour malheureux de Charlotte… ainsi perçue pour l’autre parti , mais non par l’intéressée."
Les débuts sont hésitants, maladroits. Charlotte trouve des prétextes, cadeau d’un dessin, avis sur une gravure qu’il encourage.
Charlotte peint une série de trois gouaches où elle est seule au milieu d’un champ à la façon d’un Manet. Elle dessine « Une prairie aux boutons  d’or ».
Elle donnera « Le pré aux boutons d’or » et prêtera « La jeune fille et la mort » à Daberlohn à son retour de voyage avec ses grands-parents.  A son propos Daberlohn dira « Ça c’est nous deux ». Déjà la mort rôde. La timidité de Charlotte est exprimée en une gouache où seule debout à gauche elle affronte un Daberlohn multiplié par cinq et formant comme un mur infranchissable.
Charlotte refait de Daberlohn un culbuto multiplié par soixante-dix sur quatre pages alors qu’il s’entretient de la personnalité de Charlotte avec Paulinka.
Il décèle chez elle « deux états d’âme » différents, l’un de désespoir, l’autre d’espoir et de citer à ce propos un poème de Nietzsche déclamé en 1889 dans le train de nuit qui l’amenait de Turin à Bâle en compagnie de son ami Overbeck.
Dans ce poème intitulé « Venise » que Nietzsche avait rédigé en 1888 et recopié dans « Ecce Homo », il  est question de musique, d’un chant venu jusqu’à lui, le tout voguant au crépuscule, alors que son âme chante à elle-même. A cette époque Nietzsche a connu à Turin la crise qui fera de lui un mort vivant que seule la musique peut ranimer.
Daberlohn associe l’âge des jeunes filles en fleur au génie. Ils partagent une même sensibilité, une même quête d’absolu dont l’insatisfaction que suscite le désir qui se sublime dans l’art. Le romantisme en ce qu’il a de tragique se nourrit dans ce terreau. Mais seules celles qui n’ont pas cédé leurs rêves au monde réel, qui n’ont pas sacrifié aux fonctions familiales, et Charlotte en est, peuvent y parvenir.
Pour l’instant les gouaches affrontent Daberlohn et Charlotte. Daberlohn reproche comme Ines à Garcin dans « Huis Clos », de ne pas maitriser un peu plus son visage sur lequel on lit tout ce qu’elle pense. Et brutalement il lui demande si elle l’aime et sans attendre la réponse propose de la raccompagner. Daberlohn joue au chat et à la souris, il surprend, scandalise, veut faire réagir. Elle reste impassible ce qui le séduit, mais ne le détourne pas de la madone à laquelle il envoie une lettre d’amour enflammée. Joue-t-il avec Charlotte? S’assure-t-il d’un pouvoir que Paulinka fait vaciller?De quel amour s’agit-il? Mais la haine n’est-elle pas autre chose que la réaction à l’amour déçu?
Charlotte se trouve dans une situation similaire, aime-t-elle ou jalouse-t-elle? A moins que le triangle mimétique ne joue son rôle car c’est en fait une relation à trois qui se joue dont le sommet mystérieux et attractif est Paulinka par laquelle Charlotte est tour à tour séduite et repoussée, tandis que Daberlohn navigue entre les deux femmes l’une épanouie, l’autre hésitant encore à l’être. Sans doute Daberlohn est-il intéressé et ému par cette « gamine » qui ne sait rien de la vie, de ses douleurs tant amoureuses qu’artistiques.
Tour à tour Charlotte et Daberlohn, la peintre tente de pénétrer dans l‘âme de l’un et l’autre pour décrire leurs sentiments, expliciter leurs actions, saisir leurs motivations.
C’est à Charlotte qu’elle se consacre lors de cette première nuit où Daberlohn qui est monté dans la chambre de Charlotte dit vouloir y rester en tout bien tout honneur. Veut-il tester son pouvoir sur elle? S’assurer de la force de sa  séduction ? En tout cas elle lui déclare, alors qu’elle est assise sur ses genoux, qu’elle l’aime et immédiatement il s’en va, la laissant là, prostrée. Une fois la proie prise, comme le disait Don Juan…
Charlotte nomme cela « les errances de l’âme » de  Daberlohn et y voit une grande force.
Les rencontres entre eux sont tendues, voire hostiles, de la part de Charlotte qui est, en fait déçue dans ses attentes romantiques. « Tu n’es qu’un cocher », « Je te trouve répugnant » lui dit-elle, ce qui ne fait que l’exciter. Il veut faire sortir le papillon de sa chrysalide comme Vénus sortant des eaux. Et l’homme d’expérience, il est plus âgé qu’elle et a vécu mille morts, de la trouver douée en amour comme elle le sera en peinture. Le dessin de Charlotte évolue, les deux corps séparés ne constituent plus maintenant qu’une seule masse sombre indistinguable surgissant sur le grand blanc de la feuille. Des pages, six, se suivent où le texte a disparu «  Ce dont on ne peut parler il faut le taire ». Le mot échoue face aux émotions.
Daberlohn ne cesse de tester ses théories, et de se mettre au défi. Dans une sorte de performance, il ment au téléphone à Paulinka disant qu’il est chez une élève alors qu’il est avec Charlotte, il parle de l’accomplissement d’un chef d’œuvre. De quel chef d’œuvre s’agit-il? On voit alors la scène de la création d’Adam se profiler sur le ciel comme si le chef d’œuvre de l’un par contact pouvait générer celui de l’autre.
Charlotte représente l’inspiration de Daberlohn par une série de gouaches frénétiques inachevées, aux formes tremblantes, aux couleurs épanchées. Tout tremble, tout s’effondre, pourtant des lignes de force tiennent le tout.
Et Adam « ressuscité dans le Christ… maintenant triomphe des enfers » à l’instar de Daberlohn qui se sent une ressemblance, ironiquement soulignée par Charlotte, avec le Christ. Monsieur Daberlohn porte une auréole. Nietzsche n’est jamais loin, dont Charlotte cite de mémoire l’un des poèmes (n° 13) de « Ainsi parlait Zarathoustra » Le prophète de la création invite à devenir danseur sur un fil, c’est-à-dire créateur de « ce nouveau universellement reconnu ». Mais pour cela encore faut-il n’être plus chameau croulant sous la charge, mais « le triomphateur de son propre enfer ». Cette nuit est comparable à celle de Saint Jean de la Croix. C’est une nuit de ténèbres où doit périr le vieil homme. C’est une nuit initiatique. Charlotte balaye la feuille blanche de grandes trainées de bleu délavé, décors à une masse brunâtre repliée sur elle-même, cherchant au plus profond d’elle-même ce qu’elle est. C’est un gnôthi seauton sans concession, le face à face avec soi-même. « Etre vrai contre soi-même » que peut favoriser le cinéma, nous l’avons déjà évoqué comme moyen de connaissance de soi, car l’écran blanc comme la toile blanche est un espace de projection mais avant tout ce qu’il faut traverser, comme dans l’ « Orphée » de Cocteau, pour aller au delà du miroir.
Et Daberlohn d’énoncer cette maxime qui ponctue toute la vie de Charlotte « Il faut d’abord être entré en soi pour en sortir. Le cinéma est la machine que l’être humain utilise pour se fabriquer un moyen de sortir de soi ».
On comprend que Charlotte y recherche un moyen d’évasion pour échapper à la « dureté grise et noire de la vie quotidienne ». Ceci explique sans doute pourquoi « Vie? Ou théâtre? » s’apparente à la bande dessinée voire au film d’animation.
Le cinéma serait-il l’avatar de la religion, l’un et l’autre offrant un « refuge » céleste, un monde suprasensible mettant à l’abri de la vie âpre de l’ici-bas. Daberlohn se rêve l’égal des dieux, alors que sur terre il n’est rien. Il s’imagine en lévitation goûtant à l’instar d’une vieille femme en prière « des jours célestes ». A la même époque Chagall faisant léviter ses personnages, la joie rendant le cœur léger, et précisément la gouache n° 317 où il est question de la complémentarité androgyne de l’homme et de la femme n’est pas sans évoquer « Hommage à Apollinaire » de Chagall (1911-1912). Dans les deux cas il est impossible d’identifier le sexe des personnages eti de les séparer. Sont-ils un ou deux? Reconstituent-ils l’unité primitive, mystique, perdue avec la chute comme l’enseigne le Zohar? Notons que dans les deux cas les couleurs sont les mêmes : le rouge, le vert, le jaune, le bleu, le blanc.
Mais il ne s’agit plus de fuir le réel, tout au contraire ilfaut s' inscrire dans la vie terrestre et faire de celle-ci l’objet d’un nouveau culte.

 Nouvelle scène Daberlohn et Charlotte alias junior car plus jeune que Paulinka, vont faire une promenade en barque dans laquelle Charlotte est allongée dans une position semblable à celle de « La Nuit » de Michel Ange. A ce propos l’auteur demande au lecteur de se reporter à des scènes antérieures, celle de Franziska s’abandonnant sur son lit jusqu’avant sa défenestration et celle de la représentation de « La Nuit », sculpture de Michel Ange pour le tombeau de Jules II, et à une scène postérieure où Daberlohn et elle-même seront allongés sur la sable, étroitement enlacés.
Dans la barque Charlotte est allongée comme le sera sa grand-mère plus tard et comme le sont tous les personnages sur le point de mourir et pourtant c’est une scène de plaisir qu’elle peint.
L’abandon au plaisir serait-il semblable à celui à la mort? Dans la jouissance l‘abandon laisse l’être dépourvu de toute maitrise, de toute défense et réclame un abandon sans merci dans un monde flottant qui incarne l’impermanence. Or Charlotte flotte sur les eaux, tout comme Francheska le fit. Charlotte pose-t-elle des signes de ce qu’elle pressent être sa fin alors qu’elle est à Villefranche, ou bien la fatalité qui pèse sur sa famille revient-elle insidieusement? Quelques pages plus loin elle évoque une ressemblance avec sa grand-mère alors qu’elle est sur le point de se défenestrer. Du reste lorsqu’ils sont allongés sur le sable Daberlohn couché sur Charlotte «  a le sentiment de quelque chose de froid, semblable à la mort… ».
 Des gouaches sans textes se succèdent comme des esquisses de figures jetées sur la feuille et tout d’un coup c’est une explosion de couleur au son d’une mélodie « Personne, personne n’avait encore aimé comme je t’aime ».
Est-ce dans l’amour que Charlotte peut trouver à briser les fils de son destin? Daberlohn lui se voit tel un nouvel Adam-Christ inventeur d’une nouvelle religion apportant « la résurrection terrestre de l’humanité souffrante ». Leur bain signe leur baptême placé sous l’égide de l’orage dont Zeus était l’incarnation dans la Grèce antique et auquel Daberlohn semble faire référence. « Vois-tu les éclairs, entends-tu le tonnerre? Telle est ma nouvelle religion. Religion des éléments naturels, de la force vitale, mais d’amour et de pacification aussi. Dans le « Gai Savoir » au Livre II  le § 87, « De la vanité des artistes » pourrait expliquer le mal dont souffre Paulinka et dont tente de la guérir  Daberlohn, mais elle est « trop vaniteuse pour savoir » qu’elle est une artiste susceptible comme Orphée de connaitre les « misères intimes », l’infiniment petit. Elle a sacrifié « aux grands panneaux », à  « l’audacieuse peinture murale ». Comme le fit Wagner qui n’avait pas en lui, trouvé son Orphée. Elle ne peut être l’adepte de cette nouvelle religion.
 Daberlohn voue un culte à Orphée, qui a tenté d’instaurer une nouvelle religion. Nietzsche dans « La naissance de la tragédie » rappelle qu’Orphée eut un « ascendant inouï » en créant un nouveau style puissamment expressif ramenant un retour aux commencements paradisiaques de l’humanité » et générant « un être humain artiste et  bon ».
A l’instar de celui-ci Daberlohn se dit prophète car il souffre beaucoup, comme tout prophète, car les changements qu’il occasionne chez les autres  font de lui leur ennemi.
Nous assistons à une scène d’initiation par transfusion spirituelle, Daberlohn dans un enlacement où leurs deux corps et esprits ne font plus qu’un, « s’efforce de lui transmettre quelque chose de lui-même ». Nouvel Adam et nouvelle Eve ils concrétisent le mariage mystique du ciel et de la terre. « Vie? Ou théâtre? » prend dès lors des allures de Cinquième Evangile, à l’instar de Zarathoustra.
Mais cela n’aura duré qu’un éclair, ils se quittent sur une poignée de main, redevenus étrangers l’un à l’autre. Du reste la gouache n° 331 les présente chacun à un angle du dessin, perdus dans la page blanche.
Rentrée chez elle Charlotte se remet à l’illustration du livre de  Daberlohn. On la voit en buste, penchée sur ses croquis, yeux clos, visage penché, mélancolique ou méditative dans des fonds très colorés, tranchant avec les gouaches précédentes.
Arrive le jour de l’anniversaire d’Amadeus où elle lui montre ses illustrations qu’il ne regarde pas prétextant qu’il est pressé.
Charlotte ne veut plus le voir. Pourquoi agit-il ainsi? Crainte de s’engager et de sacrifier sa mission?Façon de se préserver contre l’impermanence de toute relation? Désintérêt pour Junior dont « il a fait le tour »?
Alors la tentation du suicide revient chez Charlotte. Pourquoi ne se jetterait-elle pas par la fenêtre? Mais son art la sauve et l’estime qu’elle a pour le jugement de Daberlohn.

Puis comme si le chapitre 11 n’avait été qu’une parenthèse, Charlotte , intitule le chapitre suivant « Continuation du 10 » et l’on retrouve Daberlohn dans sa chambre, devant sa table de travail sur laquelle est posé son masque funéraire.
Son livre achevé fait de lui un ressuscité car il fut sa descente aux enfers où il s’est, tel Orphée, découvert, tout en laissant derrière soi ce qui le rattachait aux passions et douleurs humaines et l’empêchaient d’ad-venir à soi. « La vie peut de nouveau, oui de nouveau commencer ».
Le livre de Daberlohn « Orphée ou le chemin vers un masque » tient les ¾ de la page  comme dans cette série de gouaches où l’écriture tient l’essentiel de la page (7 pages). Sans doute Charlotte a-t-elle lu ce livre et même en recopie-t-elle des pages puisqu’elle en restitue intégralement des parties.
Etrange titre du reste qui peut signifier le chemin vers la mort en référence au masque mortuaire de Daberlohn et plus précisément la confession de celui-ci puisqu’il s’identifie à Orphée et au Christ dont Orphée est la préfiguration. Mais la mort signifie aussi la résurrection passant par des transfigurations. Du reste la position de Daberlohn face à son livre et ses mains écartées ne sont pas sans rappeler celle du rabbin ou du prêtre lisant le livre sacré, c’est du reste au Christ que le texte fait référence. Etrangement le masque ici n‘est pas ce qui voile mais au contraire dévoile, il est ce par quoi passe le son de la voix. Il est la personne (per sonos) même.
Texte qui tient à la fois à l’explication et à l’interprétation, comparant ancien et nouveau testament sur le plan de la représentation de Dieu, interdite dans la Torah, prônée à la suite de la longue querelle entre iconoclastes et iconophiles, dans le christianisme. Texte par ailleurs touffu mêlant l’image au chant, les références au Christ et à la Vierge, au christianisme et au judaïsme, le commandement d’amour et l’origine du génie, la connaissance de soi et le cinéma. On a plus affaire à un résumé des idées de Daberlohn sur le mode associatif qu’à un ouvrage destiné à un public. Du reste on retrouve déjà toutes ces idées au cours de l’ouvrage et les personnages qui constituent la mythologie de Daberlohn.
S’ensuit un long passage sur le chant qui est l’expression directe de l’âme à la différence de la poésie qui requiert les mots. Le chant est l’authentique par excellence, « le sentiment originel du vécu ».
La culture contemporaine est un nihilisme total, tant sur le plan de l’art que sur le plan des idées figées sur le passé ou s’exténuant dans la critique. Signe d’une civilisation sur le déclin comme l’annonçait Nietzsche, exsangue, débile, se préservant de toute douleur, aseptisant le tragique, incapable de comprendre que ce qui ne la tue pas la rend plus forte, comme le philosophe en avait fait l’expérience lors de sa courte participation à la guerre de 1870 et Daberlohn lui-même revenu du pays des morts sans que les vivants puissent le comprendre car il est des séjours dont on ne revient pas et qui coupent du monde des vivants. Pourtant Daberlohn est un homme de l’a-venir et il se fait prophète du couple originel comme de l’enfant nietzschéen à venir, dernier avatar du chameau et du lion. C’est à la naïveté de l’âme qu’il faut revenir, comme le sculpteur sur bois ou plutôt son decouvreur qui en dévoile  l’âme en en nettoyant les scories. Or l’âme de l’homme occidental a disparu sous des couches de détritus qui définissent le bien et le mal par delà lesquels il faut aller. Comme Nietzsche la démarche de Daberlohn est archéologique.
Daberlohn rêve de l’Eve future, ou de jeunes filles en fleur, ou plutôt Charlotte se préfigure en un « être empreint de la plus grande sérénité. Sérénité qui vient de l’annonce d’une ère nouvelle ouverte « sur une mer qui s’ouvre de nouveau » (Nietzsche – « Gai Savoir » § 343). Et il est vrai que Charlotte aura largué toutes les amarres.
Mais ce n’est pas Charlotte qui a inspiré ce texte mais Paulinka qui est cependant bien loin d’incarner ce que Daberlohn projette sur elle. Paulinka est une voix mais que chante cette voix? D’où vient-elle? Ou s’origine-t-elle? Qu’annonce-t-elle?

La vie reprend son cours, vide et monotone comme l’illustrent les pages sans texte d’espace et de rues vides où seules parfois des ombres se profilent.
Daberlohn décide de montrer son opus à un psychanalyste de passage à Berlin, peut-être s’agit-il de Breuer destitué la même année. La discussion qu’il a avec Charlotte à ce propos est illustrée par une inflation calligraphique désordonnée et rageuse occupant toute la place.
Daberlohn rappelle les propos du psychanalyste au sujet de l’ivresse auxquels il répliqué par une critique de la psychanalyse réduisant les maux de l’âme à une maladie  dont on peut guérir. Mais guérir n’est-ce pas mourir? Guérir de soi n’est-ce pas tuer la source même de l’art.? Au contraire et il n’est que de lire le « Phèdre » de Platon, le poète est chose ailée et c’est parce qu’il est pris d’ivresse qu’il peut créer. La mania, le délire divin lui donne du génie. Le poète est un en-thou-sisate (en théos) qui convoque les muses pour chanter.

Nous sommes le 9/11/1938, un fait divers, l’assassinat d’un diplomate allemand Ernst Vom Rath à Paris par un juif polonais d’origine allemande, Herschel Grynszpan, donne prétexte au début des hostilités qui aboutiront à la nuit de Cristal les 9 et 10 novembre.
En une grande gouache Charlotte représente la foule hostile s’agitant en tout sens tandis que des juifs sont poussés par des soldats au premier plan, que d’autres chancellent sous les coups, que d’autres encore entassés sont acculés contre des immeubles, alors que les balcons sont pavoisés de drapeaux nazis. Chez les Kann on s’inquiète, le docteur doit aller se cacher à l’hôpital, mais la police est déjà là. Paulinka prend les choses en main, s’avère  une femme de tête. Elle conseille à Daberlohn de partir et se jure de faire libérer son époux. Visage dur, jaune, traits soulignés de bleu, robe verte, Paulinka part en guerre.
Daberlohn est à demeure chez Paulinka à laquelle il prédit un avenir de l’humanité mortifère mais salvateur symbolisé par un pégase faisant songer à l’Apocalypse. Dans la gouache précédente il est pris dans un maelstrom dont les lignes figurent une femme.
Puis Daberlohn donne le titre de son prochain livre « Christ 1940 » dont le sens étymologique signifie le dévoilement (apo kalupto) dont la conclusion posera la souffrance comme condition de possibilité de la résurrection. Christ souffrant éternel qui sera incarné par un camarade de guerre.
De retour chez Paulinka le ton entre la belle-mère ayant monté Charlotte s’en va dans la rue où partout les cafés arborent un  impératif « Interdit aux juifs ». Paulinka, inquiète, la rejoint. L’une derrière l’autre les paroles calligraphiées les relient et les séparent.
Au rappel de la déportation de son père Charlotte fond en larmes et son corps se fond dans celui de Paulinka.
Pendant ce temps la grand-mère Knarre écoute les nouvelles à la radio depuis Villefranche, craignant de ne plus revoir Charlotte alors que son époux, stoïque, s’en remet et à la Providence qu’à son tour son épouse évoque dans un poème qui dit la beauté indifférente de la nature dans un monde absurde. Charlotte, pour l’illustrer convoque le mystère du paysage tahitien hanté par les esprits de Gauguin et un tournesol de Van Gogh.
Le père de Charlotte est relâché, très affaibli par les travaux forcés et les humiliations subies. Autour de la famille les amis envisagent, y compris Daberlohn et sa fiancée, l’immigration, l’Australie, les Etats-Unis et Charlotte à Villefranche.
Tout ceci ne semble pas perturber Daberlohn qui poursuit ses observations sémiologiques lui permettant de déduire à certains signes l’état d’esprit des uns et des autres. Avant que Charlotte ne parte, Daberlohn condescendant lui propose une dernière rencontre. Et de s’accorder un dernier moment d’amour sous l’œil de Io et de Jupiter. Daberlohn la quitte sur une sentence qui dorénavant accompagnera Charlotte « Je crois en toi », ce qui en quelque sorte la mue en Madone.

Une page est tournée. Dorénavant Charlotte sera la principale protagoniste de l’histoire. La narratrice et son ombre se confondent. Mais Charlotte ne veut pas partir, c’est un arrachement qui creuse un vide, le vide des gouaches elles-mêmes. Sur le quai Daberlohn la salue d’un geste de la main. Ils ne se verront plus.
Deux gouaches face à face, le train qui s’éloigne tel un paquebot, Charlotte seule dans son wagon regardant par la fenêtre.
Fin de la partie principale, nous entrons dans l’Epilogue qui est le chant du cygne.

Heureuse surprise de Charlotte, c’est Van Gogh découvrant la lumière du midi ou encore Matisse. La lumière irradie dans ses gouaches. Le mouvement circulaire tel un maelstrom de bonheur emporte Charlotte dans une danse qui rappelle celle de Matisse.
Les grands-parents envisagent son avenir, mariage, foyer, amour, besoin d’hommes. Charlotte s’y refuse. Mais la guerre l’a suivie septembre 1939, et la fatalité familiale aussi. Mrs Knarr tente de se suicider en se pendant, corps rouge dans la salle de bain bleue virant au rose.
La gouache représentant la découverte du corps, présente le grand-père raide comme une figure égyptienne à la robe coupée en triangle. Toutes les perspectives sont inversées donnant l’impression que tout s’écroule. La grand-mère est pareille à un gisant, et Charlotte d’adopter la même pose lorsqu’elle repose sur son lit.
A l’instar de Daberlohn dont elle prend le visage  elle tente de convaincre sa grand-mère que le soleil qui brille, que les fleurs et les montagnes irradient la lumière et donc le bonheur.
Les poses de Charlotte sont pareilles à celles d’un chaman. Elle dresse son bras au-dessus de sa grand-mère pour indiquer un  a-venir comme on le retrouve dans la dernière gouache. La joie est partout, non pas celle ponctuelle et éphémère des bons moments, mais celle demeurant quels que soient les événements car « liée à l’obtention de la vérité et de la sagesse ». La joie est le sentiment stable d’une plénitude d’être qui faisait dire à Etty Hillesum contemporaine de Charlotte Salomon, morte à Auschwitz « la vie est belle ».
Et Charlotte de déclamer à sa grand-mère des vers où résonnent la joie, l’étincelle des dieux et le feu.
Mais ces formules incantatoires n’ont pas l’heur de plaire au grand-père qui se voile la face devant la réalité du mal dont souffre son épouse, alors que Charlotte la représente comme morte dans son lit.
C’est au grand-père réduit à une tête, de prendre la parole pour révéler à sa petite fille la tragédie familiale dont elle est l’héritière et contre laquelle, à ses dires, on ne peut rien. La description qu’il en fait est indifférente, chirurgicale même.
En une fois Charlotte découvre la vérité sur la mort de sa mère et des membres de sa famille, mais surtout elle découvre le mensonge sur mlequel sa vie entière a été construite. Qui croire dorénavant? Son père, sa belle-mère, ses grands-parents? Quel désarroi doit-elle éprouver, quelle solitude aussi. Après cela en qui peut-elle croire? Pas même en elle-même, et dès  lors comment vivre? Le secret aura empoisonné sa vie.
Les personnages de ces gouaches sont du reste inconsistants. A peine quelques silhouettes esquissées, raides et maladroites dont les visages sont vides, ni yeux, ni bouche, ni nez. Charlotte ne sait plus elle-même si elle est homme ou femme. Du reste sa grand-mère constate qu’elle est soudain toute changée, réduite à une esquisse rouge soulignée de bleu semblant flotter dans l’espace. Tous les repères spatiaux ont du reste disparu. Charlotte signifie ainsi sa désorientation et la disparition du décor alors qu’elle est focalisée sur sa grand-mère. Pour se rasséréner et donner du sens à l’indicible, elle répète la formule de Daberlohn. Du reste elle montre un portrait de celui-ci à Mrs Knarre qui le trouve « significatif ».
Et comme Daberlohn l’encouragea à peindre, elle encourage sa grand-mère à écrire son autobiographie à titre d’acte libératoire comme le fit son amant. « La beauté sauvera le monde » a écrit Dostoïevski, en l’occurrence il peut sauver des individus.
Mais l’embellie est de courte durée et le mieux est une illusion. La grand-mère au soir s’endort dans un cauchemar où elle revoit son enfant noyée. Les corps s’allongent indéfiniment, la peinture sature la feuille et déforme le dessin qui n’y résiste pas. Tout se délite comme sa vie. Rien ne ressemble à rien, ni la vie, ni les images que peint Charlotte. Mrs Knarre dérive entre souvenirs et désirs de meurtre.  On frôle l’art conceptuel, c’est l’idée de mort que représente Charlotte. Pourtant la joie et la lumière voudraient résister comme le jaune au bleu pour se fondre en un vert. Dans cette nuit terrible, Charlotte a empêché sa grand-mère sans doute d’étouffer son grand-père. Grand-mère dédoublée en éros et thanatos, vie et mort, déesse de la vie et de la mort  aussi. En descendant dans les ténèbres elle a connu son enfer.
Charlotte abandonne, elle repartira demain. Elle pressent l’irrémédiable, la gouache suivante utilise les syntagmes de la mort : la fenêtre ouverte par laquelle s’envole Mrs Knarre. C’est l’échec patent ou l’insuffisance de la maxime de Daberlohn : « Pourras-tu ne jamais oublier que je crois en toi ». Suffit-il de croire en quelqu’un pour lui donner le goût de vivre?
La réaction de Mr Knarre laisse perplexe : indifférence ou fatalisme? Et de se plaindre : « En quoi ai-je mérité cela?...Destin tu es dur avec moi… ».
Charlotte sature le dessin de calligraphie (528) comme pour signifier que le docteur est lui-même envahi par son verbiage sans qu’il y ait de place pour les sentiments ou qu’il veuille les neutraliser en parlant, à moins que Charlotte ne cherche à le tuer symboliquement avant de passer à l’acte.
Est-ce au tour maintenant de Charlotte de se suicider? A moins qu’elle ne devienne folle ? En tout cas elle est seule.
La déclaration de la guerre éclate comme une bombe. La France expulse les allemands ou les interne, ce sera le cas de Feuchwanger (« Le diable en France ») au camp des Milles, mais aussi de Charlotte et de son grand-père qu’elle ne supporte absolument plus. Tous deux sont envoyés au camp de Gurse dans les Pyrénées. Mais de cela nulle trace.
Quant au grand-père il ne trouve pas plus grâce aux yeux de Charlotte que les autres hommes, proches ou de passage comme ce réfugié allemand qui cherche à la forcer tout en l’appelant « Sainte Vierge ». Charlotte étouffe le scandale pour lui, pour elle et parce qu’elle est une femme.
Devant la beauté du paysage le dessin se fait de plus en plus expressionniste. Quelques lignes verticales suggèrent un jeté de bras enthousiaste. La natura naturans est captée dans son énergie productrice qui dit la force vitale.
Faisant leur valise Charlotte agenouillée devant celle-ci semble la remplir des quelques phrases qu’elle se dit. « Un peu d’amour quelques lois, une petite jeune fille, un grand lit…C’est la vie et c’est bien. Un peu d’éducation, quelques lois et puis dedans… ». Voilà de quoi sa valise, sa vie est faite et remplie. Cela se réduit à peu de choses et même cela ne se réduit à rien, « un grand vide, voilà  les restes, voilà tout ce qui reste de la personne à ce jour ». Face à cela il faut reconstruire.
S’ensuivent huit grandes pages d’écriture celles-ci faisant office de dessin. Lignes faites d’horizontales à l’écriture épaisse, aux lettres formées afin d’être bien lisibles, sans rature, pareilles à une détermination de vivre. C’est du reste là qu’elle annonce sa détermination à créer son grand œuvre, sans pourtant qu’elle parlât à la première personne, au contraire elle semble écrire la biographie d’une étrangère. L’œuvre apparait comme la branche à laquelle se raccrocher dans la tempête afin de ne pas « se laisser entrainer dans le cercle de ceux… ». Autrement le seul choix sera le suicide. Ottili Moore lui offrira le havre propice à son projet « fou et singulier ».
Dans sa « Lettre à Daberlohn », Charlotte consacre un long passage à Ottili pour dénoncer l’attitude hautaine et intéressée de ses grands-parents, face à une femme qu’elle décrit comme réellement bonne. Elle analyse les motivations de celle-ci en profondeur « Une désespérance de vie malgré de considérables moyens financiers », besoin d’agir, curiosité, mais déçue car incomprise. Nul ne vint la soutenir alors qu’elle allait mal, car tous avaient ignoré sa souffrance, sa compassion, sa force,  à l’égard du vivant en perdition. Mais elle ne rencontre que des gens intéressés par son argent, alors qu’elle s’intéressait à leur vie. Etrangement Charlotte retrouve en elle beaucoup de Daberlohn. L’américaine achètera un bon nombre de ses tableaux, jusqu’au jour où  Charlotte retournera chez elle et laissera son grand-père seul, afin de pouvoir travailler. C’est là qu’elle commencera « Vie? Ou théâtre? ». Face à  la mer, elle scrute le cœur des hommes et commence à créer ses personnes -personnages qu’elle est elle-même. « J’étais ma mère, ma grand-mère, tous les personnages de ma pièce. J’appris à suivre tous les chemins et j’en devins un moi-même ». Peu après, en 1950 Heidegger écrivait « Les chemins qui ne mènent nulle part »…
Forcée de retourner auprès de son grand-père, elle n’aura pas longtemps à le supporter. Peut-être l’a-t-elle empoisonné, c’est du moins ce qu’elle lui écrit « le poison… agit pendant que je t’écris ». Seule compte son œuvre car son œuvre est le fruit de ses amours avec Daberlohn. « Tu aurais du succès » lui écrit-elle à propos de son propre travail.
Et de clore sa lettre sur des propos qui résument la philosophie de Daberlohn

« Que toute l’humanité éprouvée
Par la souffrance
Et les expériences
Les plus dures
Marche
Au-devant
D’une vie
Plus vraie
Plus vivante
Je te remercie ».

Dans ces grands feuillets calligraphiés que nous venons d’évoquer Charlotte retrace une expérience de rêve éveillé, de semi-conscience où au milieu des arbres lui revient le souvenir de Daberlohn qui s’impose comme une figure tutélaire et protectrice tant qu’elle se rappellera, tels des mantras les maximes de celui -ci : se connaitre, sortir de soi à condition d’y être entré, le cinéma, le souvenir de leurs ébats amoureux lui revient aussi, et là ni éveillée ni endormie, elle peint le cher visage de façon automatique, l’ayant déchirée, la même expérience se reproduit et regardant l’un de ses anciens dessins « La jeune fille et la mort » elle comprend qu’elle est le modèle vivant de ses théories autrement dit que la mort sera la condition de sa résurrection. Ainsi la mort n’est-elle plus à craindre. Elle peut dorénavant se débarrasser de la fatalité familiale, fusionner avec cette nature qui l’environne et qui, comme elle, meurt pour renaitre et ne renait qu’à condition de mourir.
L’éternel retour du même c’est le grand oui à la vie dans sa totalité. Lieu d’une joie ab-solue. Sortie des profondeurs de son propre enfer comme Daberlohn sortit du tas de cadavres sous lequel il était enseveli ou comme Orphée y renvoyant Eurydice. Charlotte peut sortir de soi car elle y est entrée et tout « Vie? Ou théâtre? » est l’histoire de ce voyage en soi, condition d’une évasion ou le champ des possibles s’ouvre « afin de récréer des profondeurs de son être son propre univers », Alpha et oméga, « Vie? Ou théâtre? » est à la fois l’entrée en soi et la sortie de soi. « Et c’est ainsi que vit le jour « Vie ? Ou théâtre? » qui est la création et le processus créatif comme l’est tout art mais en particulier le cinéma qui porte à l’écran les images qui hantent nos souvenirs et construisent notre identité.
L’image n’est pas à la surface, l’image n’effleure pas, l’image est le mode d’expression de l’être en nous. Elle survit malgré tout, malgré nous. Nous marchons dans les images. Elles nous in -habitent et sans elles le monde ne serait pas. Les hommes préhistoriques peignirent avant d’écrire c’est-à-dire avant de réduire leur monde et leurs émotions à quelques lignes abstraites incompréhensibles pour qui en ignore les codes. L’image, elle, transcende les temps et les espaces, elle est le langage même de l’inconscient qu’il soit individuel ou collectif. C’est pourquoi « Vie? Ou théâtre? » ne nous est pas étranger.

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