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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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20 janvier 2021

LA RELIGION POUR MEMOIRE

LA RELIGION POUR MEMOIRE

ESSAI D’INTERPRETATION DE L’OUVRAGE DE D. HERVIEU LEGER

SOMMAIRE

La Religion pour mémoire - Danièle Hervieu-Léger - Achat Livre | fnac

 

 

En chemin

 

1ère partie : Rétrospective de la genèse de la sociologie des religions

 

1) La sociologie contre la religion

2) La sociologie contre la science

3) Chronique d’une mort annoncée

 

2ème partie : Comment définir la religion?

 

1) L’objet résiste

2) Une nébuleuse mystico-ésotérique

3) L’insaisissable objet

4) Le sacré revisité

                a) Le sacré d’ordre

                b) Un sacré de communion

                c) Les apories

 

3ème partie : La tradition est-elle un critère suffisant du religieux?

 

1) Le concept de religion métaphorique

2) Les nouvelles modalités du croire

3) La tradition fonde-t-elle le croire?

4) Y-a-t-il encore un champ du religieux?

 

4ème partie : La modernité est-elle sans mémoire?

 

1) Mémoire et religion

2) Comment la mémoire se perd-elle?

3) Les substitues de la tradition

 

5ème partie : Faut-il se résigner?

 

1) L’utopie comme figure de l’innovation religieuse

2) La fraternité d’élection

 

 

Conclusion temporaire

 

Danièle Hervieu-Léger | EHESS 

 

 

 

 

 En chemin

Le but que nous poursuivons dans ce travail est double. D’une part nous souhaitons effectuer une présentation de l’ouvrage de Danièle Hervieu-Léger « La religion pour mémoire » (1), mais d’autre part et avant tout nous désirons en faire une analyse critique laissant une large place au commentaire personnel. C’est pourquoi on ne trouvera pas ici un résumé linéaire de l’ouvrage ce qui explique que notre sommaire ne soit pas identique à la table des matières de l’ouvrage. Désireux d’affronter notre pensée à celle de l’auteur conçue comme un stimulant, notre réflexion est avant tout interrogative et aporétique.

Ainsi le titre de  son ouvrage nous semble-t-il d’emblée poser le problème de part son ambiguïté, ambiguïté sans doute à l’unisson de l’objet ici-même étudié. En effet, qu’entendre par « religion pour mémoire »? Cela signifie-t-il que la religion a encore une mémoire ou bien qu’elle est en passe de devenir amnésique? N’est-elle plus qu’un objet de mémoire vouée à l’obsolescence ou bien appartient-elle à la mémoire de l’humanité? Est-elle la mémoire vive de la société appelée à sans cesse informer celle-ci ou bien doit-elle se résoudre à se recomposer dans un nouveau paysage dont on ne sait qu’il sera ou non religieux?

L’ambiguïté du titre est donc à l’unisson du statut actuel de la religion appelée soit à ne plus être que le souvenir d’un état révolu de l’humanité que l’on évoque pour mémoire, soit à s’affirmer comme la mémoire nécessaire d’une modernité en mal d’être.

D’où le paradoxe d’une modernité qui bien que réactivant du religieux sape les fondements de la religion comprise comme référence à la tradition autorisée.

Dès lors l’hypothèse, fondée sur un schéma mécaniste, d’une perte du religieux proportionnelle au développement de la modernité est invalidée.

Cependant, dans la mesure où les religions historiques se voient délaissées, on ne peut plus penser le religieux en modernité dans les mêmes termes, ni surtout dans le champ exclusif de la religion.

En effet, celle-ci s’inscrit dans la problématique plus vaste d’une remodélisation du « croire ». C’est donc la dynamique et la recomposition de celui-ci qu’il s’agit d’interroger s’i l’on veut cerner les conditions d’un nouveau paysage religieux possible.

Mais au préalable, une question liminaire s’impose : qu’est-ce-que la religion? Attendu qu’il s’agit d’éviter les deux écueils que sont l’inclusivisme (définition large et diffuse de la religion) et l’exclusivisme (définition étroite et fermée de la religion). Mais la question est-elle bien posée et permet-elle d’élaborer un concept rendant compte de l’ambiguïté du statut de la religion en modernité? En un mot la question est-elle de définir la religion?

Afin de répondre à sa problématique l’auteur se donne les objectifs suivants :

- mettre au point un outil d’analyse permettant de sortir du cercle ci-dessous et de constituer la modernité religieuse en objet sociologique, c’est-à-dire en tant qu’elle se démarque des religions historiques et produit cependant des objets analogues,

- puis, le cercle étroit de la définition traditionnelle de la religion ayant été invalidé, analyser la modalité particulière du croire en modernité,

- enfin (respectant en cela la démarche d’une science expérimentale – observation d’un phénomène, mise au point d’une hypothèse heuristique, expérimentation) appliquer son outil d’analyse à la société moderne, attendu que celle-ci n’étant plus une société de mémoire, la référence à la tradition  prendra une modalité spécifique.

Comment dès lors penser le religieux qui requiert la continuité d’une tradition, dans une société qui rejette celle-ci du moins sans sa forme institutionnelle? Telle est la question à laquelle l’auteur nous invite à réfléchir afin de découvrir ce faisant que c’est selon les termes d’une logique dialectique qu’il faut l’appréhender et non selon ceux d’une logique binaire contradictoire.

 

 

I – RETROSPECTIVE DE LA GENESE DE LA SOCIOLOGIE DES RELIGIONS

 1. La sociologie contre la religion

 Dans cette première partie l’auteur pose que la première condition d’une sociologie des religions est de constituer le fait religieux en fait social. C’est pourquoi, elle préfère l’appellation de sociologie des religions à celle de sociologie religieuse, soupçonnée d’être une sociologie chrétienne. Or cela induit la difficulté pour la sociologie  naissante (nous sommes dans les années 60) de s’émanciper de la tutelle de l’Eglise catholique et des théologiens détenteurs de la vérité en matière de religion ; émancipation que redouble de pluriel du vocable « religions » car le singulier risquerait d’induire une obédience au christianisme pris comme paradigme de la religion. Par ailleurs cela signifie que les sociologues prenaient acte  l’époque de la pluralité des religions et par conséquent de leur parité ce qui était tout à fait novateur. La question sous-jacente à cette entreprise était de savoir si la religion pouvait être l’objet d’une science ou si elle était exclusivement un objet de foi? Si elle tombait sous le microscope du scientifique pourrait-elle résister à une analyse qui laisserait nécessairement de côté sa substance spirituelle? A contrario un croyant pouvait-il être un sociologue des religions objectif?

Dans cette perspective G. Le Bras proposait en 1956 (2) une définition minimale de l’objet « religion » : « structure et vie des groupes organisés dont le sacré est le principe et la fin ». Mais ceci posait d’emblée le problème de la légitimité de la définition de la religion par le sacré qu’il fallait à son tour définir. Cependant Le Bras, en cantonnant le sociologue à un rôle d’observateur et de descripteur des rites, cérémonies, monuments… évitait d’aborder le contenu de la foi. De ce fait, il s’inscrivait dans la double démarche distanciatrice des sociologues à l’égard d’une approche phénoménologique (cf. R. Otto) et à l’égard d’une réduction du religieux soit à ses conditions naturelles d’émergence (obédience marxiste) soit à un état d’âme c’est-à-dire à une approche essentialiste. Au contraire cette sociologie empirique tendait à faire du fait religieux un fait social.

Le résultat pour la sociologie de religions fut de s’orienter vers :

- une étude empirique de la diversité des groupes, croyances, pratiques ;

- une sociologie plurielle de la multiplicité de faits religieux ;

- d’éviter l’écueil philosophique d’une définition de la religion ;

-d’éviter l’écueil idéologique de la réalité des faits religieux ;

- d’éviter l’écueil théologique d’une évaluation et comparaison des contenus de foi.

 2. La sociologie contre la science

 La deuxième  condition de possibilité d’une sociologie des religions était qu’elle fût reconnue comme science or objectiver les faits religieux n’est-il pas contradictoire? Peut-il y avoir une approche scientifique d’un objet irrationnel? Ces questions supposent plusieurs problèmes. Tout d’abord un soupçon à l’égard du chercheur s’il est croyant, car acquis à son objet, sa démarche risque d’être édifiante plutôt que critique, mais soupçonne-t-on l’honnêteté intellectuelle d’un sociologue des familles sous prétexte qu’il en a une?

A notre avis il s’agit là d’un faux problème car le sociologue étude les faits dans lesquels s’incarne une croyance et non pas celle-ci en tant qu’expression d’une foi. C’est du reste l’orientation de la sociologie du XXème siècle qui se veut descriptive et empirique.

D’autre part, si on s’inspire de la critique de Veyne et de Marrou, quant à la manière dont s’écrit l’histoire, on en déduit que toute science humaine requiert à la richesse de la subjectivité du chercheur et une empathie à l’égard de son objet (3). Subjectivité et démarche rationnelle critique sont donc compatibles.

Mais peut-on se tenir à une approche purement descriptive, car décrire un fait comme religieux présuppose une définition de la religion pour pouvoir le reconnaître comme tel. Faute d’être au clair avec  ses prénotions le scientifique risque de le subir comme un obstacle épistémologique (cf. Bachelard).

Par ailleurs, le sociologue même s’il n’est pas croyant, peut-il se dégager du système de références qu’élabore la religion et sur lequel tout individu prend appui pour penser le monde?

En outre, religion et sociologie ne peuvent manquer de se heurter puisque l’une se veut la mise à plat d l’autre qui se prétend elle aussi explication du monde social conçu selon le plan divin. De la sorte il y a concurrence directe entre la sociologie et la religion puisque l’une et l’autre se définissent comme des modes de construction sociale de la réalité.

Enfin, le passif existant entre la religion et la science (Galilée – G. Bruno – Copernic – Darwin – Freud) ne peut manquer de faire soupçonner les sociologues croyants de prêcher pour leur chapelle.

 3. Chronique d’une mort annoncée

 Pour toutes ces raisons le fait religieux doit être traité comme n’importe quel objet social. Dès lors ne risque-t-on pas de détruire celui-là?

C’est là une question qui concerne, à notre avis, toutes les sciences humaines et l’on n’a pas hésité à ce propos de parler de la mort du sujet dès lors que celui-ci était défini comme le produit d’un ensemble de facteurs matériels et/ou de structures (cf. Structuralisme marxiste). Mais là encore n’y a-t-il pas confusion entre science et scientisme entre contenu positif et approche positiviste, comme  l‘on confondit en son temps histoire et historicisme?

Le scientisme prétend en effet à l‘appréhension en soi de son objet grâce à l’époché du jugement du scientifique et de tout phénomène extrinsèque, contingent et  relatif, mais il s’expose dès lors au ridicule d’un discours vide de sens comme de signification. A contrario, la scientificité se caractérise par : l’expérimentation ; le caractère révisable de ses outils conceptuels ; la cohérence de son discours ; et dans les termes de Popper, la réfutabilité de ses théories (c’est-à-dire : de ses modèles heuristiques) qui ne sont valides que dans  la mesure où elles n’ont pas été démontrées fausses.

Enfin ajoutons-y le présupposé d’intelligibilité de son objet. Moyennant quoi l’objet étudié est susceptible d’être réduit à un ensemble de lois et de fonctions afin qu’on puisse élaborer une connaissance scientifique éradiquant les illusions d’une connaissance spontanée, immédiate et de fait irrationnelle.

Appliquée à la religion l’appréhension sociologique la réduit à un ensemble de fonctions sociales, politiques, économiques qui ne la distinguent plus de tout autre fait social. Dénoncée en tant qu’illusion la religion est donc vouée à s’évaporer comme l’opium auquel on la compare.

Qu’en est-il de la belle objectivité de la sociologie si celle-ci se mue en arme de guerre contre la religion qu’elle est sensée étudier objectivement? Telle est la question qu’on pourrait poser entre autre à Dukheim, fondateur justement de la sociologie des religions et héritier des approches plus encore de Feuerbach que de Marx.

Dès lors sous le feu convergeant des sciences humaines et des exigences d’une modernité où le sujet doué de raison est la mesure de toute chose, la religion devint le sujet de la chronique d’une mort annoncée, après celle de Dieu et du sujet et ce d’autant que le catholicisme se voyait de plus en plus négligé par ses fidèles, et victime d’un déclin autant politique que social, temporel que spirituel et moral. Ainsi comment dans ces conditions le sociologue de religions pouvait-il prendre son objet au sérieux et fallait-il même en faire un objet d’étude, puisque la montée rationaliste de la modernité procédait à son éradication progressive? Plus encore comment pouvait-il étudier ce qui, du fait même de cette étude s’évanouissait sous les coups du marteau nietzschéen?

 

II – COMMENT DEFINIR LA RELIGION

 1. L’objet résiste

 Cette genèse de la sociologie des religions et les problèmes qu’elle rencontra connurent un tournant et soulignèrent la fausseté de certains d’entre eux lorsque dans les années 70 de nouveaux mouvements religieux se firent jour tandis que parallèlement les exigences rationalistes de la modernité persistaient.

Comment dès lors se doter des moyens d’étudier la persistance et les transformations de la religion dans le monde moderne, alors qu’on la postulait comme incompatible avec celui-ci? Que penser en outre de cette résistance, s’agissait-il d’une longue agonie accompagnant la sortie de la religion, ou d’une métamorphose de celle-ci présidant à une recomposition du champ religieux? Avait-elle encore des fonctions à assumer au sein de la modernité jusqu’à ce que d’autres instances s’en chargent, ou bien pouvait-elle effectivement répondre à l’angoissante question du sens et offrir la dynamique d’une innovation créatrice du futur? Mais s’il s’agit de n’être que donatrice de sens et de valeurs quelle est encore sa spécificité face à la philosophie, et aux morales humanistes? Une nouvelle religion, porteuse de valeurs humanistes, une religion de l’homme sans organisation, orthodoxie ni Eglise, ne serait-elle pas plus adaptée à un mouvement global de sécularisation qu’accompagne la laïcité, les mille processus de sublimation qu’offre notre société suffisent-ils à épuiser la quête de sens? Le « retour du religieux » comme on l’a nommé semble attester du contraire.

Or ce phénomène massif autant que surprenant impose de s’interroger sur les productions religieuses de la modernité.

 2. Une nébuleuse mystico-ésotérique

 Comment interpréter cette vague « religieuse »? Poussée d’irrationnel face à une société techno-scientifique hyper rationaliste? Expression d’une angoisse existentielle face à une technicité muette qui ferait chercher refuge dans la chaleur des communautés religieuses? Quête d’identité auprès d’une tradition qui assure la continuité d’une lignée croyante? Ou encore résurgence d’une catégorie à-priori de l’esprit qui fait que l’homo sapiens est aussi religiosus? A moins que les échecs de la raison à vouloir assumer le bonheur de l’humanité, ne nous fassent préférer ce qui peut favoriser le salut. Mais on aura noté que ce « retour » présuppose une désaffection de la raison tout aussi préjudiciable à la religion dès lors cantonnée à l’affectif, à l’émotionnel, à l’irrationnel et aux « para » de tous ordres. La sociologie se doit alors d’être vigilante sur deux fronts ; le respect et la délimitation de son objet ; la rationalité de sa démarche.

Cependant la dissémination (4) qui connaît, entre autre, la religion est à interroger en tant que telle et non pas à déplorer. Quel sens en effet revêt-elle?

D’une part elle signifie que face à la rupture de la continuité traditionnelle l’individu essaye dans l’éventail des  propositions qui lui sont offertes, ce qui lui convient le mieux pour donner sens au monde dans lequel il évolue.

D’autre part la configuration d’un imaginaire jusqu’alors cantonné à l’univers symbolique que lui présentait la religion se trouve bouleversée par les combinatoires qu’il peut dorénavant effectuer en l’absence d’une tradition.

Par ailleurs les modalités du croire qu’informait la tradition autorisée qui fournissait les critères du vrai, du bien et du juste se sont vues transformées du fait d’avoir la liberté d’explorer de nouveaux champs de signification recomposables à volonté. Ce faisant le croire devenu critique, bien que souvent naïf, n’a plus hésité à poser la question du quid religo.

Enfin la dissémination des phénomènes modernes du croire a eu pour effet de révéler l’échec de l’église  pouvoir encore jouer son rôle séculaire de lien social assuré par son omniprésence dans toutes les strates de l’activité humaine. Dès lors où étudier la religion? Quels lieux occupera-t-elle ? Sous quelles formes se présentifie-t-elle? Quelles modalités revêt son discours? En un mot comment

le sociologue des religions peut-il repérer son objet, et d’abord quel objet? Les religions traditionnelles? Leurs vestiges hors de leur champ propre? Toute manifestation (sportive-politique-divertissante) à caractère rituel? Mais alors dans le concert du tout-religieux c’est la religion qui s’évanouit, et seule la subjectivité du sociologue sera le critère de sélection des faits religieux. Et si le problème était mal posé car reposant sur de vieilles réminiscences platoniciennes celles d’essences s’incarnant malencontreusement dans le monde des phénomènes et qu’il s’agirait de re-dévoiler, alors le sociologue se révèlerait n’être préoccupé que par la quête inutile de l’essence illusoire du religieux dont les incarnations modernes seraient autant d’épiphénomènes. Vain débat, épuisé depuis Nietzsche constituant l’être même de son objet (5). Ce n’est donc pas la religion en tant qu’objet en soi, mais les changements, déplacements qu’y introduisent pluralisation, privatisation, subjectivisation qui constituent l’objet du sociologue.

Face à cet objet évanescent, une définition de celui-ci s’impose mais on se doute que seront d’emblée invalidées celles qui soit l’enferment dans un exclusivisme frileux, soit l’étendent aux confins d’une dilution signant sa perte

 3. L’insaisissable objet

 En fait le problème qui se pose n’est pas tant celui de la religion que de sa représentation et c’est à celle-ci qu’il faut imputer nombre de faux-problèmes.

Ainsi se trouve-t-on face à deux courants soit :

- la religion est définie de façon substantielle, si on s’attache au contenu des croyances ;

- soit de façon fonctionnelle, si on prend en compte les fonctions qu’elle assume dans la vie sociale.

Dans le premier cas elle est exclusive de tous les nouveaux mouvements religieux et de toutes les productions analogiquement religieuses de la modernité, surtout si elle prend pour modèle une religion historique spécifique lui servant de grille d’évaluation. On sait, entre autre depuis les investigations de Troelsch que la définition de la religion en tant qu’absolu tend à trahir l’essence même de celle-ci en ignorant son historicité. Dès lors une définition surpra-naturaliste ne peut que faire tomber la religion sous les coups de la modernité qui pense le monde en terme d’histoire, de  temporalité, de changement, de processus évolutif.

Dans le second cas elle inclura tous les systèmes de significations répondant aux questions ultimes, et satisfaisant aux besoins de cohésion sociale. Ainsi, la religion se définira-t-elle comme un réservoir de sens, de symboles et de rituels susceptibles de combinaisons infinies effectuées non plus par une autorité institutionnelle mais par chaque individu. Dans cette perspective ne retrouverait-on pas la vieille analyse freudienne de la religion en tant qu’expression du désir sublimé du père? Eternel enfant, le consommateur de religion serait un névrosé en quête de sécurité psychoaffective. C’est ainsi du reste que se présentent nombre de sectes qui ayant éradiqué toute dimension transcendante véhiculent un message actuel, fonctionnel et réaliste.

Allant même plus loin le sociologue Th. Luckman définit la religion comme « ce mouvement par lequel l’organisme humain transcende sa nature biologique ». Dès lors ressortent à la religion tous les processus sociaux conduisant à la formation de la conscience de soi individuelle, ce qui signifie que si la religion est ce qui fournit les moyens de construire un univers objectif de signification alors tout ce qui arrache l’homme à son animalité pour l’introduire dans la culture est religieux.

Cette perspective pour choquante qu’elle soit pour les tenants d’une définition substantielle a pour intérêt de permettre le rapprochement, grâce à leur fonctionnalité, de manifestions hétérogènes. Mais qualifiera-t-on pour autant de religieux aussi bien la soirée techno que la danse rituelle des derviches tourneurs? Par ailleurs comment un univers cohérent de significations pourrait-il surgir de choix individuels aléatoires souvent liés à des phénomènes de mode? Quelle unité pourrait-elle surgir et même le pourrait-elle de cette multiplicité? On serait même tenté de se demander pourquoi ces sociologues conservent encore le vocable de « religion »? Pourquoi ne pas se contenter de celui de culture, entendue comme système global de signification?

Dans les deux cas le sociologue est face à un dilemme car qu’il choisisse la définition substantielle élaborée  partir d’un modèle historique, dont il se fait le gardien, ou bien fonctionnelle  laquelle se vide de toute pertinence heuristique vue son illimitation, il n’a pas à sa disposition un outil méthodologique lui permettant de penser les productions de la modernité repérables en tant que religieuses.

 4. Le sacré revisité

                 a) Un sacré d’ordre

 L’aporie oblige à emprunter une autre voie celle offerte par une réflexion sur le sacré susceptible, pense-t-on de rendre compte de la persistance du religieux malgré l’obsolescence des religions.

Fondé sur sa distinction d’avec le profane (pro-fanus : à l’extérieur du temple) le sacré se définirait, d’après Otto comme le sentiment lié à ce qui provoque en moi crainte et fascination (6) ; dans un contexte de mystère, transcendance, absolu. Mais ne pourrait-on en dire autant du « sublime » tel que Kant le définit dans la « Critique de la faculté de juger » sans pour autant référer au sacré? Par ailleurs ce concept présente une dénotation illimitée qui invalide sa pertinence. En outre, la distinction sacré profane est-elle légitime et nécessaire? En cas de réponse négative c’est la définition de la religion par le sacré qui est invalidée. Ajoutons que parler du « sacré » comme s’il s’agissait d’une notion absolue et universelle occulte les infinies distinctions qui font que le sacré en christianisme, n’est pas le qadosch juif, ou le mouqaddas musulman (7). Autant dire qu’une telle définition fonctionnelle du sacré est trop large puisqu’elle qualifierait en modernité l’ensemble des substituts des religions historiques, susceptibles de répondre aux questions existentielles et métaphysiques des individus.

Mais en même temps dans le cadre d’une modernité critique qui réfute la prétention des religions à monopoliser le sacré, comment cette même modernité pourrait-elle recourir à cette catégorie?

Peut-il, c’est-à-dire à quelles conditions, s’élaborer un sacré laïc? Question d’autant plus cruciale que si l’on définit la religion grâce à lui, c’est de l’existence de celle-ci qu’il en va. Mais justement, vouloir définir l’une par l’autre et donc les identifier, ne mène-t-il pas une impasse? Le sacré ne déborde-t-il pas largement toutes formes de religion y compris moderne, pour désigner une structure de signification originée dans une catégorie universelle de l’esprit? Resterait à démontrer qu’une telle catégorie existât ce qui présuppose à son tour qu’une nature humaine puisse être clairement délimitée. Or les frontières entre inné et acquis sont si tenues que l’une renvoie à l’autre sans pouvoir en être distinguée. D’autre part, la notion de catégorie de l’entendement est trop tributaire d’à priori anthropologique pour être fiable. Par conséquent, le « sacré » en tant que troisième voie permettant de sortir de l’impasse inclusivisme/exclusivisme est peu fiable et ce d’autant plus qu’il est pensé en fonction du concept de religion auquel on a tendance à le renvoyer.

Cela signifierait donc que l’on définirait la religion par l’un de ses attributs ce qui est pure tautologie.

Dès lors la notion de « sacré » utilisée en principe pour comprendre les productions religieuses de la modernité, c’es-à-dire les religions séculières, tout en évitant le modèle fourni par les religions historiques, n’échappe pas au cercle herméneutique puisque le repérage de phénomènes sacrés, présuppose une pré-compréhension du sacré issu des religions historiques.

La genèse de la notion de sacré explique cette quasi-identification, puisque, comme nombre de concepts qui par voie de conséquence furent à l’origine de faux problèmes, on fit d’un adjectif qualifiant un objet à la suite d’un jugement émis par un sujet, un substantif érigé bientôt en objet en soi dont dès lors on s’évertua à définir l’essence à partir justement de son lieu originaire, à savoir : la religion.

Loin donc de se distinguer de la religion le sacré y renvoie et la renforce puisqu’il en postule l’existence au-delà de la multiplicité de ses incarnations, dites sacrées.

Par conséquent cette notion s’est révélée incapable de repérer la spécificité des productions modernes qui ne réfèrent pas nécessairement à une transcendance mystérieuse suscitant un sentiment de crainte et de fascination, mais peut-être a-t-elle eu l’avantage de dire ce que la religiosité moderne n’est pas.

                 b) Un sacré de communion

 Cependant s’il est effectivement illégitime de faire du sacré soit une catégorie de l’esprit, soit une essence, il n’en demeure pas moins que celui-ci, tel que le décrivit R. Otto dans « Le sacré » s’origine dans une émotion intense résultant « de la fusion des consciences dans le rassemblement communautaire ». Y-aurait-il au principe de toute religion une expérience émotionnelle intense qualifiée de sacré, transcendant toutes les limites, opérant une communion intersubjective à la base de toute communication? C’est par exemple à ce type de relation sympathique, ne passant pas par le canal de la raison que Kant fait référence à propos du partage d’une émotion esthétique. C’est aussi à cela que Bergson ou Bastide font référence lorsqu’ils opposent la religion dynamique à la religion statique. Il y aurait donc un sacré institué se confondant avec les religions historiques et un sacré instituant à l’origine des expériences qualifiées alors de religieuses sans référer à une religion.

Si une telle hypothèse s’avère juste elle permettra alors de reconnaître dans les soirées techno, des manifestations sportives, des rassemblements ritualisés, des produits de la religiosité moderne.

A ce propos le sport semble un cas exemplaire puisque l’émotion s’y définit comme : ex-tatique, trans-cendante, instantanée, sublimante, érotique, fusionnelle et susceptible de produire du sens. On a donc là toutes les caractéristiques d’une expérience mystique. Du reste le sport était à l’origine une manifestation de type religieux, mettant en scène la lutte du bien contre le mal et dont le vainqueur s’incorporait, comme l’actuelle star (étoile), une parcelle divine. Mais précisément cet exemple ne ramène-t-il pas le sacré encore une fois à la religion et ne risque-t-il pas d’occulter par exemple le fait que le sport soit la traduction des conflits sociaux ou leur évacuation, ou bien le résultat d’une manipulation idéologique (du pain et des jeux pour le peuple, disait Jules César) ou encore un formidable enjeu économique? Le sport, nouvelle forme de religiosité ou bien revendication identitaire? Jeu du cirque plus ou moins pervers, ou revanche d’individualités méprisées? Affirmation d’un lien social ou exacerbation des disparités? Autant de questions qui invalident une pure et simple identification à une manifestation de caractère religieux, d’autant que si on définit la religion comme l’anamnèse ritualisée d’un passé fondateur, alors le sport consomme la rupture entre religion et sacré puisque celui-ci est l’expression de l’expérience collective d’une force transcendante signifiante. A ce titre le sport, quoique manifestation sacralisée n’en est pas pour autant une religion, bien qu’il puisse en présenter des traits, tels qu’une ascèse, une éthique, un enthousiasme, une fidélité, des célébrations, un rituel. Mais considérer ceux-ci comme religieux présuppose une définition spectaculaire de religion, d’autant qu’on y associe une idolâtrie du héros, une mythologie et parfois de déchaînements des plus païens. Par conséquent sacralité et religiosité ne se recouvrent pas car il est des formes de mobilisation du sacré ailleurs que dans la religion de même qu’à fortiori celle-ci n’est pas le canal exclusif du sacré, ni celui-ci le principe de toute religion. On pourrait cependant observer ce recouvrement dans les sociétés dites traditionnelles où la religion informe toutes les strates de la vie sociale et lui confère exclusivement sens. Mais à contrario la société moderne laïque a ouvert les portes à d’autres facteurs de sens de sorte que la religion n‘en est plus qu’un véhicule parmi d’autres ainsi que la sacralité. Fermons cette parenthèse que nous aurons l’occasion de rouvrir.

                 c) Les apories

 Quoiqu’il en soit si on reconnaît au sport un tel caractère alors on définira la religion par la seule émotion, mais s’agit-il d’un critère suffisant pour définir le religieux et la religion, y compris historique? Celle-ci peut-elle être défini à l’aune de la religiosité moderne d’autant qu’on ne sait si celle-ci en est la composition ou la décomposition?

Le « retour de l’émotion » est-il le « retour du religieux » (8)? Après tout le mépris professé à l’égard de la raison (du reste reposant sur le quiproquo de sa réduction à l’instrumental) au profit de la valorisation de l’émotion et du contact personnel et immédiat avec le surnaturel, n’est-il pas l’expression d’un appauvrissement de l’imaginaire symbolique, et de la mémoire véhiculant la tradition ainsi que le signe de l’ignorance d’une culture religieuse? Ne confond-on pas facilement athéisme et ignorance? On reproche à la religion son incapacité à répondre aux angoisses existentielles actuelles, mais lui en laisse-t-on les moyens dès lors qu’on rejette l’intellectualisation de l’expérience qu’elle pose en préalable à toute réponse?

Alors l’émotion : une exigence ou un aveu d’impuissance? Un retour du religieux ou une sortie de celui-ci? Un appel fait à la religion pour qu’elle s’arrache à son formalisme ou une exacerbation narcissique? Notons au passage l’importance de cette question qui est l’expression d’un reproche adressé au christianisme qui n’est pas innocent dans l’émergence des nouveaux mouvements religieux et dans sa propre désaffection liée à la représentation de lui-même qu’il a permis de véhiculer. En effet, selon l’analyse wébérienne, le christianisme a contribué au désenchantent du monde, à l’autonomisation du sujet, à son inscription dans l’histoire et à l’éviction des expériences émotionnelles donnant naissance d’une part à l‘émergence d’une religion éthique dont Luc Ferry, par exemple s’est actuellement fait le penseur, et d’autre part à la formation de communautés fusionnelles dont les sectes. A l’instar de la démocratie qui porte par essence les ferments de sa possible destruction le christianisme offre les instruments de sa perte, ce qui explique la dissociation progressive de la religion et du sacré avec une nette valorisation de celui-ci au détriment de celle-là. Mais ceci n’est-il pas un coup de semonce bénéfique à la religion mise en présence de ses propres négligences. Car lorsque l’être est privé de culture, de tradition et de mots pour se dire que lui reste-t-il si ce n’est le cri, celui-là même de l’enfant qui n’a pas d’autre moyen de s’exprimer? L’émotion serait-elle alors l’expression d’une régression des sociétés humaines, car de quelle sensibilité témoignent-elles et sont-elles capables si celle-ci n’a pas été nourrie de culture?  Faute de celle-ci, c’est-à-dire d’un ancrage dans une communauté croyante s’inscrivant dans la continuité d’une tradition, quel sens les symboles religieux employés peuvent-ils revêtir? N’assiste-t-on pas dès lors à la « folklorisation »  du langage religieux à la suite de la perte : d’un cosmos sacré de référence ; de la fonction de lien social assurée par les religions ; de leur rôle dans la production des significations collectives, le langage théologique s’avérant en total décalage avec les exigences et attentes actuelles.

Cette analyse nous place face à un double problème :

- la nécessité de disjoindre sacré/religion, faute de quoi on ne pourra penser ni la spécificité de l’expérience religieuse, ni celle de l’expérience du sacré, et donc corrélativement celle de la modernité religieuse.

- la question de savoir si l’expression de l’émotionnel traduit une exigence fusionnelle au fondement de toute manifestation religieuse ; ou bien s’il s’agit de l’épuisement de la religion marquée par la perte d’un langage pour la dire.

 III – LA TRADITION EST-ELLE UN RITERE SUFFISANT DU RELIGIEUX?

 1. Le concept de « religion métaphorique »

 Une fois éliminées les fausses pistes pour définir la religion, reste que la question demeure en l’état. Faut-il, comme le faisait H. Desroche en 1970 ne considérer comme « religion » que ce qu’une société désigne elle-même? Or ceci signifie qu’il faudrait comprendre toute désignation comme analogique ou métaphorique, ainsi est-ce par analogie que l’on reconnaîtrait à un défilé du 1er Mai un caractère religieux.

Dans cette perspective J. Séguy élabora le concept de « religion métaphorique ». Or ce concept requiert une définition minimale de la religion pour lui reconnaître des analogons. S’inspirant de Max Weber, Séguy définit ainsi la religion : « la religion est une forme de l’agir collectif, socialement retenue « autre » et en tant que telle porteuse de sens ; elle renvoie à des « puissances surnaturelles », objets d’expérience individuelle et de culte collectif ; elle règle les rapports des hommes avec ces puissances » (9).

Ainsi tous les phénomènes sociaux, politiques, artistiques, scientifiques…dans lesquels on notera des effets de croyance pourront être analogiquement qualifiés de religieux. Par conséquent on pourra parler en termes religieux de phénomènes profanes à condition qu’ils produisent du sens, ouvrent à une transcendance, arrachent l’homme au quotidien, permettent d’accéder à la source de l’obligation morale.

Mais d’une part, nous ne voyons pas quelle obligation morale découle par exemple d’un protocole scientifique ; d’autre part la relation politique-morale nous paraît non seulement aléatoire mais aussi pernicieuse et s’il existe des lois c’est précisément faute d’obligation morale ; enfin peut-on légitimement qualifier l’art, l’érotisme, la culture, d’ersatz de religion sous prétexte qu’elles présentent des caractéristiques analogues, ce qui est d‘autant plus probable qu’elles se sont élaborées dans une culture judéo-chrétienne dont elles ont hérité une structure formelle, un vocabulaire des symboles religieux susceptibles de structurer le religieux moderne, ou n’st-elle qu’un résidu des religions historiques? En outre le phénomène même de la métaphorisation ne témoigne-t-il pas d’une dérive du sens au sein même des religions? Que signifie encore pour celles-ci les « miracles », le « culte des saints », le « Ciel », l’ « Enfer », les « limbes », voire le « péché originel »? Or dès qu’un concept se vide de son sens, il devient un signifiant flottant susceptible d’être le support de métaphores diverses. A cela s’ajoute le fait que l’exigence de rationalité de la modernité induit une quasi- nécessaire métaphorisation des religions pour assurer leur crédibilité. Comment par exemple soutenir, face à la biologie qu’Adam et Eve furent nos ancêtres, si ce n’est en en faisant des métaphores de la terre (adamah) et de la vie (ava)?

Quoiqu’il en soit le concept de métaphorisation présente plusieurs avantages :

- fournir un principe de la logique transformationnelle du religieux et en l’occurrence sa mutation moderne. De la sorte l’objet visé n’est plus une définition nécessairement limitée et statique de la religion mais un processus, une dynamique.

- ce faisant, les changements socio-historiques sont pris comme facteurs effectifs de nouveauté. Ainsi religions historiques et séculières ne peuvent être assimilées au contraire celles-ci sont considérées comme des phénomènes à part entière.

- en conséquence, les nouveaux mouvements religieux et les diverses productions du religieux ne témoignent pas d’un fin de la religion, mais d’une refonte globale.

On pourrait penser que perdure en filigrane une nostalgie de la religion vouée à disparaître dans l’univers désenchanté de la raison moderne, mais Séguy échappe à ce piège passéiste en insistant sur le fait que la question de la modernité religieuse est avant tout celle de nouvelles modalités du croire. 

 2. Les nouvelles modalités du croire

 En effet, la métaphorisation témoigne d’une nouvelle modalité du croire non plus originée dans une tradition autorisée détentrice du croire vari, mais relatif à la raison critique d’un individu épris de liberté. Or c’est grâce au processus de métaphorisation qui témoigne de la nouvelle relation que la modernité induit avec l’autre et le monde que les religions historiques peuvent s’inscrire dans la culture moderne parmi les produits religieux que celle-ci élabore. La religion métaphorique n’apparaît plus dès lors comme un succédané mais comme l’expression de cette nouvelle modalité du croire.

Or ceci pose deux problèmes, d’une part de définir cette nouvelle modalité du croire entant que phénomène global par lequel l’individu moderne se pense et pense le monde, dans cette perspective il faut être attentif à la démarcation entre croire et savoir, distinguer croire et croyance, croyance et foi ; d’autre part parler de religion métaphorique repose à nouveau la question d’une définition de la religion avec le risque de considérer ses formes historiques comme paradigmatiques.

A la première question il est répondu que le concept du croire inclut « l’ensemble des convictions individuelles et collectives, qui ne relèvent pas du domaine de la vérification, de l’expérimentation et plus largement des modes de reconnaissance et de contrôle qui caractérisent le savoir, mais qui trouvent leur raison d’être dans le fait qu’elles donnent sens et cohérence à l’expérience subjective de ceux qui les tiennent » (10). On est bien ici dans le registre d l’opinion et de l’impressif de sorte qu’on peut s’interroger sur la portée des exigences rationnelles de la modernité qui au nom de celles-ci réfute la religion tout en sécrétant de nouveaux phénomènes religieux, ce qui favorise l’émergence d’un croire irrationnel. Or dans la mesure où le croire s’investit dans la question du sens cela signifie-t-il que celui-ci relève de convictions tout aussi aléatoires, qu’arbitraires? Et affirmer que le religieux est afférent  une nouvelle modalité du croire réduit-il nécessairement son topos à l’émotionnel?

Si c’est le cas comment la demande d’intelligibilité elle-même pourvoyeuse de sens peut-elle être satisfaite? Comment faire face à l’angoisse de la mort et du chaos, au souci de l’avenir? En rompant avec ses traditions, dont la religion fait partie, l’homme moderne se prive de l’édifice noétique élaboré par ses ancêtres et de ce fait du soutien de la communauté culturelle. Que faire, vers qui se tourner alors que la raison s’est révélée elle-même productrice d’irrationnel et en tout ca incapable de répondre aux questions de sens? Que faire si ce n’est élaborer de nouveaux édifices de significations qui répondront en outre aux exigences d’innovation, d’individualisation, de choix, de rupture avec la tradition, et de changements, spécifiques de la modernité? Le croire moderne se définit donc par rapport aux incertitudes qu’il tente de résoudre dans le contexte qui est le nôtre c’est-à-dire au sein d’un univers technico-scientifique où toutes les combinaisons individuelles sont possibles pour se composer une religion à la carte.

Prenons pour preuve les sectes qui, telle la scientologie insiste sur le hi et nunc de la vie de l’individu dans une perspective pragmatique sans plus de considération pour le transcendant.

Ceci explique aussi sans doute le succès du bouddhisme simplifié de la Sokka Gakkai.

Il n’en reste pas moins que l’opinion consiste à opiner, c’est-à-dire à donner son assentiment ou non à ce qui se propose et non pas à élaborer un savoir critique sur un objet. De la sorte la liberté présumée du croire est plus qu’aléatoire car qui dit « je » lorsque je parle? Est-ce que « je » parle ou suis-je parlé, du même qu’agit? Qu’y-a-t-il de « personnel » dans mon opinion? La liberté de croire ne participe-t-elle pas à un processus d’aliénation, d’homogénéisation rationnelle, d’uniformisation de l’imaginaire? N’est-il pas aussi le moteur de la violence lorsqu’identifié au vrai il veut s’imposer  à tout prix ? Enfin sa fluidité même ne nourrit-elle pas l’incertitude qu’il est censé neutraliser?

Sur cette base se dessinent les linéaments de la religiosité moderne, elle sera fluide, mobile, syncrétique, libérée de toute autorité, faisant et défaisant des univers imaginaires, composant des significations momentanées à l’aide signifiants flottants, ne ressortant plus à l’être mais au passage, ne se définissant plus comme substance mais comme « mode particulier d’organisation et de fonctionnement du croire ». Cependant il faut à celui-ci une légitimation, quelle sera-t-elle?

Hervieu-Léger répond par l’autorité d’une tradition ou plus exactement par l’inscription du croire dans une lignée croyante sans laquelle, dit-elle, il n’y a pas de religion.

 3. La tradition fonde-t-elle le croire?

 On est quelque peu étonné par cette réponse alors que la modernité s’inscrit justement rupture avec la tradition et qu’en conséquence on est fondé à penser qu’il en est de même pour ses productions religieuses surtout si on considère le sport comme l’une entre elles. Certes il est vrai que les sectes se plaisent à exhiber leur origine séculaire telle la Sokka Gakkai, ou les Mormons… Mais s’agit-il en l’occurrence de s’inscrire dans une lignée croyante ou de recourir à un absolu d’autorité? En outre peut-on qualifier de lignée croyante l’historique d’une manifestation sportive et faut-il dès lors exclure celle-ci du religieux moderne? Le 14 Juillet, le 11 Novembre ou le 1erMai signifient-ils, même si on les respecte scrupuleusement, plus qu’un jour chômé? Par ailleurs toutes les traditions ne relèvent pas d’un croire, par exemple les savoir-faire techniques. La tradition en l’occurrence atteste seulement de la réussite d’expériences analogues dans le passé sans pour autant créer ni une obligation morale, ne se concrétiser en une pratique croyante. Le contraire induirait que l’on confondit croyance et expérimentation, vérité et validation, opinion et hypothèse et qu’on sacralisât la science, comme le fit le scientisme du XIXème siècle. Enfin quelle fonction la lignée croyant assure-t-elle? Celle d’un dispositif idéologique de contrôle des consciences, ou celle d’un processus de libération grâce auquel l’individu peut se construire? Dans le premier cas, on pourrait dire que le Front National est l’une des formes les plus élaborées de religiosité moderne.

Par conséquent force est de constater que pour penser le religieux moderne il faut disjoindre celui-ci de la tradition ou du moins repenser les modalités de leur relation, autrement on ne verra dans le religieux moderne que la nostalgie inquiète d’un temps révolu et donc une déperdition face à l’authentique religion. L’on peut du reste se demander si fondamentalement la question d’une religion moderne ne s’origine pas dans l’angoisse que suscite un monde en gésine. A-t-on en fait les moyens de l’appréhender, de le rendre signifiant, de le faire sien indépendamment un « je-ne-sais-quoi » de religieux?

On est donc encore une fois placé devant une question cruciale : modernité et tradition s’excluent-elles nécessairement ou bien, comme en témoigne l’actualité des religions historiques, la tradition peut-elle coexister avec la modernité et même plus en être l’un des facteurs de création? Notons tout d’abord que notre modernité est une grande amnésique car la plupart de ses productions sont redevables de sa culture judéo-chrétienne qu’il s’agisse de l’ordre esthétique, politique, éthique. Songeons par exemple aux utopies socialistes et en premier lieu à la perspective eschatologique du marxiste nourrie du millénarisme judéo-chrétien. Quant à la Déclaration des Droits d’ l’homme elle s’inscrivit dans des tables analogues à celles de la Loi et se déroula sous les auspices sacrées de la Raison. Ajoutons qu’on peut répondre aussi que toute production humaine fut, avant d’être inclue dans la tradition, une innovation et qu’en conséquence elle en porte la trace qu’il faut réinterroger : ainsi en fut-il du christianisme face au judaïsme. Ensuite dans la mesure où la tradition s’inscrit hic et nunc elle fait partie de la modernité, elle compose avec elle et interagit avec ses facteurs de changement, songeons à Vatican II. Ajoutons que de part ses valeurs, ses principes, son système de signification la tradition peut apporter des réponses originales à des conflits actuels comme en témoigne la théologie de la libération en Amérique Latine. A contrario les exigences de la modernité peuvent amener la tradition à repenser les modalités d’expression de ses croyances pour en revaloriser ce qui tout en ne la trahissant pas, convient aux aspirations contemporaines, tel le Renouveau charismatique. Ce faisant elle nourrit une quête de sens, mais l’inscrivant dans une culture séculaire et éprouvée elle évite les angoisses dues aux incertitudes liées à de continuels changements, car pour changer encore faut-il avoir une identité, en l’occurrence une continuité.

Cependant suffit-il qu’un fait s’inscrive dans une tradition pour être reçu et avoir valeur de vérité. Car la tradition comme la culture peut être lettre morte si elle consiste en une accumulation de représentation, valeurs, images dont la seule légitimité est de s’inscrire dans le passé. A cette autorité là, la modernité dit « non », par contre si elle s’avère mémoire vive plutôt que commémoration, processus dynamique et non institution sacralisée, alors elle peut inhabiter un présent qui sur elle s’appuiera pour se pencher vers l’avenir. En un mot la tradition n’est pas le traditionalisme.

Et en effet comment s’en référer à la tradition pour ceux qui n’ont pas de mémoire ou pas celle-là, ce qui est le cas des émigrés? Par quels moyens les intégrer à la société, les inscrire dans une lignée, les engager dans un projet qui ne soit pas seulement d’ordre professionnel? Ne risque-t-on pas d’invalider leurs productions dès lors qu’elles ne s’inscrivent dans nulle continuité, songeons par exemple au tag, au rap, qui sont pourtant autant de formes parfois quasi religieuses d’expression?

Mais cela ne signifie-t-il pas  aussi que du sens peut surgir hors de toute tradition et que dès lors, si la religion se définit par celle-ci, elle n’a plus aucune raison d’être, et que les modalités du croire actuel ne requièrent pas la légitimité de la tradition? (sans compter que le croire ne s’origine pas nécessairement dans une tradition, on peut croire par exemple à l’existence des extra-terrestres).

Cependant on observe qu’une innovation se constitue bien vite en tradition et qu’elle revendique des titres de noblesse, une histoire, des figures manquantes voire charismatiques, tel Ben pour les taggeurs, alors cela signifie-t-il paradoxalement que la société secrète ce qu’elle rejette comme lui étant hétéronome? Or comme tout être, la société ne se pose qu’en opposant et dès lors la présence de l’autre lui est nécessaire. (On pourrait du reste en dire autant de la religion comme le démontre Tillich grâce au concept de principe protestant). Ainsi, pareil aux mobiles de Calder on peut dire que la société opère un constant rééquilibrage de ses déséquilibres qui de l’entropie à la néguentropie la font osciller, en l’occurrence, entre tradition et modernité, c’est-à-dire il est  menacé de dogmatisme. Par conséquent la tradition n’est cautionnée que dans la mesure où elle garde vie dans une société qui se l’approprie, et qui, d’une langue, en fait sa parole, qui d’un héritage en fait une attente.

Dès lors c’est le consensus social qui apparaît être la pierre de touche de la validité de la tradition. Mais l’accord avec autrui est-il une condition suffisante de la vérité? Car qui dit accord, suppose liberté, responsabilité, engagement, persévérance, dialogue et écoute. Or qui écoute-t-on?

Est-ce autrui ou soi-même? Ne confond-on pas dialogue et expression narcissique? Et si Narcisse n’est qu’un reflet dans l’eau…  L’ultime figure de l’individualisme serait-elle comme l’écrit Lipovetsky dans « L’ère du vide » les branchements, connexions, regroupements, réseaux où l’on se retrouve entre soi dans la moite intimité gastrique, comme en témoignent encore une fois les sectes. Or si religion ne signifie plus ni recueil, ni lien alors peut-on qualifier ces nouveaux mouvements de religieux? Là encore ambiguïté d’une modernité qui se prétend communicationnelle, planétaire, rationnelle, solidaire, et qui cultive un pullulement de groupuscules à tendance sectaire exprimant en négatif tous les manques, à commencer par celui du lien social de cette même modernité, comme si la modernité éprouvait le besoin de reconstituer les fondements traditionnels du croire dans le mouvement même où elle les sape.

Force est de constater en ce point de l’analyse que la tradition ne constitue plus la condition nécessaire et suffisante de l’expression du croire actuel, d’autant, comme on l’a vu, que celui-ci se formule différemment selon ses champs d’application. Ainsi la religion est-elle l’une des figures du croire, lequel constitue son genre prochain, caractérisé par la référence légitimatrice exclusive de la tradition, qui figure sa différence spécifique.

 4. Y-a-t-il encore un champ du religieux?

 Donc ni le sacré, ni la tradition ne constituent des critères suffisants pour définir la religion qu’elle soit séculière ou historique c’est-à-dire pour cerner les nouvelles modalités du croire dans le champ du religieux. Or ces deux facteurs constituant l’essence de toute religion, on est fondé à se demander si d’une part le concept de religion conserve encore une quelconque pertinence pour qualifier certains systèmes de signification contemporains qu’on aurait tendance à inclure dans le champ du religieux et si d’autre part, cette notion a encore un sens. Dans le concert inclusiviste du tout religieux la moindre manifestation politique prend des allures de grand-messe, tandis que de son côté le Pape fait figure de leader politique. Autrement dit les sociétés modernes ménagent-elles un lieu propre à la religion?

Privée de ses rôles traditionnels : explication du monde, structuration du tissu social, agir politique, élaboration philosophico-théologique et axiologique, concepteur éthique, la religion s’est vue réduite à une peau de chagrin aussi bien dans le champ théorique de l’analyse de l’homme relayé par les sciences humaines, que dans la connaissance du monde passée aux mains des sciences exactes, ou encore pratique de l’action politique et sociale prise en charge par les institutions d’Etat.

Que lui reste-t-il dès lors? La sphère des instituions religieuses ordonnées à la production des biens symboliques. Autrement dit elle joue le rôle d’un réservoir de symboles susceptibles d’être utilisés par les différentes instances sociales qui ce faisant disséminent le religieux à travers toutes les strates sociales, tandis qu’à contrario elles informent le champ religieux. Ainsi parle-t-on d’une politique de l’église, d’une esthétique apocalyptique, d’une grand-messe du sport. Or ceci signifie que le champ du religieux n’est pas pensable en termes de strictes délimitations institutionnelles et qu’il y a du religieux bien au-delà des religions conventionnelles. Mais il nous faut aussi prendre garde au vocabulaire à sensation des média qui n’induit pas nécessairement le repérage du champ religieux ni la compréhension contextuelle du terme. Dès lors pourquoi recourir à ce qui n’est plus qu’un lexique? Y aurait-il là encore comme un relent idéologique utilisant la religion pour cautionner un ordre social et témoigner de la qualité morale de ceux qui s’en servent? L’utopie marxiste, sans cependant aucune référence à Dieu, donne un exemple de cette manipulation du religieux, ou plutôt d’un religieux formaliste aux allures de dictature, lorsque sûre d’être l’instance légitimes détentrice du vrai elle s’est enfermée dans une tradition autoritaire fondée sur un moment fondateur, la révolution, administrée par des clercs inamovibles et inaccessibles quasi divinisés « Big brother is watching you ». Cependant, comme il n’y a pas d’emprunt possible sans un terrain favorable on peut penser que si l’on a pu ainsi abuser des religions c’est qu’elles-mêmes présentaient une propension totalitaire et ce sur un double registre : en direction du monde dont elle vise à maîtriser les dimensions politiques et culturelles ; en direction des fidèles dont elle exige l’engagement total. Nos hommes politiques, ne l’oublient pas eux qui sacrifient au rite dominical, à l’enterrement chrétien, et au mariage à l’Eglise tandis qu’ils serrent tous, et nous avons un exemple récent, la main du Pape.

Néanmoins parce que disséminée à travers toutes les instances séculières la religion n’aurait-elle pas plus de poids? Ne serait-elle pas le paradigme de toute autorité spirituelle et de toute instauration de sens comme en témoignent les nouveaux mouvements religieux qui ne se posent qu’en s’opposant à elle, telle la scientologie qui se prétend  « une religion »? Cela signifierait-il aussi que le politique connaît ne mutation religieuse de son croire et/ou qu’à l’inverse le croire religieux connaît une mutation politique? Or l’histoire est là pour témoigner de cette mutation. Il n’est que de se remémorer le cadre millénariste et eschatologique de l’élaboration du marxisme impliquant une autodestruction du politique, en tant que tel. Du reste n’est-ce pas le catholicisme qui en Pologne fut l’arme de la désactivation, sur le plan politique, de la désaliénation, sur le plan individuel (l’opium se révélant un facteur d’éveil !) et de détotalisation sur le plan social? Ceci nous montre à quel point le politique et le religieux, qui tous deux visent à l’élaboration d’un système de signification permettant de régir l’être-ensemble des hommes, sont imbriqués pour le pire et le meilleur, car à contrario le régime démocratique nous fournit l’exemple d’une religion, le christianisme, vecteur d’un système libéral.

Dès lors la tension du politique et du religieux est intrinsèquement un faux problème  bien qu’elle existât durant les millénaires où l’Eglise s’imposa grâce aux politiques, comme une institution autoritaire et directrice de la totalité du social. Mais l’origine de la démocratie a déserté nos mémoires et le processus d’individualisation croissante en nous éloignant de cet ancrage nous en a fait perdre les valeurs qu’elle nourrissait et garantissait, à savoir : une liberté critique donnant à l’individu les moyens de construire une personnalité responsable et engagée dans la construction de la société. Sur quoi foncer celle-ci dès lors qu’on pense l’individu face à la société ; que la loi n’est plus obligation librement consentie, mais contrainte ; qu’on confond indépendance et liberté ? Alors la société devenue entrave, la loi dictature et la liberté indépendance régie par le principe de plaisir, l’individu se réfugie dans sa « privacy » vivant selon un « carpe diem » que nourrit le confort moderne, ou bien il entame une recherche inquiète sur le marché des valeurs qui s’offrent à lui, ou plutôt se vendent. Le champ du politique est désormais déserté et celui du religieux, même si on parle de son retour, l’est tout autant dès que l’on confond besoin narcissique et ouverture à l’autre.

Comment dans ces conditions d’amnésie élaborer l’identité nécessaire à l’être-avec?

 IV – LA MODERNITE EST-ELLE SANS MEMOIRE?

 1. Mémoire et religion

 Perdre la mémoire c’est, on le sait, se retrouver dans un instant discontinu, sans passé, ni futur, c’est n’appréhender le temps que comme point mathématique et non plus une durée, c’est, par conséquent être privé de conscience car ce savoir-avec se définit précisément par la mémoire elle-même, pont jeté entre le passé et l’avenir, instaurant une continuité grâce à la transmission. Peut-on vivre sans savoir qui l’on est? Le sait-on si on ne connaît son origine?

Or les religions sont avant tout des mémoires qui répondent ainsi à la question ontologique de l’essence de l’être. De la sorte, si elles développent une pensée de l’origine c’est pour offrir à une société la substance de sa pérennité et les moyens de sa continuité comprise comme changement continu, construction indéfinie, régulation, mais non pas répétition du même. A ces conditions se constitue une lignée croyant en charge de transmettre aux générations les moyens de se construire au sein d’un structure d’accueil. Mais celle-ci pour se perpétuer a besoin de recoïncider périodiquement avec ses origines, en termes éléadiens avec l’illo-tempore, le grand Temps, celui de la geste créatrice des héros civilisateurs. Notons là encore que nombre de rituels séculiers s’adonnent aux mêmes pratiques, tel l’hommage du Front National à Jeanne d’Arc, héroïne fondatrice d’une lignée croyant au mythe de la race pure.

Ainsi la tradition se faisant, qui nourrit la mémoire même qu’elle constitue, est-elle le moteur de toute religion, voire de toute histoire.

Or quelques simples constats nous forcent à admettre que la mémoire semble avoir déserté la modernité : désaffection de l’histoire à l’école ; abandon des auteurs classiques ; réinstauration de cours de culture religieuses ; projet d’une éducation à la citoyenneté… Toutes ces mesures témoignent qu’on tient pour impossible qu’une société puisse se faire sans mémoire, c’est-à-dire sans enracinement dans une tradition. Or la mémoire demande du temps, celle de la patience du concept qui doit être ruminé. Mais notre modernité, au contraire, en manque, elle qui vit au rythme des inventions techno-scientifiques et qui bouleversent le monde sans s’assurer que des structures intellectuelles, psychologiques et éthiques d’accueil existent, sans s’interroger non plus sur les finalités qu’elle poursuit quant à l’homme qu’elle contribue à faire.

En perdant sa mémoire n’est-ce pas elle-même que la modernité met en danger et les valeurs dont elle est fière : liberté, bon sens, fraternité, égalité? Comment penser la valeur des apports sans analyse critique, sans mise en perspective historique, sans évaluation de leurs conséquences ? N’est-ce pas alors la porte ouverte à toutes les dictatures de la pensée, aliénation politique et sociale, violences intégristes, absolutisation de ce qui se donne pour vrai?

 2. Comment la mémoire se perd-elle?

 Comment ce processus s’est-il mis en place?

Deux facteurs y président : part, la dilatation et l’homogénéisation eux-mêmes liés à des particularismes sociaux ; d’autre part, la fragmentation.

Le premier facteur résulte du libéralisme instauré au XIXème siècle avec l’émergence de la bourgeoisie, l’avènement du capitalisme, la libre circulation des biens et des valeurs illimitant la connaissance superficielle du monde, enfin les exodes ruraux alimentant des populations ouvrières déracinées, parce qu’exilées de la civilisation paroissiale qui alimentait une vision stable de la société fondée sur l’équilibre familial, l’harmonie cosmique, et l’assurance d’une récompense future grâce à une vie d’observances. Or entamée par la Révolution industrielle du XIXème, cet équilibre et cette quiétude furent définitivement ébranlés par les successives guerres mondiales qui laissèrent l’homme sans plus aucun repère spatio-temporel dans l’attente absurde d’un improbable Godot.

A cela s’ajoute le produit de l’uniformisation des sphères de la vie sociale fonction d’une techno-scientificité homogène dans laquelle les sociétés puisent leurs valeurs, et leur culture. L’homme s’y trouve défini comme un consommateur-producteur maîtrisant le réel ou plutôt le virtuel qui constitue son univers de vie, de pensée, d’imaginaire ; ses valeurs sont celles induites par l’économie : profit, rentabilité, efficacité, adaptabilité, rapidité. A-t-on dès lors encore besoin d’une mémoire originée dans une tradition bien vite identifiée à un passé démodé? La réponse suppose celle donnée à la question ontologique de l’être, défini dorénavant par le mouvement, le devenir. Mais pour qu’il y ait devenir encore faut-il que quelque chose devienne, de sorte que l’être ne peut jamais se définir par le seul changement à moins de s’abîmer dans un virtuel qui se superpose au réel mais en aucun cas ne le réalise car la réalité est le produit de possibles actualisés. Or dès qu’une société est privée de mémoire elle ne peut plus choisir parmi des possibles ceux qu’elle va réaliser pour modeler son monde, c’est pourquoi seule lui reste la fuite en avant de la prospective qui la projette dans un univers virtuel.

Le second facteur est celui de la fragmentation de la mémoire, lequel s’inscrit dans un processus global d’émiettement des activités, comportements, valeurs de l’individu. Déjà dans les années 50 Friedmann intitulait l’un de ses ouvrages « Le travail en miettes » voulant ainsi souligner les effets du travail à la chaîne qui réduit l’individu à n’être qu’n maillon dans l’élaboration d’un produit dont il ne connaît ni l’origine, ni la fin ; qu’un objet aliéné à une machine qui lui impose sa cadence ; que l’instrument d’un travail dont il ne tire nulle fierté et qu’il vit comme un instrument de torture. En est-il de même pour l’individu amnésique et anomique de la société moderne? Quel sens peut avoir une culture dont il est exclu? Quel intérêt prendre à des valeurs dont on ignore tout? Au contraire quelle violence l’ignorance n’engendre-t-elle pas surtout si l’on vit cette perte ou cette exclusion comme une douleur? Pire encore l’indifférence à l’égard du lien social que plus rien ne fonde, comme en témoigne le désengagement politique (vote) le désintérêt à l’égard de la famille (mères célibataires, divorces, célibat, maisons de retraite pour les personnes âgées…) le relativisme moral et religieux, indiquent plus qu’une réelle autonomie, une liberté d’indifférence qui est le plus bas degré de liberté. Que transmettront à leur tour les adolescents s’ils ne s’inscrivent pas dans une lignée? Réduiront-ils leurs enfants à noyer leur souffrance dans la drogue et la violence au sein de communautés qui leur procureront un succédané familial?  Ou bien les livreront-ils à des marchands d’espérance pronostiquant le bonheur par les astres, ou l’apocalypse?

 3. Les substituts de la tradition

 Or c’est bien ce type de produits de consommation que l’on voit proliférer sur le marché : méditation transcendantale ; astrologie ; parapsychologie… que paradoxalement nourrit la rationalité techno-scientifique en prêtant le flan à la science fiction. Cela signifie-t-il que l’homme est effectivement cet homo religiosus qui ne peut exister sans croyance en un surnaturel qui tout à la fois l’inquiète le rassure et nourrit un imaginaire débordant qui sans cesse projette l’être hors de lui-même? Assiste-t-on à une  redistribution du croire dont l’individu et non plus une autorité serait la mesure? Mais quelle mesure, dès lors qu’il ne connaît que le principe de plaisir qui tend à identifier jouissance et bien, douleur et mal? Est-ce la raison pour laquelle on assiste, en même temps qu’à un retour du religieux à celui, timide, dans les campagnes nourri de toute une mythologie de la paysannerie (quoique celle-ci se voit vue nettement dévalorisée en vertu d’une part de son entrée dans le marché économique, de sa mise en accusation par les écologistes et de son ravalement au rang d’assisté, mais aussi de la substitution de la figure d’un gestionnaire à celle du paysan, pilier et mémoire des valeurs ancestrales et chrétiennes) comme si une obscure mémoire nous prévenait de la parenté entre le patrimoine et le père tandis que le clonage, comme déjà l’insémination artificielle, nous assure qu’un être sans mémoire, sans origine est viable du moins techniquement. Mais le clone est triste et notre société s’ennuie faute d’avoir encore à l’esprit la question de son origine, un ancrage dans un territoire et une mémoire l’inscrivant dans une lignée.

Cet effondrement des structures  de la religion semble bien atteindre le religieux lui-même car dans tous les domaines, politique, social, artistique, scolaire on assiste à l’effacement de  « conviction croyante fondée sur la référence à une tradition » (10). Or c’est à long terme que les cadres mêmes de la démocratie qui seront atteints car ignorer de  quelles luttes elle est issue, à quelles conditions elle peut durer c’est courir le risque d’une éclosion fasciste, qui revendique un ordre nouveau pour une société sans mémoire. Mais quelle durée pour un régime sans fondement, quelle justice pour une société où la loi change à chaque fois que change la force qui l’a instaurée? Cependant dès lors qu’on habitue une société au changement et qu’on la convainc qu’il s’agit là de son principe d’existence il est certain qu’elle n’exigera justement qu’une nouveauté réitérée tout en vivant de façon angoissée dans cet « empire de l’éphémère » où la mode, comme le souligne Lipovetsky se fait la norme de la modernité. N’est-ce pas là Une erreur ou plutôt une faute que de définir la modernité par le changement, alors que celui-ci relève bien plutôt d’un impératif d’ordre économique? Ne faudrait-il pas avant tout se poser la question de la finalité du changement pour en évaluer la légitimité? Face à l’individualisme, à l’instantanéisme, à la massification, au rôle d’un Etat Providence et d’une haute technologie, quelle place reste-t-il pour un individu qui croyant se donner les moyens de son bonheur, se broie lui-même dans une machinerie qui lui ôte toute verticalité? Dans cette perspective la dimension religieuse n’est-elle plus qu’une velléité, une exigence déçue, un nouveau produit sur le marché? (12). Peut-elle instaurer une nouvelle éthique, voire assurer l’ancrage du transcendant dans l’immanent comme le pense L. Ferry (13), ou bien n’exprime-t-elle qu’un besoin psychologique? Dans le cadre d’une société de consommation dont la valeur est le fonctionnel, la mémoire comme la raison ne risquent-elles pas d’être réduites à leur seule dimension instrumentale comme l’induit ce double d’une représentation réduite de l ‘homme : le robot?

  

V – FAUT-IL SE RESIGNER?

 1. L’utopie comme figure de l’innovation religieuse

 Face à cette situation on enregistre nombre d’appels à la mémoire, sous la forme de commémorations, reconstituions historiques, émissions d’histoire, revalorisation des programmes scolaires, musées, traditions… mais précisément on ne rappelle que ce qui est oublié et on ne commémore que les évènements passés, par conséquent on peut se demander si cette référence au

passé ne dénote pas son insuffisance à répondre aux demandes modernes de sens et cohérence. Après tout une question ne se pose que dans mesure où un objet fait problème. Mais sans cette assise où le groupe peut-il trouver une unité vivante? A celà Hervieu-Léger répond par la figure de

l’utopie dans la mesure où celle-ci fut l’une des incarnations majeures de la religion.

En effet, celle-ci originée dans le messianisme judéo-chrétien et ajoutons dans le millénarisme (14) a modelé en profondeur l’histoire occidentale car on l’a notamment vu avec le marxisme. Mais on peut rappeler aussi la forte influence de Joachim de Flore sur la formation des ordres monastiques, ainsi que sur Hegel et plus tard A. Comte, ainsi que les utopies de Th. More, de Campanella et Rostand, sans négliger les mouvements des peuples entiers chez les indiens Guaranis par exemple pour  rejoindre la terre sans mal. Ainsi est-ce la dimension de l’attente et de son corollaire l’expérience qui est maintenue ouverte grâce, paradoxalement, au non-lieu. Et cette dimension œuvre aussi bien dans le champ du religieux que du séculier ce qui une fois encore montre que celui-là excède les limites de la religion. L’utopie se propose toujours d’instaurer un régime nouveau, celui de 1000 ans de bonheur, grâce à la rupture avec un ordre présent pesant du poids du passé et jugé insuffisant au profit d’un avenir dans lequel l’imaginaire puisse retrouver sa pleine liberté en envisageant de nouveaux possibles. Ainsi un projet collectif peut-il se mettre en place qui crée une unité, transforme en profondeur la culture et influence le sens de l’histoire voire la vision du monde dans la mesure où celle-ci n’est jamais que la représentation que l’on s’en fait en vertu de ses nostalgies, déceptions et attentes.

Mais à cette hypothèse on peut faire plusieurs objections. Tout d’abord n’oublions pas que le troisième Reich voulait aussi être le Reich de 1000 ans ce qui signifie que l’utopie est constamment susceptible d’engendrer une violence autodestructrice. Mais en fait celle-ci ne lui est-elle pas co-substantielle? En effet et c’est là le paradoxe de l’utopie, celle-ci ne peut se définir que par son irréalité, car dès lors qu’elle s’incarne elle tend à s’institutionnaliser, au mieux, ou à se maintenir par la force, au pire, de sorte que le destin de l’utopie c’est de n’être pas sous peine de disparaître en tant que telle. C’est pourquoi l’utopie s’accompagne toujours de son négatif comme l’utopie de l’Abbaye de Thèleme le laissa présager et comme celle du marxisme-lélinisme le démontra. Aussi s’instaure-t-il une dialectique complexe entre religion et utopie car si celle-ci est la figure d’une possible incarnation de celle-là, elle dépérit aussi tôt qu’elle a permis son instauration. Cela signifie que l’utopie ne survit pas au présent et qu’en conséquence son lieu est toujours ailleurs, c’est-à-dire dans l’imaginaire. Mais quelle instance peut-elle actuellement être support d’utopie? On serait tenté de répondre, la politique, mais celle-ci ne résiste pas à l’épreuve des faits et l’échec des utopies nous a depuis longtemps rendus méfiants. Force est donc de constater que l’utopie souffre d’une double crise, celle de l’espérance et celle de son corollaire la confiance, en quoi ou en qui la modernité peut-elle placer sa foi?

 2. La fraternité d’élection

 Si l’utopie ne se révèle pas le lieu d’un possible agir religieux peut-on espérer que les fraternités d’élection que l’on voit se multiplier sous la forme de clubs, d’association, communautés religieuses ou séculaires, groupements divers… puissent se révéler le lieu de recomposition du religieux?

La fraternité d’élection qui prend pour modèle la famille exprime sur un mode utopique ce que celle-ci devrait être, c’est-à-dire transparente, fusionnelle, communicationnelle, solidaire. Mais à la différence de la famille qui pèse du poids de l’autorité héritée, la fraternité d’élection relève du choix de l’individu qui s’y engage volontairement afin d’y satisfaire le besoin de socialisation qu’incarne la famille que par ailleurs il rejette. Le problème est en l’occurrence double puisqu’il s’agit de concilier l’individualité et l’affinité élective, c’est-à-dire dans les termes élaborés par Rousseau à propos du contrat social, de trouver une forme d’association où chacun obéissant à tous les autres n’obéisse pourtant qu’à soi-même ; et d’autre part de définir si et à quelles conditions cette fraternité peut se transformer en groupe religieux. A la première question on répondra par la conception d’une volonté générale représentative de chaque volonté particulière et susceptible d’instaurer une loi dont l’obéissance assure l’autonomie des sujets ; à la seconde par la condition d’une représentation du groupe garantissant sa pérennité au-delà de l‘intensité du lien émotionnel inter-individuel. Or cela signifie que la fraternité se situe dès lors dans l’espace plus vaste d’un principe et d’une généalogie qui la dépasse, comme l’a fort bien souligné Hegel en parlant de la fraternité élective de la religion « un cercle d’amour, un cercle de cœurs qui renoncent à leurs droits sur toute particularité et ne sont unis que par une foi  et une espérance communes »… Mais leur amour n’est pas religion… car il ne contient pas en même temps la représentation de cette union (15). Soulignons à ce propos d’une part d’une part la communauté de pensée avec les termes du contrat rousseauiste qui se révèle d’obédience chrétienne et pose dans le champ de la politique la même question des conditions du passage d’un groupe d’individus à une société ; enfin la nécessaire institutionnalisation du groupe afin d’assurer sa durée et d’instaurer sa continuité, mais au péril du sentiment qui l’a fait naître. C’est pourquoi fraternité élective et religion risquent toujours d’entrer en tension lorsque la force de l’innovation de l’une se heurte à l’autorité avérée de l’autre, au point que la fraternité recherche en elle le principe de sa suffisance sans en appeler à un tiers. Il n’est que de rappeler les rapports tumultueux de l’Eglise et des groupes charismatiques. Les groupes signifient-ils alors, comme c’est semble-t-il le cas avec les sectes, une sorte de religion? Mais peut-on fonder un lien sociétaire durable sur le sentiment? Celui-ci n’est-il pas trop instable, aléatoire, relatif pour ce faire? A la sympathie ne faut-il pas préférer l’action faite par devoir, c’est-à-dire en vertu du respect pour la loi morale nécessaire et universelle? Double-bind : l’institutionnalisation menace la fraternité de routinisation, mais sans elle, elle risque de s’évanouir. Par conséquent la fraternité doit-elle nécessairement devenir religion et la multiplication actuelle de celles-ci témoigne-t-elle de la réminiscence du religieux et de la recomposition actuelle de celui-ci? A moins que cette pluralisation ne favorise à la fois les conflits et aussi une dilution du religieux telle que celui-ci n’ait plus de sens. Comment en effet qualifier de religieux un groupe qui invite ses adeptes à pratiquer des suicides collectifs ou au mieux à se couper du monde conçu comme diabolique.   

Sous couvert de fraternité, n’assiste-t-on pas à des résurgences idéologiques de type ethnocentrique et loin d’être une structure d’accueil susceptible à l’inverse de se recevoir de l’autre, la fraternité n’obéit-elle pas un réflexe identitaire? Les montées de l’intégrisme nous préviennent suffisamment de ce fait : qu’il n’est pas bon de penser le groupe de façon substantive et donc exclusive.

Mais sans aller jusque-là il est certain aussi que la fraternité élective qui s’organise par exemple autour d’un idéal moral et humanitaire ne manifeste pas nécessairement le besoin de s’en référer à une puissance transcendante et que l’horizon du hic et nunc à transformer justifie pleinement son existence. Par conséquent la religion pourrait en ce cas être relayée et éliminée. Du reste à la figure de Dieu le Père on préfère celle du Fils et de celui-ci on retient l’homme que l’on compare à Gandhi ou Martin Luther King, de même qu’à la théologie on préfère l’éthique. La religion devenue réservoir de symboles et modèles éthiques dont on retient le message humain offre des valeurs à dimension universelle sans qu’il soit plus question de sa sources originaire. Comparable à un système philosophie ou à une sagesse elle peut être mise à parité avec n’importe quel système de pensée avec lequel en définitive on bricole. Mais à quoi bon vouloir encore parler de religion? S’il s’agit de signifier la conservation d’une identité par l’appartenance à une ethnie ; l’élaboration de valeurs ; un projet commun ; une tradition ; des célébrations commémoratives sous la bannière d’un fondateur charismatique, le Front National pourrait alors se prétendre religion séculière ! si on accepte cette hypothèse alors on réduit la religion à n’être qu’un instrument idéologique et alors il vaut mieux effectivement en sortir.

 

Conclusion temporaire

 

La conclusion que propose Hervieu-Léger, et que nous élargissons en la commentant, ne peut qu’être aporétique et provisoire car le contexte est si variable que de multiples rebondissements sont possibles. Néanmoins il est nécessaire de clairement poser les problèmes.

La génération actuelle est la première génération post-traditionnelle et à ce titre la question se pose crucialement de savoir quelle relation il lui est permis d’entretenir avec la tradition, et s’il lui est possible et nécessaire d’en entretenir une. De cette question dépend la réponse à la possibilité de l’instauration d’une nouvelle disposition du religieux en modernité. C’est pourquoi il nous faut rappeler les attributs de celle-ci face aux exigences structurelles de la religion. La modernité se caractérise par sa mobilité, son changement à tout prix, son innovation constante en vertu du principe de plaisir. Par c’est une incertitude structurelle qui s’installe. A contrario la religion prône la valorisation de l‘être et non de l’avoir, c’est-à-dire d’un savoir véhiculé par la tradition qui en instaurant la continuité garantit la stabilité. A la rationalité instrumentale et à l’idéal technico-pragmatique de notre société elle oppose l’horizon d’une utopie où peut s’investir un imaginaire pétri d’espérance et d’attente qui oppose la joyeuse création de possibles, à la morose de modes que l’on croit originales. En tant que véhiculée par une lignée croyante qu’elle constitue, elle crée une continuité qui prenant appui sur une tradition qui nourrit notre mémoire se penche vers un avenir qui pour incertain qu’il soit porte en lui l’assurance de la foi dans laquelle elle permet d’entrer. Ainsi évite-t-elle le désespoir d’une incrédulité résultant de déceptions telles que l’individu n’a plus d’autre interlocuteur et confident que lui-même. Ainsi connaît-il une amnésie mortifère à laquelle le divertissement ne lui permet pas d’échapper. Individualiste la modernité veut s’engendrer et se trouve donc confrontée à une multiplicité de choix que rien ne guide, aussi ses valeurs, ses croyances, ses engagements se composent-ils selon un menu à la carte. Déçue sans doute, sa méfiance et son incrédulité (issue d’une longue lignée de généalogistes qui posèrent la question du de juris aux institutions) l’amènent à refuser de se recevoir d’un autre et ce faisant elle évite à son tour les engagements selon la logique de l’avare qui a horreur des cadeaux. Or ne pas définir l’être comme « avec » et « pour » invalide toute possibilité de lien social et par conséquent enferme l’individu dans un égocentrisme paranoïaque et schizophrénique qui lui fait préférer le virtuel au possible. Se croyant libre parce qu’isolé il est en fait, faute d’un choix renseigné que lui procurerait le dialogue avec la tradition, aliéné au « on » subtil et pernicieux qui le parle et l’agit pour le convaincre que l’identité passe par le repli ethnique et quel bonheur consiste à jouer son rôle de consommateur-producteur ici et maintenant dans le cadre d’une horizontalité où le présent phagocyte la durée. Or sans durée, ni la création, ni la réflexion, ni la contemplation ne sont possibles, autrement dit la verticalité de la relation au transcendant est évacuée. L’individu vit dans le proche ignorant le lointain qui exige le vide de l’entre-deux et l’altérité grâce à laquelle « un » égale « deux ». Sans conscience de l’altérité vécue comme dimension nécessaire de l ‘être comment puis-je appréhender autrui dont le visage m’installe dans l’infini que suggère son exigence éthique? Voué à la totalité l’individu se fait totalitaire, exclusif, intégriste et son repli frileux voire violent dit assez sa douleur de n’être point deux.

Privé de mémoire et donc de l’inscription dans la lignée croyante qu’instaure la tradition il lui reste l’émotion sur laquelle une nouvelle modalité du religieux pourrait peut-être se fonder si son caractère volatile ne s’y opposait, de sorte que l’institutionnalisation de la communauté fraternelle s’avère paradoxalement nécessaire. Au savoir fondé en raison s’oppose l’émotion censée instaurer une nouvelle modalité d’un croire qui cherche ailleurs que dans une autorité institutionnelle la vérité de ses énoncés. Mais où? Telle est la question qui s’impose à une religion qui ne peut plus faire appel à ses institutions. Dès lors il s’agit de savoir si et comment un religieux désinstitutionalisé est possible. La tâche de la religion, si elle veut assurer sa crédibilité et sauvegarder non actualité, est de prendre en compte l’exigence de mobilité du croire à laquelle elle est par essence réfractaire puisque la modalité du croire qu’elle véhicule est d’ordre institutionnel. Il lui faut donc articuler un compromis entre la maintenance de la tradition qui garantit la lignée croyante qu’elle a pour rôle de conserver et le refus moderne d’autorité qui considère la tradition comme un réservoir de signifiants flottants. Dans ces conditions il semble difficile de maintenir une mémoire vive ayant valeur de vérité alors que la source de celle-ci est « mon opinion personnelle » et non plus l’institution. Nouvelle source de la vérité, le sujet qui se prétend mesure de toute chose, instaure un relativisme apparemment tolérant (« à chacun sa religion ») mais en fait hostile à tout dialogue qui risquerait d’introduire le doute dans ses convictions. Relativisme rime donc avec exclusivisme et l’individu coupé des autres et du monde l’est par conséquent de lui-même car sans mémoire il est sans identité et l’émotion qu’il érige en valeur absolue puisque personnelle dépérit bien vite de n’être pas nourrie.

N’y aurait-il pas là de formidables malentendus sur le sens de la tradition, de l’institution, l’une faite originairement pour transmettre et non imposer, l’autre pour fonder et non figer. Or, focalisé sur l’institué et oublieux de l’instituant, l’individu moderne dénigre la religion ou ne supporte qu’une religion amnésique et désinstitutionnalisée, de sorte que c’est la source vive de la religion qu’il tarit, celle qui en fait une dynamique susceptible de mobiliser une lignée croyante.

Consciente de cela l’église propose des solutions qui consistent à revaloriser la foi personnelle et la fusion émotionnelle sous la forme des groupes charismatiques ou des J.M.J., mais ne risque-t-elle pas, si elle néglige la tradition dont elle s’est reçue, de favoriser une sortie de la religion, car elle encourage un christianisme sans la religion? Le destin du christianisme est-il de devenir une éthique à valeur universelle? Mais à sacrifier aux exigences de la modernité ne risque-t-elle pas de décevoir l’attente de ses fidèles?  A contrario si elle satisfait ceux-ci, sera-t-elle à même de répondre à la concurrence qui nait de la dissémination du religieux?

Loin de se penser en termes de confrontation c’est sur le registre du compromis que se joue, en modernité, la reconfiguration du paysage religieux qui s’inscrit dans la problématique plus globale des nouvelles modalités d’un croire qui est en quête de son fondement.

 

 ANASTASIA SOLANGE CHOPPLET

Conférenciere et philosophe

 

 

 

(1) Cerf. Paris 1993

(2) « Sociologie religieuse et sciences des religions » in Archives de Sciences sociales des religions

N° 1. Janvier- Juin 1956.

(3) Bourdieu : « Sociologues de la croyance et croyances de sociologues » in Archives de sciences sociales des religions n° 63-1. Janvier-Mars 1987.

(4) Derrida : La dissémination. Seuil. 1972

(5) A propos d’une philosophie du bruit voir : M. Serres : La genèse. Grasset 1982, en particulier le chapitre 1 « La belle noiseuse »

(6) R. Otto : Le sacré. Payot. 19

(7) Différents termes signifiant la sacralité en islam : qds : pur-tabou ; wlyy : ami-aimé de Dieu ; HRM : sacré défendu- illicite ; SRR : origine-mystère-raison profonde.

(8) Pour une critique de cette notion, G. de Longeaux : Déclin du christianisme, retour du religieux? cours polycopiés de l’université catholique de Paris. 1986

(9) J. Séguy : « L’approche wébérienne des phénomènes religieux » ds R. Cirpiani ; M. Macioti (cd) Omaggio a Ferrarotti. 1989

(10) Hervieu-Léger : La religion pour mémoire. P 105.

(11) Hervieu-Léger p 199

(12) F. Champion in Delumeau : Le fait religieux « Religieux flottant… ». Paris 1995.

(13) L. Ferry : L’homme dieu. Grasset. 1996.

(14) A ce propos voir J. Delumeau : Mille ans de bonheur. Fayard 1995.

(15) Hegel : L’esprit du Christianisme. Paris Vrin 1988 p 114.   

 

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