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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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25 novembre 2020

LE MYTHE AUX MILLE VISAGES

LE MYTHE AU MILLE VISAGES

Etude de l'ouvrage de M. Eliade : Aspects du mythe

 

                            

SOMMAIRE

 

En partance

 

I METHODOLOGIE

  1. La phénoménologie structurale
  2. L'herméneutique

II NATURE ET FONCTIONS DU MYTHE

  1. Eléments définitionnels

Une histoire vraie

Une réalité culturelle Une parole sacrée

Un temps primordial

Une venue à l'existence

  1. Fonctions du mythe

L'exemplarité

Fonction de mémoire

Fonction de nouveauté

Fonction salvatrice

III L'HOMME MODERNE ET LE MYTHE

1. Finalités de l'entreprise éliadienne

2. Récurrences mythiques

Mythe des origines

Mythe eschatologique

Mythe du héros civilisateur

Mythe cosmogonique

Mythe et psychanalyse

Mythe et média

 IV OUELOUES INTERROGATIONS

  1. Les options métaphysiques d'Eliade
  2. Ouestions à son adresse

L'illo tempore est-il paradisiaque ?

La nostalgie des origines est-elle universelle et bienfaisante ?

Les sociétés archaïques sont-elles détentrices du sacré ?

Critique de type levinasienne

Vers une théologie de l'inclusivisme

Remarques finales : mythe et idéologie ; limites de l'herméneutique

Conclusion temporaire en cinq points

Bibliographie

 

 

 

C'est ce qu'on ne peut pénétrer

qu'on s'efforce de le figurer

Lao - Tseu.

 

La falaise des mille Bouddhas - Sichuan - Chine 

En partance

Un mot tout d'abord sur notre titre qui s'inspirant du nom du complexe des Mille Bouddhas ou illuminés alignés dans une galerie rocheuse du nord de la Chine au Mai tsi-chan, se veut tout à la fois, un rappel du premier champ d'investigation de M. Eliade l , et une préfiguration de la nature du mythe que nous allons nous employer à déchiffrer

Pour ce faire nous avons choisi un ouvrage de Mircea Eliade qui, écrit en 1963,  à la moitié de son oeuvre, lui permet de faire un bilan de ses acquis exposés dans : "Le mythe de l'éternel retour" (1949)auquel il est souvent fait allusion, "Le traité d'histoire des religions (1949)  "Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase (1951)  "Images et symboles"(1952), "Mythes, rêves et mystères"(1957)pour ne  citer que les plus connus. De façon plus ou moins explicite c'est aux analyses et résultats de ces recherches qu'Eliade réfère dans "Aspects du mythe"

D'emblée ce titre impose le questionnement de par l'opposition ou plutôt la polarité entre son objet singulier et la multiplicité des aspects de celui-ci ouvrant la voie au difficile problème de l'unité de la multiplicité. Faut-il y voir une provocation intellectuelle de l'auteur désirant aviver la curiosité du 1 lecteur ? ou bien le signe d'une complexité qu'il est bon de conserver, voire de cultiver ? Veut-il ainsi et d'emblée réfuter tout type de réductionnisme ? Peut-on alors, et comment, parler du mythe et de "ses" aspects, sans briser l'unicité qu'Eliade semble vouloir sauvegarder ? Par ailleurs la question se pose de savoir ce qu'il faut entendre par "aspects", s'agit-il d'un apparaître relatif à la diversité des points de vue dont on le considère, auquel cas l'objet risquerait de se diluer dans la multiplicité des approches ou bien l'auteur vise-t-il les différentes formes de son objet d'étude ?

Quoiqu'il en soit Eliade présuppose bien que le mythe possède une nature propre et irréductible à la diversité des analyses. C'est pourquoi nous verrons que son analyse phénoménologique, inspirée de  celle de Rudolph  Otto, veut considérer le mythe perse.

Si l'on interroge la table des matières de son ouvrage, on remarque que l'auteur offre une réponse à notre question puisqu'il analyse tour à tour : la structure des mythes (et nous voyons là s'inverser le rapport unité/multiplicité ce qui induit que sous les variantes ou aspects des mythes demeure une structure unique) le prestige des origines ; les mythes de renouvellement ; l'eschatologie et la cosmogonie ; le temps. Ces premières données car elles nous révèlent qu'Eliade en analysant quelques mythes fondateurs a pour objectif d'en esquisser une typologie et dégager une structure.

Puis suivent deux chapitres intitulés : Mythologie, ontologie, histoire ; Mythologie de la Mémoire et de l'Oubli, où Eliade aborde le mythe dans ses dimensions métaphysique, ontologique etanthropologique afin de démontrer que le muthos joue mutatis mutandis un rôle analogue à celui du logos comme si le mythe était investi des mêmes fonctions que le concept, ou plus exactement comme s'il dépassait celui-ci en tant que véhicule de sens. Enfin la dernière partie . Grandeur et décadence des mythes ; Survivance et camouflage des mythes, nous "rassure" quant à la pérennité du mythe, dont Eliade comme Otto fait une catégorie a priori de l'esprit.

A la lecture de ces titres on saisit d'emblée l'écart qu'Eliade veut creuser entre la tradition philosophique issue de Platon, réduisant le mythe à n'être que le négatif du logos et sa propre entreprise scientifique qui, se démarquant aussi du réductionnisme des sciences humaines, veut traiter le mythe comme un phénomène à part entière. C'est pourquoi on peut compter parmi les aspects du mythe la méthodologie qu'il met en place, issue de la phénoménologie structurale et de l'herméneutique.

Bien sûr l'approche éliadienne du mythe qui rapporte celui-ci, sous quelque forme qu'il se présente, à un mythe d'origine fondant et explicitant l'hic et nunc de l'humanité grâce à la geste des héros civilisateurs inaugurée dans un illo tempore avec lequel, l'homme nostalgique cherche périodiquement à recoïncider afin de se régénérer avec le cosmos, présuppose chez l'auteur un certain nombre de positions à l'égard du temps et de l'histoire ainsi que d'options religieuses, sur lesquelles nous nous reviendrons. Il n'en demeure pas moins qu'Eliade se sentant comme investi d'une tâche donna à l'histoire des religions ses lettres de noblesse en la chargeant d'une mission morale auprès du monde contemporain, certain que "la compréhension du mythe comptera un jour parmi les découvertes les plus utiles du XXe ".. Aussi, afin d'évaluer cette assertion qui ne va pas sans poser de problèmes dans un monde aux tendances profanes, nous nous proposons d'étudier la méthodologie élaborée par Eliade pour ensuite définir le mythe dans sa nature et ses fonctions et enfin sa survie dans le monde contemporain.

Nous achèverons notre réflexion par un ensemble de questions soulignant les présupposés de la thèse de l'auteur, questions ne portant pas tant sur son analyse du mythe que sur son approche globale et les conséquences plus ou moins explicites qui en découlent.

 I. LA METHODOLOGIE

Bust, Mohenjo-daro, Indus Valley | Ancient history archaeology, Mohenjo daro, Indus valley civilization

1. La phénoménologie

Tout comme Rudolph Otto, sans doute son prédécesseur le plus proche, Eliade part du principe que le mythe, qui est une modalité du sacré, est un objet irréductible signifiant une façon d'être dans le monde. C'est pourquoi tout document, mythe, symbole, objet, est considéré comme une hierophanie, c'est-à-dire un acte de manifestation du sacré accessible grâce à une description de son apparaître à la conscience.

Dans la mesure où il est irréductible ce phénomène fera l'objet d’une épochè visant à "retourner aux choses mêmes" en deçà des multiples approches, sociologique2 psychologiques3 , historiques, philosophiques qui sont autant de réductions des phénomènes à des apparences plus ou moins trompeuses ou du moins à des discours orientés. Pour ce faire, dans un premier temps l'auteur procède à une description morphologique et typologique des phénomènes afin d'une part d'en dégager la structure dans laquelle seule ils peuvent prendre sens et d'autre part de comprendre les constituants fondamentaux de l'expérience du sacré constitutive de la conscience.

Par ailleurs l'époché montre qu'il n'y a de phénomènes que pour une conscience, dont ils constituent la vie pure, de sorte que l'ensemble produit des états vécus comme sacrés témoigne de la dimension religieuse de la conscience. Par voie de conséquence le mythe doit être rapporté à l'acte de conscience qui le vise, de sorte que celui qui étudie les mythes doit non seulement effectuer une réduction, mais aussi une reconduction afin de ramener les phénomènes à la conscience comme à leur source originelle

C'est pourquoi, s'il veut comprendre le mythe, c'est à dire l'intentionnalité qui lui donna sens et être, le chercheur doit grâce à son imagination en recréer les conditions d'apparition. Otto avait en l'occurrence ouvert la voie en préconisant une description des modalités d'apparition du sacré perçu par la sympathie associant l'individu "aux sentiments de ceux, qui autour de nous l’éprouvent en vibrant à l'unisson". Fidèle en cela à Husserl il  pratiquait la phénoménologie comme une philosophie de l'intuition ne présupposant rien quant à la nature de celle-ci mais s'efforçant de la vivre. Mais tandis qu'Otto s'attache à "noter la réaction sentimentale particulière que son contact provoque en nous » 4

2. L'herméneutique

D'après le sceau au Yogi, Mohenjo-Daro. (Marsailly/Blogostelle) – BLOGOSTELLE Histoire de l'Art et du Sacré

Le deuxième élément.de la méthodologie éliadienne, est l'herméneutique. En effet dans la mesure où les phénomènes religieux ne sont pas de simples faits sociaux ou historiques dont le sens s'épuiserait dans les conditionnements qui l'auraient vu naître, ce que confirme le fait que le sacré fait instantanément irruption dans le monde profane, on peut considérer les mythes comme des messages à déchiffrer. En tant que possédant un mode d'être spécifique ils requièrent donc une herméneutique ad hoc, exigeant de les comprendre tels que les comprirent leurs initiateurs. Eliade assigne à l'herméneutique le rôle de dégager le message transhistorique des phénomènes et leur sens pour l'homme moderne, ce qui présuppose qu'en deçà des cultures dans lesquelles se constituent les phénomènes en vertu d'intentions diverses, existent des archétypes structurant le sacré et des modes d'appréhension et de compréhension similaires. Or ceci a pour conséquence d'éviter la réduction du mythe à une étape de la conscience humaine pour l'élever par la voie du sacré au rang de catégorie a priori de l'esprit. Nous sommes ainsi affrontés à une option de l'auteur : considérer l'histoire comme un épiphénomène n'altérant en rien la nature du mythe insensible à la culture dans laquelle il naît. Fort de cela Eliade, qui demeure un scientifique préconise 'une herméneutique du mythe comportant les trois moments indissociables : comprendre, interpréter, appliquer, qui évitera le réductionnisme des sciences humaines, mais aussi les interprétations abusives et orientées que pourrait induire l'intuition juste qui guide son "coeur intelligent" que tenterait une éventuelle conversion. Malgré le caractère scientifique de sa démarche on doit se demander si l'application de son interprétation du mythe au monde contemporain, ne l'oblige pas à certaines contorsions où tout devenant mythe plus rien ne l'est sans du reste attester quoi que ce soit car si le sens du sacré, c'est à dire d'un "je ne sais quoi" distinct du profane, ne préexiste pas au mythe quel rapport entretient-il avec ce que les sociétés archaïques vivent ainsi ?       

Dès lors la question se pose de savoir si le Lebenswell de l'homo religiosus qu'Eliade décrit en analysant les phénomènes sacrés des sociétés archaïques n'est pas propre à celles-ci et si l'auteur ne s'est pas laissé prendre au piège du cercle herméneutique faute d'avoir sous-estimé la part d'interprétation qui entre dans toute compréhension et réciproquement. Or l'ignorer revient à négliger l'historicité essentielle à toute compréhension. Quoiqu'il en soit c'est d'une herméneutique comme recollection du sens que relève le projet éliadien puisqu'il vise à interpréter un sens compris comme message, voire révélation et gage de salut.

II. NATURE ET FONCTIONS DU MYTHE

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1. Eléments définitionnels

Considéré traditionnellement comme une croyance imaginaire, voire mensongère, fondée sur la crédulité de ceux qui y adhèrent, le mythe est, dans la tradition occidentale„ synonyme de mystification. Ceci est un héritage tout à la fois grec, en tant qu'opposé au logos, et judéo-chrétien en tant que surnaturel mettant en scène des dieux et des héros, non attestés par l'Ancien  Testament et le Nouveau Testament Contre le mythe les Pères de l'Eglise ont souligné l'historicité de Jésus Christ, et se sont d'autre part efforcés de donner une forme grecque, c'est-à-dire rationnelle aux dogmes fondateurs de la foi. Du reste on  peut se demander si la lutte contre les hérésies n'est pas à compter comme l'un des avatars de la lutte du logos contre le muthos. Ce qui demeurera irréductible à l'emprise conceptuelle fera l'objet d'une exégèse à quatre niveaux dans laquelle le mythe et le symbole deviendront allégories. Par conséquent même si on relève quelques traces de comportement mythique dans le christianisme (répétition des gestes ; coïncidence et présence de l'événement christique ; abolition du hic et nunc par le temps liturgique ( imitatio dei) celui-ci a bel et bien été à l'origine d’un processus de démythologisation commencé du reste par le judaïsme dans sa lutte contre les religions populaires vivantes dont il s'est approprié les symboles. Ainsi les dieux de l'orage deviennent-ils Elie ; les tueurs de dragons, St Georges. A contrario on objectera que le christianisme populaire à véhiculé certaines catégories de la pensée mythique.

Mais globalement, le mythe rapporté aux peuples primitifs et aux enfants ne cesse d'être considéré,  ordinairement et premièrement par les esprits "éclairés" comme se rapportant à l'enfance de l'esprit humain. Certain qu'entre le mythe et le concept la différence était d'expression et non de nature Eliade a été parmi les premiers à défier la philosophie occidentale.

a. Une histoire vraie

D'emblée il propose dans son texte une définition du mythe qui est, écrit-il, une histoire vraie, s'inscrivant dans une culture, ayant une signification sacrée, dévoilant une révélation primordiale et livrant un modèle exemplaire.

Dire qu'il s'agit d'une histoire c'est s'inscrire en faux contre tous ceux qui pensent que les sociétés archaïques n'ont pas d'histoire et que les mythes, pareils aux fables demeurent dans leur immutabilité, mais c'est ignorer qu'il existe une histoire mythique induisant chez ceux qui la vivent et revivent une créativité instaurant du nouveau dans l'instauré. Par ailleurs cette histoire est vraie, ce qui la distingue d'emblée de la fable et lui confère une authenticité, une fiabilité justifiant qu'elle procure réalité, sens et valeur à l'existence. Au passage notons qu'Eliade répond par avance à toute objection qui confondrait immatériel et irréel. Du fait que cette histoire qui est celle des êtres surnaturels est nécessairement vraie, sans quoi elle ne serait même pas, elle est exemplaire, c'est-à-dire qu'elle induit une répétition de la geste des héros donnés comme modèles non seulement aux sociétés archaïques mais, de l'avis d'Eliade à l'homme moderne. Ce faisant elle a un pouvoir de révélation, qu'il est sans doute correct de comprendre au sens chrétien du terme, selon les options mêmes d'Eliade. Or que nous révèle le mythe Il nous révèle nos origines, notre histoire vraie, notre enracinement dans l'être et notre nature divine par participation. Il nous révèle que le réel n'est pas le hic et nunc, mais ce vers  quoi l'on va en le retrouvant en soi. Il nous révèle que l'histoire vraie n'est pas celle du temps concret, continu et quantifiable qui se confond avec l'événement mais celle discontinue que l'archétype inaugure et régule.

Il me révèle que j'ai à devenir ou redevenir périodiquement ce que je suis et dont ma chute dans le temps du devenir m'a séparé. Par conséquent il me révèle que "Nous devons faire ce que les dieux ont fait au commencement"  (5 ) avec une répétition dont la réceptivité  laisse pressentir la soif d'être.

Ainsi le mythe loin de se réduire à un enfantillage répond aux interrogations métaphysiques de l'homme dans l'univers : d'où suis-je venu, qui suis-je, que dois-je faire, comment vivre en société, comment créer, comment exister ? A toutes ces questions le mythe répond et là les réponses sont plus importantes que les questions.

L'homme se sait en relation avec les ancêtres, avec le cosmos, avec autrui grâce à sa participation à la réalité transcendante qui se manifeste en de multiples hiérophanies. C'est un monde vivant et enchanté qu'il connaît, un monde plein de dieux dont Eliade sent le frémissement nostalgique chez ses contemporains. L'ontologie d'Eliade n'est pas sans rappeler celle de Platon chez qui l'anamnèse joue le rôle de la répétition rituelle qui enseigna aux hommes à devenir des êtres humains. Du reste Eliade effectue lui-même cette analogie, "on pourrait donc dire que cette ontologie primitive à une structure platonicienne"6 mais avoue ne pouvoir la pousser très loin car Platon fut aussi le promoteur d'un logos destructeur du muthos.

b. Une réalité culturelle

Kiririsha",the Supreme Mother Goddess... - Children of Universal Mother Goddess | Facebook

Non content de cette première définition Eliade nous en livre une seconde : "Le mythe est une réalité culturelle, extrêmement complexe qui peut être abordée et interprétée dans des perspectives multiples et complémentaires"5. Ici l'angle d'attaque est différent puisqu'Eliade présente le mythe comme un phénomène culturel ce qui est à comprendre d'une part comme l'opposé du naturel entendu comme "brut" puisqu'au contraire le mythe est ce grâce à quoi l'homme s'arrache à la nature et échappe aussi bien à l'enfance qu'à une animalité rédhibitoire, et d'autre part, comme l'antithèse du "surnaturel" puisque le mythe fait accéder l'homme à sa nature humaine. Du reste en s'inscrivant dans la culture le mythe s'avère le fruit d'une élaboration, prenant sens au sein d'un système et conférant de l'être à toutes les dimensions de la culture, qu'il s'agisse de l'activité la plus humble, à la plus sophistiquée, puisque tous les actes de l'homme perpétuent les modèles inaugurés par les Ancêtres.

c. Une parole sacrée

A la façon des poupées russes que l'on emboîte Eliade spécifie son objet par élargissements successifs et dans une troisième définition il écrit que "le mythe raconte une histoire sacrée, relate un événement qui a eu lieu dans un temps primordial, le temps fabuleux des commencements et raconte comment grâce aux exploits des Etres surnaturels une réalité est venue à l'existence".

Comme nous pouvions le prévoir le mythe est parole puisque le mythe raconte. C'est avant tout un récit qui demande, de ce fait, une approche herméneutique. Mais le mythe déborde ce cadre car le mythe dit les paroles primordiales celles qui ne se laissent pas comprendre "«Om» est le brahmane

Om l'univers. Om est le consentement... En disant "Om" le brahman qui va lire le Veda se dit "Puisse-je atteindre le brahman ! " Et atteint le brahman" 7

En récitant le mythe l'individu se rend contemporain de l'illo tempore à l'être duquel il participe mais réciproquement le mythe en tant qu'il est dit est vécu de sorte qu'il prend forme dans un esprit et un corps qui semble comme l'ingérer par le souffle qu'il inspire et expire, ainsi que par la gestuelle qui le mime.

Ce sont donc des histoires qui constituent essentiellement l'homme, ou plutôt une parole performative qui fait en même temps qu'elle s'énonce. La distance entre le faire et le dire, le dire et l'être s'annule. Or ceci explique pourquoi il faut scrupuleusement respecter la récitation du mythe sous peine de porter atteinte à l'ordre même du cosmos Les Upanisad le répètent "il y a le juste et il y a l'étude et la récitation du Veda. Il y a le véridique et il y a la récitation du Veda". Dans cette perspective ni la distance critique, ni l'analyse historique n'ont de sens et nous risquerons l'hypothèse de dire que c'est peut être par ce biais qu'on peut comprendre la relation du musulman au Coran.

d Un temps primordial

Fichier:Gilgamesh subduing a lion.jpg — Wikipédia

En second lieu cette définition introduit l'un des éléments majeurs du mythe auquel Eliade a consacré plusieurs ouvrages le temps qualifié de primordial et spécifié comme temps fabuleux des commencements. Mais peut-on parler de "temps" alors que plus aucune de ses caractéristiques n'est présente ?

En effet le judéo-christianisme nous a appris à le penser comme linéaire, irréversible, continu, quantifiable, profane, à quoi les sociétés archaïques, mais pas seulement elles, opposent ou plutôt dont elles distinguent, car elles n'ignorent pas la temporalité, un temps cyclique, réversible, discontinu, hétérogène, hiérophanique.

A cela il faut ajouter le temps primordial, l'illo tempore, qui se distingue de l'une et l'autre représentation mentionnée puisqu'il se situe à l'initium. C'est un temps sans temps, avant toute déperdition, un plein. C'est du reste pourquoi Eliade distingue le mythe cosmogonique, qui relate la création, de celui des origines narrant l'instauration de la vie, la mort, la sexualité, l'agriculture, les techniques... par les héros civilisateurs. On trouve, notamment, cette distinction fortement soulignée dans le Popol Vuh où tout d'abord les dieux se réunissent pour créer l'homme et où ensuite les frères Aphu, les héros civilisateurs, interviennent pour organiser l'existence des hommes devenant, de ce fait hommes de maïs. Or c'est aux mythes des origines que se réfère le temps cyclique en fonction duquel s'organisent les rituels de façon répétitive.

Il nous faut cependant nuancer notre propos car si effectivement l'homme non religieux connaît lui aussi des successions de temps et de durée, l'origine et la structure de ces rythmes sont essentiellement différents puisque pour l'Homo religiosus il s'agit d'intervalles sacrés, d'irruptions du Temps primordial et transhumain dont seuls les rites peuvent permettre de se rendre contemporain. Dès lors le temps n'est plus seulement une expérience humaine vouant l'homme à la déchéance et à la mort, mais c'est l'expérience d'une présence divine à laquelle il participe par essence. Participation rendue dramatiquement réelle par le sacrifice qui va jusqu'à celui de sa propre vie dans le cas par exemple des Aztèques rendant aux dieux la part de divinité dont ils sont dépositaires. Ainsi que l'écrit Eliade "Par la réactualisation de ces mythes l'homme religieux s'efforce de s'approcher des dieux et de participer à l'Etre ; l'imitation des modèles exemplaires divins exprime à la fois son désir de sainteté et sa nostalgie ontologique" 8

Est-ce à dire que cette expérience serait propre aux sociétés archaïques ? Non pas, car même si le judéo-christianisme nous a inscrit dans un temps linéaire où c'est dans l'histoire qu'intervient la présence divine, il n'en demeure pas moins que les liturgies nous permettent de régulièrement  recoïncider avec des événements qui pour être passés n'en sont pas moins présents. Un très beau livre d'Abraham Herschel "Les bâtisseurs du temps" en témoigne lorsqu'il démontre que si les juifs n'ont pas laissé de bâtiments ils ont en revanche bâti le temps du sabbat à l'image de celui de la création.

Temps sacré, temps profane. A l'un : l'être, la plénitude, l'unicité ontologique, le flux continu. A l'autre : le dépérissement, l'irréalité, le flux incessant. C’est pourquoi il serait erroné, pour qualifier le temps sacré, de parler d'instant car, selon la philosophie bouddhiste, l'instant qui se transforme continuellement en passé est le non-être même, à la limite le temps n'existe pas puisque son être même est son non-être. Ainsi le temps n'est-il qu'un postulat pragmatique. Tout existant dans le temps est voué à l'irréalité. Par conséquent la voie du Salut consiste à échapper à la néantisation dans le temps, c'est-à-dire au conditionnement dont dépend tout composé qui est de ce fait même non identique à soi. Or le présent total, l'atemporel ou le sans-temps n'est accessible que dans ces "instants" paradisiaux où quoique "du" temps, l'individu n'est plus "dans" le temps.

Grâce à cette "expérience" il est comme régénéré, il renaît, ou, comme on le dit dans l'hindouisme, il  est deux fois nés tout comme l'est le monde lui-même puisque "désirer réintégrer le Temps de l'Origine ; c'est désirer aussi bien retrouver la présence des dieux que récupérer le monde fort, frais et pur tel qu'il était in illo tempore 9

Le temps sacré, répété par le rituel est re-présenté, opérant une régénération du cosmos tout entier. Il serait erroné de penser que celle-ci est allégorique, ou alors il faudrait en dire autant de la présence du Christ dans l'eucharistie.

Retenons donc que le Temps sacré se caractérise par : "sa périodicité ; sa contemporaneité ; sa répétition ; sa puissance fondatrice. Tout est-il dit pour autant ? Non pas, car il nous faut accepter et conserver le caractère paradoxal d'un temps qui transcendant le temps est susceptible de l'instaurer ; qui, quoique répété hic et nunc n'en n'est pas annulé pour autant ; dont la présence tout au contraire annule la durée écoulée et recharge ontologiquement ce qui est dégradé alors que par essence le temps est précisément un non-être. De la sorte force est de reconnaître qu'il est difficile de concevoir un temps qui échappe à la durée et auquel nul vocable, qui lui s'inscrit dans le successif, n'est apte à dire un Temps qui dans la fulgurance de son être-là inscrit le Transcendant hic et nunc. Ce faisant, puisqu'il régénère l'être et lui permet de durer à nouveau le Temps voue celui-ci à la dégradation, c'est pourquoi le rite qui est rupture du temps profane permet une invasion nécessaire du Temps sacré. Pour les sociétés archaïques, ou plus généralement pour l’Homo religiosus le monde et les êtres vivants tiennent toujours leur être d'ailleurs. Le tenir de moi qui suis cause essentiellement imparfaite puisque conditionnée c'est me condamner à une déchéance irrémédiable, celle de la séparation d'une plénitude précédant toute création, toute histoire.

A ce propos soulignons que la voie du Salut qui semble préconisée par Eliade, à savoir hors du temps et de l'histoire, n'est pas unique puisqu'au contraire le judéo-christianisme voit son Salut dans l'histoire où il rencontre un Dieu qui vient vers l'homme. A l'origine de ces différentes options se pose en fait la question de la nature et de la valeur des tensions, des polarités, des paradoxes. Sont-ils à rejeter du côté du non-être, ou bien à tenir pour des réalités ? De la réponse dépendra la relation (ou son absence) de l'homme à l'histoire et la voie de Salut adoptée 10

e. Une venue à l'existence

Nous voilà donc rendus au seuil du deuxième élément majeur de cette troisième approche définitionnelle • la venue à l'existence d'une réalité, qui répond à la question métaphysique : pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ?

La réponse proposée par Eliade est la geste des Etres surnaturels qui instaurent de l'être et l'inscrivent dans l'existence. Eliade explicite la nature de leur acte dans le paragraphe intitulé "La divinité assassinée" au chapitre VI. On y apprend que mort et création, comme chaos et cosmos se conditionnent mutuellement. Seule une mort violente est créatrice et porte en soi les moyens de son annulation puisque la nouvelle création participant de la substance assassinée en prolonge l'existence grâce aux rites réactualisant le meurtre et la renaissance.

Ainsi la divinité n'est-elle jamais oubliée du fait même que son meurtre est symboliquement répété Indispensable à la vie des humains la mort de la divinité figure celle de la végétation qui s'enfouit sous terre pour renaître au printemps aidée par les sacrifices des hommes à cet effet. Sans doute faut-il y voir l'origine du cannibalisme comme y invitent du reste les mythes présentant les dieux consommant une victime sacrée pour que les hommes à leur tour la consomment de façon symbolique. Aussi dans le Popol-Vuh les hommes mangent-ils le maïs qui n'est autre que le héros Hunahpu : les rites initiatiques aussi s'y enracinent puisque l'enfant symboliquement mort, renaît comme adulte, après avoir été ontologiquement transformé par cette épreuve qui consiste à couper les liens qui retiennent l'individu à l'enveloppe matricielle.

Meurtre, on l'aura noté, mais non pas crime, puisqu'il s'agit de répéter le sacrifice voulu par la divinité pour qu'existe le cosmos.

La cérémonie remplit, au double sens du terme, une fonction de co-naissance, puisqu'apprendre le mythe fondateur c'est être initié et donc naître réellement avec la divinité. Naissance cette fois-ci voulue, vécue, qui donne sens à l'acte biologique.  Avec la mort des dieux naîtra paradoxalement l'histoire des hommes avec eux.

Cette analyse se situe résolument du côté des divinités de la végétation et n'a rien à voir avec la Passion du Christ que les påéns du reste considéreraient comme un scandale puisqu'il s'agit d'un dieu souffrant pour les hommes et acceptant un supplice infamant. A ce propos Bastide écrit que "la mort violente d'un dieu est constitutive pour un passé révolu (passage à l'agriculture) ou pour un présent qui répéte cycliquement le passé... elle n'est pas engagement, décision, finalité" 11. Et l'on peut se demander avec lui si l'archétype du déicide ne continue pas à fonctionner dans nos sociétés modernes comme la résurgence d'une mentalité mythique. Dans cette perspective, commencer à être c'est être réellement, pleinement, initialement. Mais d'emblée ce qui est se manifeste, se donne à appréhender, s'inscrit dans le temps et s'use. Exister c'est donc déjà n'être plus. Dès lors être et exister s'annulent et de l'Etre en tant qu'Un on ne peut sortir si ce n'est justement grâce au coup de force opéré par les Etres surnaturels. Cela a des tonalités Parmenidiennes et du reste lorsque Jean Greisch présente le Poème de Parménide il évoque à propos du Prologue une lecture "qui cherche à retrouver en deçà du texte parménidien la structure d'une expérience archétypique et d'un genre littéraire que connaissent bien des historiens de la religion qui se réclament de Mircea Eliade le récit d'initiation de type charismatique . Plus précisément relevons encore dans le Fragment VIII du Poème

"Seul reste à parcourir le poème de la route : est. Sur cette route les signes sont nombreux : étant sans naissance, il est aussi sans mort, tout entier homogène, inébranlable et parfait. Il n'a pas été, il ne sera pas, puisqu'il est tout à la fois présent, un, et d'un seul tenant" 12.

Notons par ailleurs que lorsque Greisch traduit la première ligne du Fragment VIII, il écrit "il ne reste donc plus qu'une unique parole (Muthos) de la voie, à savoir "Est". De la sorte le mythe est bien conçu comme parole fondatrice exceptionnelle, comparable, comme le dit l'auteur, à un oracle, et de la parole jaillit l'être. L'être est parole. Le mythe dit l'être, le mythe est l'être dans la mesure où il le fonde, le mythe est donc essentiellement une réponse à la question de l'être puisqu'il révèle l'activité poïetique des Etres surnaturels, sans toutefois expliquer pourquoi ceux-ci ont décidé de se manifester en faveur des hommes. Paradoxe cependant : car l'existence qui est dégradation est 'la condition de manifestation de la geste des héros ; car le monde imparfait est censé témoigner du sacré dont il est hiérophanie ; car si l'être est un, tandis que l'existence multiple est dégradée, alors l'homme ne peut être qu'à condition de cesser d'exister, ou ne peut exister qu'en cessant d'être. Double bind que seul, les rites périodiques permettent d'assumer. Le réel et le vrai sont donc du côté du primordial, de l'originaire, tandis que le hic et nunc est voué à l'illusion, au passage à l'irréel

Pourtant en se manifestant dans le monde le sacré ne sacralise-t-il pas celui-ci ? Mais alors comment peut-il se dégrader ? Question du mal à laquelle en fait rien ne répond. L'homme s'en protège périodiquement par les rites, se sachant cependant irrémédiablement voué au manque, à l'impuissance et à une dégradation dont il n'est originellement pas responsable car les dieux l'ont créé ainsi : mortel, sexué, culturel. Et c'est précisément en le créant ainsi qu'ils l'ont fait à la fois humain puisqu'il tient son humanité d'eux, et voué au mal et à la mort.

Réponse bien ambiguë que celle qu'offre le mythe à la question de l'essence de l'homme et de la genèse du monde mais qui lui confère en tout cas une fonction à la fois : métaphysique, laquelle se manifeste par la conception d'une réalité transcendantale tenue pour sacrée, s'incarnant dans le profane par l'intermédiaire de symboles existentielle, car l'homme étant en proie au désir ontologique cherche à s'accomplir dans la répétition à travers la participation rituelle au sacré heuristique et explicative au plan cognitif ; exemplaire et normatice au plan spirituel et éthique ; mais aussi culturel puisqu'il gère toutes les dimensions de l'existence humaine.

2. Les fonctions du mythe

a. L 'exemplarité

Nous voudrions dans ce paragraphe, comme Eliade nous y invite, analyser le caractère exemplaire du mythe qui a pour corrélation sa répétition périodique et précise. A ce propos Eliade écrit dans le "Sacré et le Profane" (p 89) "On ne devient homme véritablement qu'en se conformant à l'enseignement des mythes, en imitant les dieux". Ce qui, poursuit-il, fait peser une lourde responsabilité sur l'homme puisque si le rituel n'est pas conforme c'est la régénération du cosmos qui est en péril. Grâce aux rituels l'homme peut récupérer une "suite d'éternités". Ainsi la répétition loin d'être l'indice d'une imitation passive et exténuée, d'un manque de créativité, d'un refus du nouveau s'en révèle l'exact opposé. La répétition est vertu puisqu'elle signifie le renouvellement universel grâce à la présentification du mythe cosmogonique. Peut-on cependant interpréter cette option comme un refus de l'autre au seul profit du même ? Oui et non car si l'autre signifie le désordre, l'atteinte au sacré, la dégradation des mythes, alors oui, mais si l'autre c'est l'insertion du transcendant dans le même, alors non. Pour paraphraser Levinas on pourrait dire que l'humanité de l'homme provient de l'irruption de l'autre dans le même quoique avec quelques "apprivoisements"

b. Fonction de mémoire

Qui dit réactualisation dit remémoration et en ce sens le mythe est mémorial requérant une anamnèse des participants. Loin d'être une condition de l'existence, l'oubli serait ici obstacle rédhibitoire à la relation de l'homme avec son origine.

c. Fonction de nouveauté

Par ailleurs il y a comme une action complémentaire entre l'homme et le héros puisqu'en réactualisant sa geste l'homme se régénère mais rappelle aussi l'Etre surnaturel à la mémoire tandis que ses actions prennent sens dans l'existence qu'elles rendent possible .

Ce faisant le profane prend une valeur sacrée dans les moindres faits et gestes de la vie quotidienne la coupe du maïs, le tissage d'un tapis, la forge d'un objet Amadou Hampaté Ba nous rappelle à ce propos que les artisans traditionnels accompagnent leur travail de chants rituels ou de paroles rythmiques sacramentelles, leurs gestes eux-mêmes étant considérés comme un langage. Les gestes de chaque métier reproduisent symboliquement le mystère de la création primordiale liée à la puissance de la Parole : "Le forgeron forge la Parole, le tisserand la tisse, le cordonnier la lisse en la corroyant". C'est pourquoi le monde ainsi vécu n'est pas duel, mais plein de correspondances là 't la nature est comme un temple où de vivants piliers sortent parfois de confuses paroles 13. C'est à une logique participative qu'obéit le mythe et l'individu qui le répètent n’est pas soumis à une contrainte ennuyeuse, puisqu'il en va de sa régénération, mais à une nécessité voulue. De ce côté-ci est la nouveauté, nous dit Eliade car dans un univers réversible il est possible d'effacer ce qui est passé, usé, dégradé, pour recommencer à nouveau. Ainsi le cosmos n'est-il jamais épuisé puisque périodiquement réactualisé. Par contre l'homme moderne, vivant dans l'irréversible est lié à un déterminisme qui entraîne l'épuisement irrépressible du monde. On serait tenté de lire chez Eliade un jugement eschatologique sur le monde moderne voué à une dégradation dont il lit les signes dans l'évolution actuelle et en particulier la perte du mythe. Du reste l'homme moderne en s'abandonnant au profane ne vit-il pas dans l'ignorance de ses origines avec toutes les conséquences qu'une perte d'identité peut entraîner ?

Le mythe enseigne les secrets de l'origine des choses et sans cette connaissance il est impossible d'user des choses. Le chaman chante

Si l'on ne sait d'où vient la danse On ne doit pas en parler

Si on ignore l'origine de la danse On ne peut pas danser

 Mais alors l'homme qui ignore ses origines ne peut-il vivre ? On peut répondre par l'affirmative si on admet que s'ignorer c'est être privé d'être, et de maîtrise de soi et du monde

d. Fonction salvatrice

Sphinx de Naxos — Wikipédia

Par ailleurs le mythe a une fonction salvatrice puisque l'homme des sociétés archaïques n'a pas l'angoisse d'un salut dans le futur remis au jour du jugement dernier, il sait en effet qu'il peut périodiquement répéter les mythes fondateurs et régénérer le cosmos. On peut cependant objecter à M. Eliade que le mythe de la terre-sans-mal des indiens Guarani du Paraguay pourrait apporter un démenti à son propos puisqu'il manifeste l'angoisse d'une fin à laquelle il faut se préparer et la certitude qu'aucune régénération ne la suivra. M. Eliade qui aborde la question la réfère à la venue des Jésuites, mais ce mythe existait avant leur venue selon les études d'Alfred Métraux.

Les notions de grâce, mérite, foi, amour... du moins à titre individuel si prégnantes dans le judéochristianisme ne semblent pas intervenir selon Eliade mais on risque à trop formaliser le rituel de le rendre vain. Enfin il élimine aussi la notion de perfectibilité qui n'a de sens que dans le cadre d'un temps destiné à s'achever. Cependant on peut là encore remarquer que les mythes cosmogoniques relatent toujours plusieurs créations soit que les dieux aient échoué à plusieurs reprises (cf. le Popol Vuh) soient qu'ils attendent des hommes qu'ils s'améliorent, et du reste le fait que certains individus parviennent à un état de sainteté n'est-il pas un signe de perfectibilité ?

Quoiqu'il en soit la fonction salvatrice, en l'occurrence thérapeutique, du mythe joue sur plusieurs registres et l'on peut même dire qu'elle investit tous les domaines de l'existence puisque la maladie, la guerre, la stérilité, la dépression, le manque d'inspiration... sont restaurables grâce à la récitation du mythe. Du reste il est assez difficile de distinguer le chaman du médecin man même si l'on peut dire que le premier est plus prédisposé à des voyages extatiques que le second. Tous ces cas sont considérés comme autant de chutes dans le profane, de déperdition d'être, car si le "poète est chose ailée" son vol l'amène parfois à s'engloutir dans les abysses. C'est pourquoi une conversion de l'esprit du malade par le chaman s'avère nécessaire pour le reconduire vers son origine une, pleine, réelle perdue à la suite de sa dispersion dans le profane. Le malade ainsi re-naît, il est re-créé, mais non pas, précise, Eliade réparé.

Notons qu'à propos de la guérison Eliade met en valeur le caractère systématique du mythe puisque dans ce cas sont invoqués le mythe (puisque celui-ci n'a d'efficace que pour autant qu'on en connaît l'origine) et le rituel de la guérison magique.

On peut faire le même type d'analyse avec la geste des Aphu dans le Popol Vuh qui tour à tour définissent un ensemble de valeurs en combattant le mal ; indiquent les techniques de culture, ainsi que des rituels initiatiques élaborés à partir de la régénération périodique de la végétation ; instaurent un système social de type patriarcal. Le mythe fait donc système et donne une vue unitaire parce que participative de toutes les dimensions de l'existence.

Celle-ci est tout à la fois sacralisée, fondée, explicitée, apprivoisée et assurée grâce aux rites instaurés.

Pour nous résumer disons que le mylhe a pour fonctions de .

  - resubstantialiser le cosmos en luttant contre l'altérité, la séparation, l'usure.

 -  échapper à l'angoisse eschatologique commuée par les rites de régénération. Ceci est une réponse à la question du salut très différente de celle du judéo-christianisme qui annihile la fin une fois pour toutes tandis que le bouddhisme qui, de ce point de vue, se distingue des sociétés préconise de sortir du cercle alors que les sociétés ci-dessus mentionnées, et nous pensons notamment aux Indiens d'Amérique du Nord, demeurent dans le cercle en harmonie avec le cosmos au rythme duquel ils vivent, dégénèrent et se régénèrent sans vouloir faire cesser le mouvement, car celui-ci est la vie même.

 -  évacuer toute culpabilité à l'égard d'un péché originel, sans pour autant supprimer l'angoisse liée à la faute rituelle. Etant considéré d'un point de vue vitaliste le cosmos subit la dégradation de tout vivant, mais toute fin est suivie d'un commencement. Notons que le commencement n'a de sens que par rapport à la fin qu'il appelle justement pour prendre effet et sens. C'est pourquoi les rites

- périodiques des potlach, destructions, extinctions des feux revêtent une telle importance car le chaos est la condition nécessaire du cosmos comme le signifient les rites d'initiation.

-   conserver la mémoire des origines du monde et des êtres.

 -  enseigner les connaissances nécessaires à l'existence, et à sa compréhension.

 -  fournir les modèles à répéter.

-   former un être humain.

 -  pérenniser la vie, par exemple grâce à des récoltes abondantes,  ainsi que la société et la culture au moyen de l'initiation des jeunes qui est une régression ad uterum.

Les principaux aspects du mythe ayant été dégagés il nous reste maintenant à aborder ce qui fut peut être l'objectif essentiel d’Eliade et en tout cas la tâche de l'historien des religions : évaluer si et dans quelle mesure l'homme moderne conserve des traces de cette mentalité ou peut-être faudrait-il dire, catégorie mythique. Dans ce cas la responsabilité éthique de l'historien sera de lui révéler  l'Homo religiosus qui sommeille en lui.

 

III L'HOMME MODERNE ET LE MYTHE

LE QUAI DES BRUMES – Marcel Carné (1938)

1. Finalités de l'entreprise éliadienne

Eliade n'hésite pas à affirmer que tout ce qui touche la religion naturelle intéresse l'homme moderne le 13 Avril 1962 il fait la déclaration suivante . "L'homme moderne radicalement sécularisé, se voit ou se veut athée, areligieux ou tout au moins indifférent. Mais il se trompe. Il n'a pas encore réussi à abolir l'Homo religiosus qui est en lui... il est resté "païen" sans le savoir... une société areligieuse périrait au bout de quelques générations... Le temps de l'épiphanie n'est pas encore arrivé".              

Par conséquent cela signifie, et ce serait le but même de l'herméneutique, que le travail de l'historien des religions n'est pas achevé avec les phénomènes, mais qu'il a à en "révéler" la signification pour l'homme moderne hic et nunc, ce qui présuppose qu'un sens peut avoir une valeur universelle et transhistorique c'est à dire valoir indépendamment des conditions qui l'ont naître. Or ne court-on pas le risque en interprétant un phénomène en vue d'un certain objectif de lui prêter un sens qu'il ne véhicule pas ?

Devant donc ce qu'on n'en finit pas de nommer le désenchantement du monde, la mort de Dieu ou son éclipse, Eliade se plonge résolument non pas dans le passé, car la pensée archaïque fait partie de l'être de l'homme, mais au coeur de celui-ci par l'intermédiaire des phénomènes qui sont encore observables dans certaines sociétés. Mais un premier et majeur obstacle se dresse c'est celui de la revendication de sa liberté par l'homme moderne, qui fort de son bon sens si universellement partagé se définit comme un agent de l'Histoire ressentant tout appel à la transcendance et au sacré comme des atteintes à sa liberté. Or en voulant échapper à sa dimension verticale l'homme ne s'aliène-t-il pas à un ensemble de processus auquel le voue un temps devenu irréversible ? Pire encore n'est-il pas conduit au désespoir "par sa présence dans un univers historique... où l'histoire et le progrès sont une chute impliquant l'un et l'autre l'abandon définitif du paradis des archétypes et de la répétition En quoi, ajoute-t-il le christianisme a une lourde responsabilité en tant que religion de l'homme déchu. La liberté pour quoi faire et pour qui ? Telle est la question d'Eliade à l'homme moderne, redoublée par cette seconde : Peut-on échapper, et le faut-il, à ce que l'on est ? Ce faisant Eliade redonne un sens à l'histoire des religions non plus réduite à n'être qu'une discipline critique d'analyse des faits passés, mais rendue à sa finalité propre qui est de contribuer à l'humanité pleine de l'homme. La religion n'est pas un stade dépassé de l'évolution humaine mais a ou plutôt est une réalité qui donne à l'individu la possibilité de se vivre comme un être total.

Outre les conséquences qu'elle a sur l'homme moderne, l'historien des religions et le type d'appréhension du religieux, Eliade considère que cette approche pourrait revivifier la philosophie occidentale qui, dit-il "tend dangereusement à se provincialiser... en s'isolant dans ses traditions et en ignorant par exemple les problèmes et les solutions de la pensée orientale.. On pourrait renouveler les problèmes cruciaux de la métaphysique grâce à une connaissance de l'ontologie archaïque 15Réduisant le réel au matériel notre philosophie considère que tout l'être de l'homme consiste à être une histoire.

D'où les positions d'Eliade à la fois anti-positiviste et anti-existentialiste (nous y reviendrons) car ces mouvements de pensée ont à la fois occulté la relation de l'homme au transcendant, l'ont privé d'une nature et réduit à son actuelle réalité. Par voie de conséquence symbole, mythe et image ont été relégués dans le monde de l'enfant, du primitif voire du fou. A cela Eliade répond qu'ils constituent la substance même de la vie spirituelle, et il s'emploie à le démontrer en exhibant leurs traces dans le monde moderne. Or leur persistance prouve qu'ils sont capables de révéler une modalité du réel dans laquelle l'existence humaine est en jeu et que la pensée rationnelle échoue à dévoiler.

Reste à savoir si les images et les symboles que l'homme moderne a à sa disposition peuvent remplir cette fonction et dévoiler effectivement la persistance de l'expérience religieuse comme du reste certains "tarots" de Picasso le donnent à penser.

Mais la question peut aussi valoir pour les sociétés archaïques passées ou actuelles dont la relation au divin est souvent du type "do ut des". Autrement dit l'économique prenant le pas sur la métaphysique c'est lui qui modèle les symboles, mythes et images que l'homme se donne. D'un autre côté on peut remarquer que lorsqu'un objet devient symbole sa valeur d'usage se substitue à celle d'échange comme si cette appropriation opérait une modification ontologique.

2. Récurrences mythiques

La visite de Paul Delvaux (1897-1994, Belgium) | | WahooArt.com

Eliade donne de nombreuses illustrations de récurrences mythiques non seulement dans cet ouvrage mais aussi dans "Mythes, rêves et mystères" dont nous retiendrons les principaux.

a)                       Mythe des origines : le prestige des origines a toujours joué comme réservoir de modèles en période de crise. Ce fut le modèle gréco-romain à la Révolution française et sous l'Empire ; le retour à l'origine du christianisme avec le luthéranisme ; le héros aryen incarné par son "Messie" Hitler véhiculant un socialisme magique puisé au sein de l'ésotérisme à la croix gammée, sous l'impulsion de la Société Thulé, et immolé comme il se doit sur un bûcher rituel.

b)                       Mythe eschatologique : on peut dire que le rôle incarné par le prolétariat, rôle à la fois prophétique et sotériologique, que lui a prêté Marx (et d'autres) relève de ce type de mythe. le prolétaire, héros des temps modernes, entame une lutte contre le Capital, figure du Mal, qui sera couronnée de succès et verra la fin de l'histoire.

Il est intéressant de noter que P. Tillich considère lui aussi que toutes les grandes idéologies politiques sont l'expression de cette préoccupation de l'ultime par quoi on peut définir l'aspiration de l'homme à l'absolu.

c)                       Mythe du héros civilisateur : de leur côté les bandes dessinées, romans policiers, films du type le justicier, ... véhiculent des structures mythiques et insinuent des comportements du même type.

Ainsi peut-on voir dans les rues de Mexico un Superman réel incarnant le rôle rédempteur du Juste dont les actes doivent opérer une transformation ontologique du Monde. De même les héros de film ne doivent pas mourir ; les médecins sont des guérisseurs à qui on demande des miracles ; et les stars muées en idoles déclenchent des comportements irrationnels. Dans un roman de Monique Proulx"Le sexe des étoiles », le père parti depuis longtemps est identifié, par sa fille, aux étoiles comme lui vagabondes et asexuées. Et chaque soir elle vient les observer et les prier que son père revienne-or c'est précisément un transexuel qui lui reviendra. Ainsi en se perdant dans le dimension cosmique elle opère un retour aux origines, qu'elle confond avec le retour du père identifié à un héros divinisé.

d)                      Mythe cosmogonique : c'est sans doute dans l'art moderne qu'Eliade voit le plus clairement la récurrence mythique, puisqu'on y assiste à la destruction systématique des formes plastiques, verbales et acoustiques, afin, à partir de cette régression au chaos primordial, de générer un monde nouveau. N'est-ce pas du reste ce à quoi s'emploie par exemple Malevitch qui dans son "Carré blanc sur fond blanc" atteint le maximum de tension en ramenant toute forme au carré et toute couleur au blanc afin qu'en puisse jaillir un nouveau cosmos ? Du reste Malevitch lui-même a conscience d'introduire une dimension transcendante dans son œuvre lorsqu'il écrit : "La disparition du visible n'indique pas que tout disparaît. Ainsi se détruisent les choses visibles, mais non l'être et l'être, selon la définition de l'homme lui-même est Dieu, et n'est annihilé par rien.16

Dans le même ordre d'idée mais en allant plus loin encore, c'est-à-dire jusqu'au sacrifice du corps, nous évoquerons les happening d'Hermann Nitsch, Rudolph Schwarzkögler, Gunther Brus et Otto Mühl qui mettant leur propre corps en scène entreprennent de lever tous les tabous et procèdent à des scarifications non seulement symboliques mais aussi physiques pour régresser à un chaos qui donnera le pouvoir de pouvoir repenser, écrire, créer, après Auschwitz. Le public Fot sollicité à participer à des cérémonies organisées par Nitsch en 1973 et 1984. Celles-ci sont pétries de symboles : chasubles, sang animal, objets de culte afin d'une part de procéder à une critique drastique du religieux institutionnel, et d'autre part de retourner à un originel médiatisé par un corps signifiant.

 

e)            Enfin notons qu’outre l'art contemporain Eliade reconnaît en la psychanalyse le seul contact réel de l'homme moderne avec "la sacralité cosmique". Le freudisme, dit-il, est une découverte du monde mythologique que renferme l'inconscient de l'individu. Là il y retrouve la béatitude des origines, ce que Freud, citant Romain ROLLAND nomme "le sentiment océanique", qu'une anamnèse portée par la parole, permet de se réapproprier.

Cependant sans doute la référence à Jung est-elle plus adéquate d'autant qu'on ne trouve pas ce concept dans le vocabulaire freudien et quEliade se livre à une interprétation qui prête à l'inconscient la structure d'une mythologie alors que le psychanalyste y découvre des épisodes traumatiques individuels dont il s'agit de guérir. Par contre Eliade comme Jung voit dans les mythes et les symboles un héritage collectif archaïque dont l'occultation produit une dualité au sein du psychisme, dualité néfaste à l'individu. Guérir ce n'est pas substituer "je" à "ça" mais c'est se réinscrire dans ses origines, et savoir y habiter. Loin d'être un "réceptacle" de traumatismes et "résidus archaïques" l'inconscient est ce par quoi l'homme est en contact avec le sacré. Et Jung de conclure que l'étude du symbolisme peut procurer des réponses "à bien des problèmes qui se posent à l'humanité aujourd'hui" 17ce que n'aurait pas désavoué Eliade

f)            Enfin soulignons le rôle que jouent les média dans le processus de "mythisation" d'individus devenus personnages de scénarii- archétypaux comme c'est le cas pour l'artiste que l'on veut étrange, transgresseur, doué de pouvoirs démiurgiques, à l'originalité extravagante et pour la compréhension des œuvres duquel une initiation de type gnostique est nécessaire.

Jean Cocteau on Twitter: ""Orphée" est un #film français de #JeanCocteau / 1950. Distribution : #JeanMarais #MariaCasares #FrancoisPerier http://t.co/za6fTDIflh"

Mais n'assiste-t-on pas là à quelque chose de profondément déviant par rapport aux mythes des sociétés archaïques ? S'agit-il même de mythe au sens où celui-ci révèle le mystère de l'activité créatrice des êtres divins fondant le monde? Relève-t-il d'une expérience du sacré, ou n'a-t-on pas affaire à une sublimation du profane et des valeurs qu'il véhicule ? Faut-il considérer toutes ces manifestations comme des avatars des mythes et symboles archaïques ? Mais on peut objecter qu'emportés par le tourbillon de la mode ils se succèdent sans avoir de valeur exemplaire ni être répétés. Offrent-ils ces structures fondamentales originelles qui maintiennent le monde dans le sacré et lui confèrent son ordre, ou bien sont-ils producteurs d'instabilité, d'insatisfaction, de violence et de déchirement ? Peut-être faut-il les concevoir comme constituant l'étape nécessaire d'un regressus ad uterum d'où jaillira une création.  

A ce titre le phénomène des sectes focalise toutes ces interrogations de par son ambiguïté même et ses caractéristiques à savoir : la volonté de transcender les limites, d'opérer une sortie du rationnel, de s'identifier à des élus, de communiquer avec le transcendant. S'agit-il d'une nostalgie des origines et d'une récurrence du mythique selon les caractéristiques de notre culture, ou bien d'une satisfaction toute subjective d'un ego hypertrophié et adroitement flatté par des manipulateurs dont les visées  économiques et politiques savent se voiler d'un ésotérisme de pacotille ? Quoiqu'il en soit on peut penser qu'il existe chez les adeptes une volonté de récupérer, de recouvrer l'époque béatifique des commencements en se délivrant d'un temps mort qui écrase et tue. Et sans doute est-il facile et réducteur d'expliquer le phénomène par la faiblesse psycho-affective des individus.

IV. OUELOUES INTERROGATIONS

Nous voudrions dans cette dernière partie à la fois dévoiler quelques uns des présupposés d'Eliade et faire part de nos interrogations à l'égard des conséquences qu'ils entraînent.

1. Les options métaphysiques d'Eliade

Eliade professe une position à l'évidence anti-sartrienne indiquée par le titre de l'un des paragraphes de son ouvrage "L'essentiel précède l'existence". Remarquons aussi qu'il se démarque d'une approche métaphysique de l'Homo religiosus puisque l"'essentiel" n'est pas l"'essence". Il induit que pour l'Homo religiosus l'homme est tel qu'il est parce qu'une série d'événements ont eu lieu ab origine et que l'existence réelle ne commence qu'au moment où il s'approprie cette histoire primordiale, qui ne se réduit pas à celle événementielle dont il est l'agent. Si l'homme est mortel c'est bien parce qu'un Etre surnaturel a instauré la mortalité. Par conséquent l'homme n'est une histoire que dans la mesure où il s'agit de l'histoire sacrée. Loin d'être une tabula rasa ou "un coupe-papier" fabriqué par quelque divin technicien, l'homme est une nature d'origine divine par participation et répétition voulue des archétypes.

Cependant ce n'est pas d'essence que parle Eliade mais d'essentiel, sans doute parce que le premier concept référant à la métaphysique occidentale occulte la relation vécue de l'homme aux dieux et le processus d'actualisation de l'authentique nature humaine.

Il ne s'agit pas, pour paraphraser Pascal, du dieu des philosophes mais de celui d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, en l'occurrence les héros civilisateurs dont la participation à la geste assure à l'homme une nature vécue sur le mode de l'essentiel. Risquons l'hypothèse que l'essentiel c'est de l'ontologique saisi dans son advenue. L'homme se sait désormais plus qu'un être biologique. Grâce à cette notion Eliade signifie que la dimension de l'histoire n'est pas évacuée mais c'est celle des Héros, Ancêtres, Etres surnaturels, et non pas, celle, événementielle que produit l'homme dans et par le temps. Eliade ne voit en celui-ci. aucun bénéfice en tant que condition de possibilité de la construction de l'être. Au contraire le devenir est perte, dégradation, non-être et pourtant il est le lieu d'incarnation du mythe au sein de cultures qui contribuent à sa mémoire.

Ainsi se dessine chez Eliade une philosophie de l'histoire qui lit l'histoire humaine comme un processus de séparation et de dégradation progressive car l'histoire, définie en termes matérialistes, n'offre pas de solution aux problèmes qu'elle soulève, à savoir : pourquoi avons-nous perdu le sens de la signification ? De cela la philosophie et en l'occurrence l'existentialisme est en partie responsable. Mais on serait tenté à la lecture d’Eliade de ne voir dans cette exténuation qu'un épiphénomène ponctuel, puisque même dans la société moderne occidentale le schéma cyclique figuré par des mythes récurrents dévoile une persistante nostalgie des origines

C'est dire qu'Eliade fait peu de cas des apports de la philosophie contemporaine et qu'il semble même, à l'instar de l'homme archaïque vouloir opérer une régressio ab origine par delà l'histoire de la pensée. De la sorte on peut se demander si son intérêt pour les mythes n'exprimerait pas le refus d'une modernité désacralisée.

2. Ouestions à son adresse

a)               Comme nous venons de le mentionner Eliade prête à l'Homo religiosus la nostalgie d'un originaire, qui semble reposer sur une dichotomie nature/culture, celle-ci étant définie comme l'expression d'une modernité désenchantée. Mais le mythe ne décrit pas nécessairement un illo tempore paradisiaque Au contraire les mythes des origines sont tragiques, et durs pour l'homme que les dieux persécutent ou abandonnent à leur sort, songeons entre autre aux mythes cosmogoniques du Popol Vuh, de l'épopée de Gilgamesh, des Guaranis. Dans ces conditions le vocabulaire éliadien du fabuleux, exaltant, transfiguré, auroral, nouveau, fort, significatif... n'est-il pas l'expression de sa relecture nostalgique de l'illo tempore ?

b)              Peut-on universaliser cette nostalgie ? AA-t-elle pn tout lieu et temps le même sens ? Eliade n'effectue-t-il pas une généralisation à partir des cas observés au point d'ériger en structures universelles apriori des attitudes spécifiques liées à une certaine relation de l'homme au monde ? De ce fait peut-on trouver trace de cette nostalgie dans un monde moderne où le sujet semble résolument tourné vers un avenir dont il se donne les moyens d'être l'agent ? Du reste même si on peut arguer que l'homme non-religieux connaît lui aussi des moments festifs créant des discontinuités au sein de sa temporalité, le mettent-ils pour autant en relation avec cette qualité trans-humaine du temps sacré des origines ? Et, ajoute Eliade dans le "Sacré et le Profane", bien que le Temps dans lequel se soit déroulé l'existence historique de Jésus-Christ soit un temps sacré, pour le croyant il demeure "Un temps historique sanctifié par l'incarnation du Fils de Dieu" et non un Temps mythique18

Enfin la nostalgie n'est-elle pas pour Eliade l'expression d'un refus de vivre et d'un oubli salutaire ne serait-ce que pour résister au phagocytage des pays industrialisés ?

 

c)         Eliade semble faire des sociétés archaïques les détentrices privilégiées du sacré car même s'il reconnaît aux sociétés modernes quelque trace de l'Homo religiosus elles sont privées d'un réel accès au sacré. Cependant le judéo-christianisme véhicule un ensemble de mythes qui sont autant de théophanies (ex : Mythe de la Création, de Babel...) de sorte que la position d'Eliade semble excessive et par ailleurs inattendue lui qui professait que dans le christianisme aussi se manifeste de l'insolite, du funeste, du mystérieux "une théoð'anie comme celle que révèlent les mystiques chrétiens inspirant... de l'impulsion mais aussi de la répulsion _ signes manifestes d'un tremendum nourrissant les mythes.

d)         Si on adopte une position levinassienne on peut remarquer que l'Unité privilégiée selon Eliade dans les sociétés archaïques suppose un refus de l'altérité la séparation conçues comme néfastes. Mais y-a-t-il identité sans séparation ? Celle-ci est-elle une chute ou bien une nécessité de l'être ? le vide observé entre les Keroubims qui trônent sur l'Arche d'Alliance dit bien que l'entre-deux est la condition de possibilité de l'être-avec. Or Eliade ne barre-t-il pas à l'Homo religiosus la possibilité même d'accéder au sacré en le confinant dans une essence dont il n'envisage aucun au-delà ? Etant lié originellement à l'être sans oser s'en délier, ni même concevoir la nécessité de ce déliement, est-il possible à l’Homo religiosus ainsi conçu de passer alliance ? Lui est-il même possible d'être humain, si l'advenir nécessite d'être un autrement qu'être afin d'accueillir l'autre dans le même ? Eliade n'obéit-il pas ainsi à la compulsion philosophique d'un retour chez soi, en Ithaque, selon l'image de Levinas, en privilégiant une unité originelle à laquelle l'être séparé aspire alors qu'il souffre de sa chute dans le tombeau du multiple ? Eliade a-t-il manqué de penser la religion comme relation sans totalisation ? Du reste la question est d'autant plus grave que l'univers mythique est plein de dieux et qu'à vouloir le ramener à une unicité ontologique induite par l'ab origine, on risque fort d'en occulter, voire détruire la spécificité essentielle.

e)         Du point de vue de la théologie chrétienne, on peut remarquer que la thèse d'Eliade qui affirme la récurrence du mythe en quelque lieu et temps que ce soit semble l'une des manifestations possibles de l’Esprit Saint et du reste lui-même affirme que "Toutes les hiérophanies ne sont que de simples préfigurations du miracle de l'incarnation, et toute hiérophanie est une tentative avortée de révéler le mystère de la communion active de Dieu avec l'homme.19

Faudrait-il de ce fait considérer que M. Eliade a analysé les croyances archaïques selon le modèle d'un inclusivisme d'origine chrétienne ? Chacune serait alors comme un semen verbi figurant la volonté divine du salut universel grâce aux moyens propres offerts par sa culture. On pourrait alors en extrapolant, voir dans l'œuvre d'Eliade l'une des réponses les plus précoces aux questions de la

 

théologie moderne dont il corroborerait la proposition d'une christologie d'accomplissement

Certain6 ethnologues y découvriraient alors l'expression d'un délire ethnocentrique guidé par la

 

volonté de trouver dans le mythe un sens pour l'homme moderne oublieux de son essence.

f) Enfin nous terminerons par deux remarques qui visent souligner les conséquences possibles du mythe des origines. L'une d'ordre idéologique, pour regretter qu'Eliade ne nous ait pas fourni les moyens d'éviter l'écueil de la manipulation des mythes appelés à justifier et à fonder les pouvoirs totalitaires en quête d'un enracinement absolu ; l'autre d'ordre herméneutique, car Eliade semble avoir  oublié que la signification excède toujours la manifestation et qu'aucune herméneutique ne donne le dernier mot d'une interprétation puisque d'une part son objet ne s'épuise pas et d'autre part elle est  elle-même sujet à interprétation.

 

Ce dont on ne peut parler,

là-dessus, il faut se taire.

Wittgenstein

Conclusion temporaire

Notre conclusion comportera cinq points nous permettant de définir la sphère d'existence de l'Homo religiosus en vertu du rôle qu'y joue le mythe.

l. L'élément sine qua non est le monde transcendant, le seul qui existe réellement, dont la signification est absolue et qui confère sens à l'existence. Premier paradoxe puisque ce qui est par définition au-delà est susceptible de se manifester hic et nunc et d'opérer une sorte de kénose qui laisse intacte son intégrité.

Intégré à la vie humaine grâce aux rites qui réactualisent les mythes narrant la geste des Etres surnaturels, le monde transcendant s'y manifeste grâce à des phénomènes qui sont autant de signes à  déchiffrer, faisant du cosmos un vivant doué de parole, un "temple où parfois de vivants piliers  sortent de confuses paroles". Loin d'être un inaccessible demeurant en soi, le monde transcendant induit l'ouverture.

  1. Or cette rencontre avec la réalité trans-humaine n'est autre que l'expérience d'un sacré qui se définit en premier lieu par sa distinction d'avec la sphère du profane. Au moyen de cette expérience vérité et féalité prennent un sens absolu puisqu'elles échappent à l'irréversibilité du temps pour s'inscrire dans la primordialité et la totalité. On pourrait penser qu'il s'agit de vouloir faire le monde, mais tout au contraire il est question de le régénérer périodiquement et donc d'une certaine façon de le sacraliser, d'autant que le sacré s'y manifeste tout en demeurant inaccessible, ce qui fait sa qualité de tremendum. Les objets profanes acquièrent de ce fait un caractère paradoxal puisqu'en tant que hérophanies ils changent de nature tout en conservant une apparence inchangée. Il y a donc une dialectique entre le sacré et le profane et la possibilité pour celui-ci d'être sacralisé dans ses dimensions les plus prosaïques. Les actes élémentaires, dans la mesure où ils prennent une valeur rituelle, permettent l'insertion dans l'ontique en se délivrant des automatismes insignifiants dont ils sont recouverts. L'acte se fait cérémonie.

L'homme archaïque tente donc de se projeter au-delà du devenir, dans l'éternité et de se défendre contre tous les processus de néantisation que figure le profane.

  1. Ainsi Eliade, tout comme Bastide dans le "Sauvage sacré" nous offre une définition de l'expérience religieuse qui déborde largement les cadres que nous lui assignons traditionnellement puisque toute nostalgie des origines serait nostalgie du religieux. Dans ces conditions l'expérience religieuse apparaît comme un phénomène total, qui maintient l'ouverture vers un Monde Surhumain dont les Etres surnaturels révèlent des valeurs transcendantes constituées en absolu, paradigmes de toute activité humaine. Pour reprendre une expression de M. Butor "l'expérience religieuse est notre façon de réagir face à ce que nous percevons comme étant la réalité ultime 20... à ce qui nous apparaît sous-tendre et conditionner tout ce qui constitue le monde de l'expérience... Celle-ci est une réaction totale de l'être total à ce qui est perçu comme la réalité ultime Reste à savoir cependant si par réalité ultime Eliade vise une ontothéologie de type platonicien où l'étant n'est qu'une dégradation de l'être, auquel cas la séparation est conçue comme mal radical ; ou bien, si celle-ci indique le non englobement de l'infini par le fini. Dans cette perspective le fini se tiendrait dans une relation-non relation avec l'infini de sorte que loin d'être insurmontable chute, la séparation serait la condition nécessaire à une possible relation.
  2. Cette révélation ne serait pas possible sans les mythes dont on a suffisamment dit qu'ils constituaient les éléments d'une logique symbolique, jouant un rôle analogue à celui des concepts. Le mythe qui est une histoire vraie narrant la geste des dieux et des héros véhicule des modèles à valeur pragmatique et maintient la conscience éveillée à l'irruption d'un sacré énigmatique. Toujours inachevé le mythe ne cesse de donner à penser, car penser ne se fait qu'à partir de la plaie de l'inachevé. La valeur apodictique des mythes est confirmée par les rituels qui visent à répéter, commémorer, restaurer, continuer les événements primordiaux, afin de fixer du durable, ou de retrouver celui qui "Trois mille six cents fois par heure, la Seconde

Chuchote : Souviens-toi !

maintenant dit : Je suis Autrefois..(21)

L'abolition du temps mort, par la répétition du sacré induit la nouveauté, le sens, la création et non pas la sclérose puisqu'en réitérant on comprend et qu'ainsi l'on s'assure du succès des entreprises futures déjà effectuées par les héros

Tout ceci induit par conséquent le comportement mythique de l'homo religiosus caractérisé par l'imitation d'un modèle transhumain , la répétition des scénarii exemplaires,  la rupture du temps profane par l'ouverture sur le Grand Temps.

Ainsi M. Eliade nous livre-t-il les paramètres permettant d'évaluer la plus ou moins grande proximité des religions par rapport à un paradigme qu'il présente comme unique, pur, authentique, et original. Nous est-il encore permis d'espérer ? Oui, répond M. Eliade puisque l'archaïque demeure en nous et fait parfois affleurer son appel à notre conscience.

 

Grottes d'Ajanta, bijoux bouddhiques de l'Inde - MAGIK INDIA

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et Philosophe

 

BIBLIOGRAPHIE

 

               M. Eliade                    Le mythe de L'Eternel Retour. N.R.F. 1949

Traité d'Histoire des religions. Payot. 1949

Images et symboles. N.R.F. 1952 Le Yoga - Immortalité et liberté. Payot. 1954

Aspects du Mythe NRF 1963

La nostalgie des origines. N.R.F. 1965

Le Sacré et le Profane. N.R.F. 1965

Collectif Mircea Eliade - Cahier de l'Herne - Biblio Essai 1978

                P. Tillich                       Le Christianisme à la rencontre des religions. Aubier. 1964

                J. Varenne                  Le VEDA - Les Deux Océans. 1967

                R. Otto                       Le Sacré          payol-.    1545 -

                Filmographie               M. Proulx. "Le sexe des Etoiles". 1995

Conférences-Expositions : Conférences du M.A.C. Janvier/Juillet 1996

"L'art au corps" par Ph. Vergne.

 

 

NOTES

 

               1Techniques du Yoga fut la version éditée de sa thèse sur le Yoga

 

 

           2 Rappelons que Durkheim considérait que la société inspirant crainte et respect, était le véritable objet du    culte que les hommes croient vouer au sacré.

 

                                  3 Quant à Freud il voyait dans la religion une illusion reproduisant à l'échelle sociale la relation de                                       l'enfant au père

 

                                  4 Eliade explicite les systèmes symboliques qui constituent les mythes. Le mythe apparaît alors comme un langage dont les éléments constituent un système de signes qui combinés produisent des messages. C'est pourquoi, dans son "Traité d'Histoire des Religions" il se propose de dresser une morphologie et une typologie de diverses hiérophanies pour en reconstituer la diachronie et en donner la signification

 

         5 Op-cité p 18

6 Mythe de l'Eternel Retour p 49. Idées Gallimard. Paris. 1969.

 

6 Le sacré et le profane. p 94. Gallimard. 1957

7 Taittiriya Upanisad – 1er liane –In Le Veda –Jean varenne – Les deux Océans –Paris 1967

7 Op-cité p 84

8 Le Sacré et Le Profane .p94 .Gallimard 1957

9 Op-cité p 84

10 Pour un traitement de la question par Eliade dans le cadre du bouddhisme voir Yoga, immortalité et liberté. p 186 à 191 ; 268 à 273 ; 331 à 338. Paris. 1960.

 

 

 

12     Bastide : "les Dieux assassinés" lumière et Vie no 101. 1971

12 Greisch. Etre et langage p 213. Cours Polycopié. 1988

 13 Baudelaire. Les Fleurs du Mal. "Correspondance".

14  Cité par M. Eliade in Aspects du mythe p 31

15              Eliade : Mythe de l'éternel retour p 10. 1949

16              Malévitch in Le Suprématisme "Dieu n'est pas détroné". 1922

17             Nous nous référons au chapitre "L'archétype dans le symbolisme du rêve" de K. Jung dans un ouvrage collectif. L'homme et ses symboles. Paris. 1963

18              Le Sacré et le Profane p 66

19              Traité d'histoire des religions. p 29. Payothèque. Paris. 1974

20  M. Butor "Le point suprême et l'Age d'Or" in Repertoire I. Minuit. 1960

21  Baudelaire : L'horloge in Les Fleurs du Mal.

 

 

 

 

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