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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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25 novembre 2020

MAITRES ET VALETS

Maitres et valets ou La dialectique du même et de l'autre.

 

 

Ancienne est l'histoire des relations du maître et du valet (ce terme incluant toutes les formes que prirent au cours de l'histoire le statut de serviteur) que le théâtre comique se plût à mettre en scène dès le quatrième siècle avant Jésus-Christ dans les comédies de Ménandre, Plaute, Térence et Aristophane en Grèce et à Rome. La tradition se poursuivit au Moyen Âge sous la forme de la farce puis au XVIe siècle avec la commedia dell'arte que le jeune Poquelin, accompagné de son grand-père, allait voir en cachette de ses parents. Elle prit la forme du roman picaresque au XVIe siècle avec le célèbre roman «La vida de Lazarillo de Tormes" qui annonce les valets de comédie du XVIe siècle compensant la servitude par la ruse.

Molière héritera à la fois de la comédie antique et de celle du XVIe siècle avec les personnages de Scapin et Arlequin mais il en complexifiera les caractères et leur prêtera un rôle dramatique de premier plan en en faisant tour à tour un bouc émissaire, un confident, un complice ce qui amorce la dialectique du maître et de l'esclave que confirmera le XVIIIe et qu'achèvera, du moins chez certains auteurs, nous songeons à Octave Mirbeau, le XIXe siècle moment où le couple maître-valet sera sur le déclin puisque la relation contractuelle aura remplacé la possession.

On n'est plus dès lors à "Monsieur" ou à "Madame" (Fausses confidences II,1;I,8)" Non madame, si j'ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus à personne", on occupe une place qu'on peut décider de quitter.

Au cours des siècles le valet aura connu une évolution psychologique corollaire de celle de la société allant de la niaiserie à la conscience critique, de la servitude à l'indépendance, de l'anonymat à leur revendication d'une identité, de la soumission à la collaboration.

Microcosme de la société, la comédie au XVIIe et XVIIIe siècle marque l'émergence d'une nouvelle classe sociale : la bourgeoisie. Or le bourgeois qui est un entre-deux entre le peuple et la noblesse, revendique une place et un statut que le valet, dont il est le maître, lui permet d'afficher. Celui-là est donc en premier lieu son souffre-douleur, mais en même temps un faire valoir  social et psychologique. On peut rappeler certains passages célèbres de " L'île des esclaves" : Iphicrate s'adressant à Arlequin:" Esclave insolent". Mais plus loin  Arlequin répond à son maître " Mon cher patron vos compliments me charment vous avez coutume de m'en faire à coups de gourdin qui ne valent pas ceux-là". Et le même d'ajouter " Dans le pays d'Athènes, j'étais ton esclave, tu me traitais comme un pauvre animal, et tu disais que cela était juste parce que tu étais le plus fort". Le valet est le miroir de la réussite du maître et son obéissance la preuve de son autorité. Mais que vaut la reconnaissance de celui auquel on dénie toute intelligence, toute moralité, tout savoir-vivre, de celui dont on paie les services par de l'ingratitude, de celui auquel on ne reconnaît nulle identité comme en témoigne son anonymat?

À ce propos on peut rappeler" La fausse suivante", "L'île des esclaves" mais aussi " Le journal d'une femme de chambre"(Octave  MIRBEAU) où le maître substitue au prénom de la femme de chambre celui dont on a l'habitude de nommer toutes les domestiques. Et lorsqu'on donne au valet la possibilité de s'exprimer librement on lui prête une syntaxe et un vocabulaire maladroits imitant (mais aussi plagiant) celui de son maître. On rappellera à ce propos les conversations entre Sganarelle et Don Juan.

 Mais en même temps le maître, involontairement, participe à l'émancipation de son serviteur qui prend la parole, l'admoneste et on sera sensible en l'occurrence au rôle des domestiques féminines, Dorine, Toinette, qui intriguent pour leurs jeunes maîtres, en sont les confidentes, s'ingèrent dans la vie de leur maîtres, sans toutefois négliger leurs propres intérêts comme c'est le cas de Figaro dans      " Le barbier de Séville". Ainsi prennent-ils conscience de leur intelligence, voire de leur supériorité sur leurs maîtres qui sont à leurs yeux des nigauds dépendants d'eux.

 Qui des deux est-il alors le maître ? Qui est à qui ? Qui détient le vrai pouvoir ? C'est toute la question dont on commence à débattre au XVIIIe siècle chez les philosophes des Lumières qui, notons-le, ont un rapport pour le moins problématique au peuple car si Voltaire déplore dans son pamphlet " De l'horrible danger de la lecture » que celle-ci soit interdite,  il n'en félicite pas moins le curé d'une paroisse qui interdit aux enfants des paysans d'apprendre à lire. Quant à Diderot dans l'article « Patois» de l'Encyclopédie il qualifie celui-là de corrompu tandis qu'on ne parle « la langue que dans la capitale ». Du reste Molière ne manque pas d'en souligner le caractère risible dans le personnage de Pierrot.

Dès lors on peut s'interroger sur l'identité du valet de comédie. Est-il réellement issu du peuple et le dramaturge se fait-il  le rapporteur  des injustices qu'il subit ou bien est-il le porte-parole? Comme en témoigne son langage de plus en plus sophistiqué, de revendications générales à caractère philosophique comme en témoigne Figaro? Le valet serait alors le paradigme d'une société en voie d'évolution et non un type social particulier.

Ceci fait du valet un topos ambigu puisqu'il est à la fois : inclus et exclu de la famille dans laquelle il travaille ; visible et invisible ; confident et faire-valoir mais aussi mineur irresponsable ; voyant et aveugle ; témoin, muet et amnésique ; moyen en vue d'une fin qu'on paye  d'ingratitude ; présent et transparent. On peut lire à ce propos dans "L'illustre écrivain" d’Octave Mirbeau : "le valet de chambre-Monsieur devrait se rappeler que je suis pour lui plus qu'un valet de chambre… Je suis un collaborateur !..."

Le valet est donc un être flottant, inconsistant, sans amour, sans valeur, sans honneur. C'est bien pourquoi le maître peut lui confier les basses besognes qu'il ne veut assumer et qu'il peut se montrer à ses yeux tel qu'il est: immoral, pervers, lâche sachant que même s'il le rapporte cela sera sans conséquence car au pays des masques chacun est complice.

Mais il n'en demeure pas moins que la dialectique du maître et de l'esclave est bien enclenchée. Cependant elle ne peut être effective qu'à condition d'avoir répondu à la question de savoir si l'esclave l'est par nature comme l'avait affirmé Aristote distinguant celui qui est fait pour obéir de celui qui est accidentellement asservi mais dont la nature d'homme libre ne manquera pas être reconnue, ce qui n'est pas sans rappeler" Les jeux de l'amour et du hasard".

La question est donc de savoir si la servitude relève de la nature ou de la culture, si elle définit l'essence d'un maître ou est le fruit d'une construction sociale. Si tel est le cas alors la déconstruction de celle-ci est possible qui verra le serviteur prendre conscience de lui-même en tant que libre non seulement face à son maître mais aussi face à la société et à l’opinion qu'il a de lui-même.

Dès lors il faudra distinguer la servitude du service et éviter la dérive de l'une vers l'autre. On voit que les enjeux de cette relation sont essentiels puisqu'ils touchent non seulement à une réflexion sur les rapports socio- économiques, car après tout la domesticité est une main-d’œuvre exploitée et sous-payée, à l'instar des esclaves dans l'Antiquité sans lesquels Athènes n'eut pu instaurer la démocratie, mais aussi à la représentation de la nature de l'homme et à une éthique instaurée par les maîtres.

C'est pourquoi ce thème a intéressé la psychanalyse. Le domestique serait-il la part d'ombre du maître et plus largement du psychisme humain ? La réponse est assez évidente lorsqu'on lit « Le journal d'une femme de chambre » où Octave Mirbeau par le truchement du regard critique et pervers de Célestine s'adonne avec cynisme à une psychologie des profondeurs. Lecteur de Pascal et de Schopenhauer  il est sans illusion et son réalisme pessimiste lui fait déconstruire l'échafaudage derrière lequel les maîtres cachent les turpitudes qu'ils reprochent à leurs domestiques. Mais Célestine elle-même est attirée par Joseph alors ou parce qu'elle le soupçonne d'avoir horriblement violé et tué une enfant. Et la façon dont elle met au défi le capitaine Mauger de manger son furet de compagnie ouvre des abymes que Mirbeau avait déjà entrouverts dans «Le calvaire ».

A la question de savoir ce qu'est un domestique on comprend que la réponse déborde largement une fonction ou un statut social, car il joue un rôle psychologique multiforme où il est tour à tour le serviteur de son maître et le maître de celui-ci. C'est pourquoi la panoplie de ses sentiments à son égard est très étendue, puisqu'ils vont du dévouement sacrificiel (Eugénie Grandet ; Un cœur simple ; Une vie ; Serviteur d'un autre temps ,Gontcharov)  à la révolte, la jalousie, la colère (Barbier de Séville) jusqu'à l'intérêt pur et simple (Don Juan) sans omettre le ressentiment ni le mépris qui contrebalancent la complexité et la fierté de servir que la nouvelle " L'illustre écrivain" d'Octave Mirbeau met en scène en la personne du valet de chambre qui est le ghost writter de son maître sans que celui-ci en ait conscience.

Sans doute l'une des pièces qui met ces caractéristiques en valeur est -elle "L' île aux esclaves" de Marivaux qui sans rien changer à la distribution des rôles puisqu'après le désordre initial tout rentrera dans l'ordre ancien, inquiète cependant le spectateur et invite les maîtres à se comporter autrement après le cours d'humanité qu'ils ont reçu de Trivelin.

Les serviteurs tenus pour immoraux et ignares par leurs maîtres se révèlent de fins dialecticiens au cœur pur. Ils ne souhaitent pas faire subir ce qu'ils ont subi et ne confondent pas la justice et la vengeance. Mais Marivaux ne franchit pas le pas que franchira un Beaumarchais lequel sonnera le glas de l'asservissement avec du reste Diderot qui fait de Jacques le maître (au sens didactique) de son maître. Tel Esope, l'esclave  qui éduqua  l'humanité, Jacques le philosophe enseigne à son maître une philosophie de vie nourrie de scepticisme et d’hédonisme.  A-t-on encore à faire à un domestique ? Diderot pense-t-il que le peuple éduquera les maîtres ? Pas sur, c'est plutôt le philosophe qui s'amuse en se masquant.

L'ancien régime commence à se fissurer, après avoir perdu ses privilèges, il perd son autorité. Ce n'est plus ni le rang, ni l'argent qui définissent une identité mais une intelligence en situation qui réclame égalité  et liberté. À la fatalité de la naissance succède le choix d'une histoire où le valet, fort de ses expériences, prend le pas sur son maître.

Ainsi la boucle est-elle bouclée le serviteur est devenu le maître de son maître de sorte qu'il fait l'expérience de la dialectique du même et de l'autre puisqu'il est tour à tour maître et esclave, à l'instar de son maître qui devient comme dans la pochade de Courteline "Le madère" la domestique de son ex domestique. Trivelin dans" la fausse suivante" tout comme Figaro dans «Le mariage de Figaro » ne savent plus même ce qu'ils sont.

  Pour ne pas conclure on pourrait poursuivre cette analyse jusqu'à nos jours pour explorer les avatars de cette relation qui a continué à se colorer  es questions de leur temps chez  Genet "Les bonnes"; Bechett :"En attendantGodot"; Brecht:      " Maître Puntila et son valet Matti"; ou encore Pinter scénariste de « The servant »de Losey dont le point commun est de brouiller les délimitations sociales qui structurent des sociétés dont l'autorité se veut incontestable et sans partage.

 

"Il n'y aurait plus qu'à permettre à tous ces faquins -là d'avoir raison, vous verriez bientôt ce que deviendrait l'autorité."

 

Mais c'est sans compter avec ce vice rédhibitoire qui a pour nom indépendance.

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

 

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