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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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27 juillet 2020

LA METAPHYSIQUE SANKARIENNE

« Telle est la parole de Çankara

Dispensatrice de félicité et triomphante

Elle montre le bien unique

Aussi accessible qu’un océan de nectar

A ceux qui, dans leur illusion

Souffrent de la brûlure des rayons du soleil

Sur le chemin de leur transmigration,

Et qui sont comme errants dans un désert

A la recherche de l’eau. »            Vive-Kacudamari (580)

 Shankara vie et oeuvre du maître de la Non dualité

Au commencement…

Etrange philosophe que Çankara du moins quant à sa représentation pétrie de légende, bien loin de nos figures canoniques.

L’hagiographie s’est emparée de lui pour en faire une incarnation de Çiva, un faiseur de miracles, investi d’une mission : rétablir l’authentique croyance des Bràhmans véhiculée par les Upanisads dont l’unité doit être redécouverte sous la diversité nuisible des interprétations d’école. Nourri de la connaissance des textes qu’il respecte et aime, Çankara, faisant fi des rituels, formules magiques ou autre croyance va à l’essentiel qui est  l’unicité de l’Etre. C’est pourquoi sa métaphysique est d’un monisme absolu, mais peut-on encore parler de métaphysique quand il n’est question que de théologie?

  • Face à l’Etre radicalement Un, inconditionné, infini, sat, cit, ananda, comment expliquer que le multiple soit possible, car c’est introduire le divers dans l’unité et briser celle-ci? Tel est le problème du philosophe : préserver une unité sans laquelle nul salut n’est possible et rendre compte du divers sans détruire l’Un. Pour ce faire il élabore une méthodologie sophistiquée faite d’une dialectique négative (neti-neti) ; d’une analyse des jugements d’existence et d’attribution ; d’une appréciation du style déconcertant des Upanisad ; d’une méditation sur OM.

sMais ce ne sont là que des voies d’approche du Bràhman qui bien qu’immanent au réel demeure cependant séparé, sans être pour autant transcendant. A quoi cet état de fait dont souffre l’homme est-il dû? La « cause », bien que le terme soit inadéquat relève de l’illusion originée dans l’ignorance de l’individu qui revêt l’Etre de ses projections anthropomorphiques issues de ses désirs dont l‘insatisfaction se nourrit de songes creux. Mais ce processus qu’on pourrait penser limité à l’homme englobe la totalité de ce qui est faisant du cosmos une vaste illusion répondant au nom de Màyà.

 

«… cet enfant, Çankara,

dès qu’il fut conçu

dans la perle

qu’est cette femme

aux beaux sourcils,

réfuta immédiatement

ce qu’une grande âme

doit réfuter :

la doctrine de la dualité,

à propos des jarres

que sont les seins,

et la doctrine du vide

des bouddhistes Mâdhyamika,

à propos de l’espace

entre les deux seins. »                  Çankaradigvijaya de Mâdhava II, 70.

 

Grâce à cette théorie inspirée de la philosophie nagarjunienne, Çankara préserve tout d’abord l’unicité du Bràhman puisque s’il était la cause des effets constituant le manifesté il y aurait une distinction sujet-objet au sein de l’Etre ; quant aux effets ils demeurent de l’ordre du non-être puisqu’ils ne sont pas causa sui, tout en participant en quelque façon de l’Etre en tant que reflet, de sorte qu’ils ne sont ni être ni non-être ; ce faisant cette théorie permet de comprendre comment les âmes limitées ont pour origine l’Un illimité, la limitation n’étant qu’illusoire en tant que surimposition ponctuelle projetée sur l’Un ; enfin le salut est rendu possible puisque si le monde phénoménal est illusoire alors le désir qui induit le cycle de douloureuses renaissances liées à la perte ontologique, n’a plus de contenu de sorte que l’individu peut parvenir à la délivrance couronnée par la fusion de l’àtman -bràhman. Avec cette prise de conscience cesse la trépidation d’une action aussi vaine que nuisible puisqu’elle éloigne de la paix, du silence, du repos que certaines expériences font pressentir telle que la méditation sur OM introduisant l’individu dans la dimension propre au Bràham : l’indifférencié.

  • Nous voilà fort proches d’une expérience mystique et c’est en quoi la philosophie Sankarienne se distingue de ses consœurs occidentales en particulier contemporaines, puisque sa visée est essentiellement sotériologique. Ce faisant il rejoint les interrogations existentielles qui accompagnent les expériences fondamentales que connaît une humanité ballottée sur l‘océan des illusions, taraudée par la quête d’un salut dont elle ne serait pas porteuse.

Et le poète, tel un lointain écho de Çankara de proférer cette puissance déploration : « La vie de l’homme est duperie et désillusion ; Toutes ces choses sont irréelles

Irréelles ou décevante ;

Le soleil du feu d’artifice, le gendarme de Guignol

Les prix donnés à la fête enfantine,

Les prix accordés pour la composition anglaise,

Le diplôme d’honneur décerné au savant, lé décoration de l’homme passe

D’irréalité en irréalité.

Cet homme-ci est obstiné, aveugle, acharné

A sa destruction,

De la grandeur à la grandeur, puis à l’illusion finale,

Perdu dans le mirage de sa propre importance

Ennemi de la société, ennemi de lui-même ».

« Tu sais et tu ne sais pas, ce que c’est qu’agir ou souffrir

Tu sais et tu ne sais pas qu’action est souffrance

Et la souffrance action. L’homme qui agit ne souffre pas

Pas plus que n’agit celui qui pâtit. Mais tous deux sont figés. » (1)

Et maintenant écoutons « cet enfant, Çankara… qui réfuta immédiatement ce qu’une grande âme doit réfuter :

la doctrine de la dualité ».

 Note de recherche n° 94 - 2020

I - UN PERSONNAGE DE LEGENDE

1) La période de formation

A lire la vie de Çankara on pourrait penser qu’il s’agit de l’un de ces fondateurs de religion dont l’hagiographie s’empare pour les muer en êtres légendaires. Marquée du sceau de la surnature sa naissance est « miraculeuse » puisque Çiva en personne annonce aux parents inféconds qu’ils auront un enfant en lequel il s’incarnera, un enfant qui leur apportera l’apaisement, çank. Cela se passait à Kaladi au Kerala vers l’an 700 dans la famille des Nambutiri.

A cinq ans son père étant décédé, il va faire ses études au pathaçala, et comme tout élève, mendie sa nourriture dans la rue. Or un jour en remerciement d’un don modeste il chante un hymne de 18 stances à la déesse Lakshmî, déesse de la fortune et une pluie d’or recouvre la maison.

Il poursuit ses études lui assurant une solide connaissance des 4 Veda et des  4 branches du savoir (logique, yoga, sankhya, purva mimamsa) qui seront le miel dont il se nourrira.

Ainsi peut-on lire entre autre dans le Rgveda 10-121 :

« Celui qui donne souffle et vigueur aux instructions

duquel tous se conforment, les Dieux aussi,

Celui de qui la mort et la non-mort ne sont que l’ombre

qui est-il ce Dieu que nous le servions pour notre oblation? » (2)

 Rapidement il se sent investi d’une mission : rétablir la religion éternelle, celle que les Upanisads ont révélée aux hommes, présentement déchirée par diverses tensions (il existe dit-on 70 écoles à l’époque) instaurant la dualité au cœur de l’unité.

Malgré sa mère il devient Sannyasin, renonçant, et s’en va en quête d’un maître pour obéir à la  tradition. Govinda s’est retiré dans une grotte et pareil au Sphinx, il pose la question à Çankara : Qui es-tu? Rien d’autre que « la pure conscience absolue » répond-il en psalmodiant un poème de 10 stances, le Daçaçloki. Or l’œuvre çankarienne est déjà tout entière là qui dénonçant l’incorporité des éléments, l’illusion des conventions humaines qu’il s’agisse des castes ou même des écoles révérées, l‘apparence de tout état, de toute croyance, de tout attachement y compris aux études, clame l’unique réalité, en Çiva, l’unique qui reste, cet Un, le Délivré, duquel il participe essentiellement. Ainsi est-ce ce long travail kénique qui permet à l’être de re-coïncider avec lui-même afin de savoir qui il est. «Tat twam asi » dit Uddalaka Aruni à son fils Çvetaketu, c’est-à-dire « sois ce que tu es », l’essence subtile, la seule réalité, l’atman (3). Mais encore faut-il bien comprendre que cette forme verbale n’est qu’approximative voire erronée puisqu’elle pourrait induire une distinction entre le sujet et l’objet reliés par la copule. Or elle fait en l’occurrence office de verbe d’état, elle indique l’unicité de l’essence, l’atma-Bràhman. Pareil au « je pense (donc) je suis » cartésien il faut éliminer toute forme de médi-ation et de même qu’être c’est penser, de même l’atman-Bràhman est un. Seul l’être est un, seul l’Un est l’être.

Govinda l’instruira donc et sans doute ce commentateur de la Mandukya Upanisad appartenant à la lignée moniste et idéaliste tirant son enseignement de Yajnavalkya, lui-même élève de Gaupada, d’obédience advai-tine confortera-t-il Çankara dans sa mission. L’élève s’en va, le maître le lui a conseillé qui a reconnu en lui Çiva incarné, non sans lui avoir prédit qu’il commenterait :

- les prasthanatnaya

- les 3 textes de base des Vedanta

- les Upanisad

- les Brahmasutra

- la Bhagavadgita

Voici donc le cadre spirituel et intellectuel dans lequel va se mouvoir Çankara pour y puiser des arguments contre les autres écoles qu’il va dorénavant affronter lors de ses pérégrinations en Inde.

 La déesse Lakshmi, musée de la sculpture Cham - Le blog de acbx41

2) Investi d’une mission

La plus puissante école orthodoxe au VIIIème siècle est la Purva Mimansa qui interprète le Veda dans le sens premier du rituel et comme code des devoirs individuels (dharma). Or, lors d’une joute dialectique qui dura six jours entre Çankara et Visvarupa, celui-ci vaincu abandonna ses croyances pour adopter celles prônées par Çankara et prit le nom de Sureçuara. Est-ce à dire que Çankara, animé de la volonté de puissance propre aux fondateurs de la religion voulait défaire les écoles? Sans doute pas. Son but était de les éclairer de l’intérieur en leur montrant qu’elles n’étaient que des manifestations transitoires et illusoires de l’être unique justement indéterminé. Par conséquent le dieu avec nom-et-forme n’est qu’une étape sur le chemin de la libération qui ultimement se délivre de tout, y compris de la connaissance qui en fut la voie. C’est sans doute pourquoi l’apophatisme est seul le langage adéquat pour évoquer la Réalité ultime puisqu’ayant éliminé tout ce qu’on peut en dire, demeure le champ infini des possibles. Ainsi dans les « Six stances sur le Nirvana » peut-on lire à propos de l’atman une série de négations invalidant ce par quoi on définit conventionnellement l’être à savoir l’esprit, les sens, les sentiments, l’action, … pour cependant au fin fond de cette misère ontologique l’identifier à Çiva.

« Je suis Intelligence et Félicité pures. Je suis Çiva, Je suis Çiva » clame celui qui est délivré.

Çankara effectuera trois fois le tour de l’Inde et consacrera de nombreux temples, notamment :

- Kedarnath

- Paçupatinath

-Çringeri

- Kâñcipuram où vit l’actuel Çankaracharya. Il créera aussi dix ordres d’ascètes chargés de parcourir l’Inde et fondera des monastères (matha), à Dvaraka, Badarinath, Çringeri et trois à Trichur, dont certains fonctionnent toujours professant l’enseignement fixé par Çankara lui-même, à savoir la Çruti (Veda, Bràhmana, Upanisad) et la Smriti (Vedanga, Mythologies, Epopées et les six systèmes traditionnels ou Darçanas qui constituent six façons d’appréhender le réel). De la sorte se trouve exposé le corpus çankarien véhiculant la révélation védique ou çruti (audition) laquelle est enfermée dans les quatre Veda :

- le Rgveda : Véda des strophes

- le Yajurveda : des formules

- le Samveda : les mélodies

- l’Arthaveda : de la magie.

La çruti revêt quatre formes à savoir les :

- Smhita (formules adressées aux forces naturelles pendant les rites sacrificiels bràhmaniques)

- Brahamana (exégèse du rituel)

- Aranyaka (textes forestiers)

- Upanisad (ensemble de spéculations ontologiques se rattachant à l’un ou l’autre Veda).

Çankara a écrit des commentaires sur dix des Upanisad :

- la Brhadaranyaka : la Kena : la Praçna

- le Chandogya : la Katha : la Mandukya

- la Taittirya : l’Iça

- l’Aitare ya : la Mundaka

Ajoutons des gloses sur les Brahma sutra recueil de 555 aphorismes sur le Brà hman, composé par Badarayana, et la Baghavad gita .

 

II – LES SOURCES DU SYSTEME SANKARIEN

1) Les Upanisads

Le principal objet de la réflexion çankarienne sont les Upanisads dont Çankara dans son « Traité des mille enseignements » expliquait ainsi l’origine : « le mot upanisad vient de la racine sanskrite shad précédée des préfixes upa et ni et suivie de suffixe zéro kvip. Parce qu’elle rend lâche le lien de l’existence et parce qu’elle détruit la naissance, elle est appelée : Upanisad » Upadeçasâharsi (I. 25-26).

Quant à leur objectif il est d’ «établir la science du Bràhman de façon que l’ignorance soit à jamais rejetée et que le cours des existences s’arrête ». (Ibd.)

On est par conséquent au cœur même de cette ontologie qui a nourri les spéculations des maîtres advaitins sur l’être et le Salut car en définitive c’est là l’unique question, constituant le moyeu de la roue spéculative : comment assurer le Salut? Les maîtres advai-tins professent  à cet égard l’advaita, la non-dualité selon laquelle n’existe qu’un Etre infini, éternel sur la réalité duquel reposent toutes les réalités manifestées. Or par la connaissance l’homme découvre que Brahma est le substrat permanent d’existence et se faisant il se délivre, il est même à cet instant délivré de toutes les limitations (qualifications : gunas

Spécifications : visésa

Particularités : nir viçesha)

illusoires de la condition humaine qu’impose l’engagement dans le monde, c’est-à-dire dans un ensemble de représentations mondaines à caractère ludique prises pour la réalité humaine.

Pareil à l’eau de la cruche artificiellement séparée de sa source, l’homme n’est qu’illusoirement distinct de Brahman par une forme et un nom destinés à passer. Maya sera l’expression de cette radicale contingence que l’individu réalise lorsqu’il observe son visage diffracté dans l’eau. Çankara en dégagea une métaphysique de l’être (jmama kanda) radicalement moniste qui peut se résumer en quatre termes « brahma, satyam, jager, mithya », et vise à établir cette identité du Soi (atman) et du Principe Transcendant Absolu, (le Bràhman) seule susceptible d’assurer le Salut défini comme délivrance de quelque forme d’attache que ce soit, car l’attachement nourrit le désir lequel détermine le douloureux Samsara dont l’être aspire à se libérer.

 

2) La méthodologie de la délivrance

a) La dialectique négative

Mais pour ce faire une méthodologie est requise qui réfère à une dialectique fondée sur la méthode négative (neti-neti) dont l’Isha Upanisad présente un bel exemple : « Cela est en mouvement, Cela est sans mouvement, Cela est lointain, Cela aussi est proche, Cela est au-dedans de ce tout, Cela aussi est hors de ce tout ». (5)

On pourrait aussi évoquer ces très belles pages de la Brhad-Aranyaka la « leçon §22-25 »  à propos de laquelle Çankara écrit : « Comment par ces deux termes neti-neti, peut-on décrire le réel du Réel?... Par l’élimination de toutes différences causées par les limitations dans ce qui n’a pas de marque distinctive telle que le nom ou la forme… les mots désignent de choses par l’un ou l’autre de ces facteurs de distinction. Mais le Bràhman n’a aucune de ces marques distinctives… le Bràhman est décrit au moyen de noms, de formes et d’activités qui lui ont été surimposés… » (6)(7).

L’auteur de cette Upanisad manie du reste le paradoxe à l’envie « encore qu’il ne voit pas les objets, il reste pourtant capable de voir… » afin de faire ressentir avec plus de force encore l’identité de l’atman-bràhman lequel demeure cependant au-delà de toutes nos distinctions mentales. « Tat twam Asi » ou « Aham brahmasmi » « Je suis Bràhman » comme étant dépourvu de toute espèce de relations avec les limitations ». (8) Cependant la méthode ne serait rien sans une préparation spirituelle préalable permettant d’accueillir la révélation. Çankara en avertit tous ceux qui veulent s’adonner à l’étude :

«Ecoutez donc la signification du passage révélé en abandonnant toute vanité, car la vanité n’a nulle place dans cette étude, le sens réel du Veda ne pourra jamais être compris, même en 100 années par ceux qui prétendent être savants » écrit-il pour la Praçna Upanisad Bhashya (IVème siècle). De la sorte l’ignorant  tout comme le vaniteux ou le ritualiste détruisent le Soi qui existe et ce faisant se condamnent au cycle incessant des naissances et des morts ».

 b) Le rêve

 Il est un phénomène que tous les hommes expérimentent, celui du rêve. Qui n’a jamais fait un rêve d’un  réalisme  tel qu’il doute de l’avoir ou non vécu? Le rêve nous enseigne par analogie, que le monde des choses que l’on croit percevoir n’est qu’une création imaginaire, une magie. Il nous fait prendre conscience de l’irréalité foncière du monde et de notre existence. « La vida est suêno » écrira Calderon à l’unisson de Shakespeare qui clôt le « Songe d’une nuit d’été » par ces lignes :

« Ombres que nous sommes, si nous avons déplu, figurez-vous seulement que vous n’avez fait qu’un somme pendant que ces visions nus apparaissaient ». Mais ce n’est pas là seulement un thème littéraire.  Descartes, fidèle en cela à toute la tradition philosophique partira de l’expérience du rêve. Il écrit dans les « Méditations métaphysiques » : « … je me souviens d’avoir été souvent trompé lorsque je dormais… je vois si manifestement qu’il n’y a point d’indices concluants… par où l’on puisse distinguer nettement la veille ave le sommeil… que (je suis) presque capable de me persuader que je dors » (9). Et pourtant c’est au fond de l’abîme du doute que Descartes fera l’expérience d’une vérité aussi radicale et indubitable que fut celle du doute : pour penser (et doute c’est penser) il faut être, aussi penser c’est être. Mais plus essentiellement l’expérience du cogito ce sera celle de Dieu. Comparativement on peut avance que Çankara s’emploiera à démontrer que les Upanisad, les épopées et divers textes ayant pour thème la relativité sont une propédeutique à l’intuition de l’Ultime non-duel qui présuppose que l’individu est aussi et malgré tout une conscience susceptible d’une connaissance dépourvue de toute construction mentale (vikalpa). C’est l’ignorance originelle de l’identité atman-bràhman qui est facteur d’illusion. Aussi cette kénose vers laquelle convergent toutes les méthodes, dialectique, apophatique, didactique, ont-elles pour but d’expérimenter un état d’être analogue à celui du Bràhman.

 c) Un style déconcertant

Etats de conscience, Mandukya Upanishad et le mantra OM – Le blog ...

Ajoutons à ce propos que la lecture des textes joue un rôle prépondérant, qu’il s’agisse des Rg veda, des Upanisad, des épopées, car tous s’emploient à désarçonner le lecteur. La multiplication des questions de forme contradictoire, les négations d’un objet préalablement affirmé, les divers avatars d’un Dieu, tout contribue à marquer très profondément l’individu au sens de la relativité et de l’impermanence. « Où y-a-t-il déploiement et dispersion, où concentration de ma conscience en un point unique ; où éveil à la réalité transcendantale… où y a-t-il exultation? Où y a-t-il dépression?... » peut-on lire dans l’Astàvakra Samhità. (XX. 1. 9. ; 13).

La stabilité n’est pas de ce monde, ni l’inconditionné ou l’indubitable. Màyà sans cesse forme et déforme, êtres, sentiments et jugements. L’enfant se révèle un dieu, le serpent une corde, le cochon une divinité. Chaque expérience enseigne aussi l’humanité. Or devant un tel déferlement le sujet est pris d’une ivresse libératrice d’autant que le rythme des versets crée un vide propice au recueillement et  la concentration. « Je suis plus petit que l’atome, le plus menu et en même temps plus grand que le plus grand.

Je suis le tout, l’univers diversifié –multicolore – aimable – étrange (vicitra) » nous dit la Kaivalya Upanisad, mettant si bien en valeur l’aspect changeant non seulement du monde mais de l’Ultime tel qu’il apparait aux hommes. « Or seule Màyà a cette puissance d’illusion qui en fait rend la vie moins douloureuse et Çankara d’offrir un vibrant hommage à la Déesse. (Çakti. Màyà. Devi)

« Toi qui portes le monde multiple du visible et de l’invisible ;

Toi qui tiens l’univers en Ton sein !

Toi qui coupes le fil du jeu que nous jouons sur cette terre !

Toi qui allumes la lampe de sagesse ; qui apportes joie au cœur de Ton maître Çiva

Toi, Reine Impératrice de la Sainte Bénarès ! Divine donneuse de Nourriture Inépuisable

Fais-moi grâce et donnes-moi des aumônes » (10).

C’est pourquoi une fois cette expérience vécue il n’y a plus de distinction entre l’atman et le bràhman. Dès lors l’intuition dont Il est l’objet révèle que toutes les voies empruntées même celle de la connaissance n’étaient qu’illusion.

« Comme le suprême Bràhman ne peut être désigné par des mots… qu’Il est dépourvu de toutes distinctions créées par les attributs… ainsi l’esprit seul ne peut pas le connaître. Mais à ceux qui méditent sur OM… ce Bràhman devient favorable… le moyen d’atteindre le Soi consiste à méditer sur OM, OM étant le plus proche symbole du Bràhman » (11).

On peut lire à ce propos dans la Manduka Up. (§12) :

« Le quatrième est dénué de son ; imprononçable, apaisement de toutes les manifestations différenciées, pacifique, bienheureux, non-duel. Cet OM c’est l’Atman en vérité. Celui qui sait ainsi absorbe son Soi dans le Soi, ou celui qui sait ainsi ».

Il sait, le sage que tout individu habite le bord de l’océan infini de la force vitale, de la spontanéité fondamentale de notre nature (12). 

 III – PROPEDEUTIQUE AU SYSTEME ÇANKARIEN

1) Bràhman est-il cause du manifesté?

Divinité fluviale (Yamunâ ?) | Images d'Art

Une fois donc transcendées les 5 enveloppes ou couches psychosomatiques qui le recouvrent, l’individu réalise le Bràhman comme son propre Soi immanent. « Enveloppé par les 5 gaines, produit par son propre pouvoir, le Soi ne se montre pas comme l’eau dans un étang recouvert de masses ininterrompues de roseaux, produites par son propre pouvoir » (13).

Mais il ne s’agit ni d’accéder à un autre que soi, ni de le concevoir comme transcendant. Le Bràhman est immanent à tout être, mais « immergé dans l’eau de l’océan comme une calebasse » l’individu l’ignore, et c’est cette ignorance qui l’éloignant du Bràhman, le sépare de lui même et le fait vivre dans le tourment des illusions. Qu’est-ce que l’illusion?  C’est à la fois l’effet de l’ignorance qui induisant une multiplicité de projections anthropomorphiques sur l’être nous le voile ; c’est la conséquence du désir qui tributaire des représentations antérieures accumulées constituées en constructions psychiques, prêtre de l’être aux images de celles-ci alors qu’elles nous détourent du seul être au sens ab-solu ; c’est enfin, au plan cosmique la totalité de ce qui est, et qui conçu comme effet, présuppose une cause. Mais si l’on conçoit le Bràhman comme cause de l’univers, alors se pose le double problème du type de relation entre la cause et l’effet, et de la nature de celui-ci. Disons qu’on peut adopter une position soit créationiste, soit évolutionniste (l’effet étant inclus dans la cause) soit panthéiste (la cause se manifestant en tout effet) or nous verrons que Çankara au nom de la non-dualité du Bràhman révoquera ses trois positions qui introduisent du non être dans l’être en reconnaissant une forme d’être aux effets. Ce faisant il aura le mérite en élaborant une autre définition de la causalité d’éviter ces faux problèmes que Kant nomme anti-nomies de la raison pure et à propos desquelles il renvoie dos à dos la thèse et l’antithèse. Ainsi à propos du monde on peut soutenir qu’il a un commencement dans le temps et qu’il est limité dans l’espace, ou au contraire qu’il est infini dans le temps et l’espace – et à moins d’opérer une distinction entre phénomènes et noumènes c’est-à-dire entre ce que les catégories de notre sensibilité nous permettent de synthétiser dans l’espace et le temps, et ce qui nous échappe radicalement par suite justement de notre mode spécifique de percevoir et de connaître, il n’est pas possible de dépasser l’antinomie (14). Or il nous semble bien qu’il y a là une analogie avec la démarche çankarienne qui distingue les points de vue, afin d’opérer une discrimination évitant les contradictions. Ainsi si l’on se place du point de vue phénoménal on dira bien d’un effet qu’il existe mais en tant qu’il est perçu, par contre du point de vue de l’Etre on dira que ce n’est qu’un non-être, une illusion. Cependant ajoute Çankara et il en serait de même pour Kant « il y a substrat unique pour les deux connaissances même si l’un des deux objets n’existe pas » (15). L’erreur et c’est là qu’elle devient faute est de surimposer le non-être à l’être. « On doit en effet considérer comme erroné de surimposer au sujet, essence spirituelle,… l’objet … et inversement » (16). Or une telle erreur a pour origine le manque de distinction entre ce que l’on surimpose et l’objet de la surimposition. Grâce à cette explication Çankara peut surmonter le problème métaphysique du surgissement du non-être à partir de l’être. Comment en effet, expliquer que des âmes limitées aient pour origine l’Un illimité, omniscient, omnipuissant sinon en faisant appel à la nescience mettant des borne à l’intelligence illimitée?

 

2) Màyà

C’est pourquoi, sans doute sous l’influence de Nàgarjuna Çankara optera, mais sans aller aussi loin, pour la théorie de l’illusion cosmique, grâce à laquelle on peut expliquer que Bràhman « crée » le monde sans se transformer en lui, et prévenir l’àvidya à cause de laquelle l’homme ne peut accéder à la délivrance. Aussi difficile que cela paraisse la voie du Salut passe par la conscience que le monde empirique, du point de vue de son essence, n’est qu’une illusion dont tout l’être consiste à être perçu ; de sorte que si l’on peut dire que le monde existe ce n’est que relativement à la perception que nous en avons. Ce qui est encore plus vrai pour les passions pareilles à des cristallisations de sel sur une branche morte.

« Etre c’est être perçu » disait Berkeley au XVIIème siècle, Çankara n’aurait pas désavoué cette formule. Du reste commentant le 16ème verset de la Bhagavadgità, Çankara écrit : « L’irréel n’a pas d’existence. L’irréel, par exemple les couples d’oppositions comme le froid et le chaud avec leurs causes, n’a pas d’être, c’est-à-dire d’existence. En effet c’est une modification et une modification est transitoire. Il en est de même pour la configuration d’un objet, qui en tant que représentation fondée sur l’œil, est irréelle parce qu’elle ne peut être perçue indépendamment… de sa cause » (17).

Il ressort de ce commentaire que n’est réel que ce dont la connaissance est constante alors que les multiples qualités éphémères ressortent à l’illusion. A contrario, Bràhman, causa sui, ne dépend d’aucun récepteur. En soi et pour soi, il ne devient pas, ne s’épuise pas bien qu’il soit le substrat de tout ce qui paraît. Dans cette mesure, il est tout ce qui est, en tant que substrat du manifeste, sans rien être de ce qui paraît, autrement il serait multiple.

De même que Descartes observant un morceau de cire pour en déterminer la nature constate qu’approché du feu il perd successivement sa saveur, son odeur, sa couleur, sa figure, sa grandeur, pour devenir liquide et chaude, de même, affirme Çankara dans son commentaire des Bràhmasutra, la modification de l’argile, son produit, n’est rien d’autre que de l’argile. Dans les deux cas, demeure un substrat qui bien que substrat des altérations demeure inaltéré, de sorte que l’on peut d’un certain point de vue dire que l’argile est la cause du pot mais à condition de ne voir en celui-ci qu’une modification illusoire.

« La même cire demeure-t-elle après ce changement? interroge Descartes. Il faut avouer qu’elle demeure… mais ce ne peut être rien de tout ce que j’y ai remarqué par l’entremise des sens… » (18).

 

3) Visée sotériologique

Troublante analogie mais dont la visée est très différente puisque Çankara transpose celle-ci à la relation du Bràhman et du monde phénoménal dans le but de trouver la voie du Salut. En effet nous pensons que l’importance qu’il accorde à Màyà et sa conception nagarjunienne de celle-ci à l’opposé des écoles orthodoxes indiennes, puisqu’elles refusent toute préexistence de l’effet dans la cause et coupent l’Absolu de quelque relation ontologique que ce soit avec le monde phénoménal, a pour présupposé la dévalorisation de ce qui suscite de la douleur chez l’individu, à savoir un désir toujours inassouvi de posséder ce qui comblerait son manque d’être. Ce faisant il est voué à une course effrénée qui le divertit de lui-même pour l’aliéner au sensible transitoire et inconsistant.

« Le Soi, qui n’est jamais né, qui est dans la dualité est diversifié par la Màyà seule, mais non réellement » (19). C’est pourquoi il faut dénoncer le non-être originel du perçu afin qu’opérant une conversio qui le ramène à lui-même l’individu recouvre son unicité pareille à celle du Bràhman, immobile, immuable, illusoirement diversifié, semblable à cette figure du premier moteur immobile par lequel Aristote dans la Métaphysique au livre ∆ définit, lui aussi en termes négatifs, Dieu : « extrême qui soit moteur sans être mobile, être éternel, substance et acte pur » (20). Le Rg Veda (10. 129) avait en d’autres termes exprimé une expérience similaire :

« L’Un respirait sans souffle mû de soi-même ». A condition que tout effet ne soit que reflet, l’unicité de l’être est préservée et par la même le Salut assuré de sorte qu’on peut dire que toute la métaphysique çankarienne a une visée sotérioloque. Or de même que Bràhman est là de toute éternité on ne peut en effet lui assigner de commencement et dire qu’il y eut un moment où il ne fut pas et un autre où il fut, de même le Salut est-il un état permanent que l’être peut recouvrir sans qu’aucun acte soit nécessaire à cet effet, ni rituel, ni sacrifice, au contraire, comme Bràhman, il faut

se faire non-agissant. La délivrance est prise  de conscience qu’au-delà du moi empirique l’àtaman est Bràhman, Soi fait de silence et de paix (çanta  àtman) dont parle la Katha Upanisad et qui une fois réalisée est définitive comme le stipule Çankara.

« Il n’y a pas de possibilité de nouvelles connaissances de la dualité, lorsqu’elle a été abolie par la connaissance de l’Unicité de Bràhman » (21).

Ainsi prévenu que l’univers et tout ce qu’il inclut provient d’un jeu divin (lilà) et d’une magie (màyà) qui égare l’esprit non averti, l’individu qui sait par expérience intuitive et non discursive, que l’Absolu est plénitude, indivisible et inexprimable, peut échapper au leurre de la dualité. Cette connaissance ne débouche pas sur le salut, elle est salut et comparée à elle, les connaissances des rites et des dieux sont des formes inférieures, voire illusoires de libération puisqu’elles impliquent dualité. D’où une forte dépréciation des rites et de l’agir en général de la part de Çankara. Dans le Vivikacudàmani le maître écrit que «  les rites amènent la purification de l’esprit et non la perception de la Réalité. La manifestation de la vérité est causée par la discrimination et point du tout par dix millions de rites » (II). Quant à « l’acte (il) n’enlève pas l’inscience, il ne lui est pas opposé. La connaissance détruit l’inscience, come la lumière écarte les ténèbres ». Est-ce à dire qu’il faille se désengager du monde, se détourner de l’autre qui cherche, qui connait la douleur? un risque dès lors  est de qualifier les religions de l’Inde de nihilistes par suite d’un relativisme muant le perçu en une illusion.

 

4) Les analogon de Bràhman

blouseblancheetsacados – Blouse Blanche et sac à dos

Mais le monde est bien lié et la loi du dharma  continue à en assurer l’ordre aussi bien cosmique que social c’est ainsi qu’en faisant l’expérience d’un univers continu et homogène nousapprochons analogiquement du Bràhman, Un sans second, infini, indivisible, indéterminé, grâce aux  trois contiuum ; l’espace, le temps, la pensée.

L’espace, support des formes perceptibles est un absolu indifférencié, sans limites (àkàsha) dans lequel sont construites les divisions des espaces relatifs à notre mode de perception. Mais les divisions sont, nous l’avons vu, illusions, l’espace est au contraire un, il « est miel pour tous les êtres et pour l’espace (àkàçasya) tous les êtres sont miel ; et ce personnage, tout énergie… qui réside dans l’espace… c’est celui-là même qui est l’àtman… qui est bràhman qui est tout » (22).

On pourrait effectuer le même type d’analyse à propos du temps en opérant la distinction bergsonienne du temps, défini comme espace parcouru, et de la durée, définie comme « la forme que prend la succession de nos états de conscience quand notre moi se laisse vivre » (23).

En ce cas la fusion se substitue à la séparation arbitraire des états de conscience.

 Or ceci introduit la 3ème expérience du continu, celle de la pensée dont Bergson souligne que « l’apparente discontinuité tient à ce que notre attention se fixe sur elle par une série d’actes discontinus » (24). Ce faisant il induit une distinction entre un moi, nœud temporaire, et un soi, absolu de l’homme, qui est fort proche de celle des Upanisad « le Soi est caché dans toute chose lit-on dans la Katha up. 3. 12, il est perçu par les voyants avec les yeux subtils de l’intellect ». Et à condition d’accéder à la connaissance intuitive du jiva et du Bràhman le sage jouira de la Moksa. Or ces analyses pourraient convenir aux conceptions des philosophes advaitins et peut-être ne serait-il pas téméraire d’établir des analogies entre sat, substrat de l’espace, ananda, substrat du temps et cit, substrat de la pensée, tous trois étant des attributs, bien sûr approximatifs du bràhman mais constituant « l’Unité indivisible de l’existence, de la Conscience et de l’Eternité » (25).

Par conséquent l’Absolu se manifeste bien dans le monde mais par une transformation apparente (vivarta) qui est l’illusion (et non pas l’évolution laquelle contredirait l’isolement transcendant du Bràhman).

Le monde est bien effectivement illusoire en tant que ne jouissant pas de la plénitude de l’être, mais il est « réel » en tant qu’illusion représentative. C’est pourquoi le sage peut faire l’expérience d’une jouissance pure, sans limites, nature intime des choses, en étant de tout détaché, sans convoiter aucun bien des hommes qui s’engluent dans l’action et la peur qui fait voir un serpent en place de corde. A ce propos Çankara écrit dans l’Atmapancaka 2 : « Du fait de l’ignorance la corde paraît un serpent… La corde devient une corde quand disparaît la fausse impression… de même c’est par suite de l’assertion de mon maître que je ne suis pas une monade individuelle, je suis le Bràhman ». Aussi est-ce la plénitude, la joie, qui attendent le Sage car « Tout est ce Bràhman éternel est immortel. L’Eternel est devant nous et l’Eternel est derrière nous et au sud et au nord et au-dessus et au-dessous et partout étendu. Tout ce splendide univers n’est rien que l’Eternel » (26).

 

IV – LA METAPHYSIQUE ÇANKARIENNE

1) Une ontologie de l’indifférencié

Comme nous nous sommes employés à le démontrer  la philosophie de Çankara part du sentiment, ou de l’intuition dirait Bergson, de la plénitude de l’être et la totalité de son système philosophique consiste à expliciter, développer, justifier cette intuition dont il fait la condition de possibilité du salut.

Bràhman, est Sat, Cit, Ananda, infinité, enseigne la Révélation, mais encore faut-il savoir ce que ces concepts recouvrent.

Sat est le principe présent du verbe asmi « je suis ». As signifie « être » au sens d’exister selon une actualité ontologique au-delà de tout devenir, tandis que bhù concerne le devenir au sens dynamique d’une activité qui par sa mobilité expliciterait le contenu de l’être (Sat).

La métaphysique çankarienne s’affronte, comme toute philosophie, au problème de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien et dans son cas le problème se spécifie en : comment le multiple est-il possible sachant que l’être est un, simple, plein, infini, en repos? C’est pourquoi sa métaphysique est fort différente de celle dualiste qui prend naissance dans la philosophie grecque et se poursuit au moyen-âge chez Saint Thomas et Descartes, chez qui matière et forme sont dans un rapport de force puisque la forme confère la limite qui donne réalité, substance, sens au donné indifférencié.

Au contraire Çankara met du côté de l’indifférencié la plénitude de l’être alors que toute spécification est négation réduisant le champ des possibles et éloignant d’autant l’individu de l’être en qui il ne peut se résorber que dans la mesure où il a fait tomber les limites qui l’en séparent. Proche en cela de la philosophie plotinienne Çankara privilégie l’involution sur l’évolution, en termes plotiniens, la conversion sur la procession. Mais les analogies ne s’arrêtent pas là, sans doute parce que Plotin connut l’influence de la philosophie indienne (27) et l’on notera dans les deux cas une attitude spirituelle dominante qui tend à l’abolition des relations entre le moi individuel et le cosmos plutôt qu’à une purification de tout égoïsme. « L’introversion mystique chez Plotin, comme dans les Upanisad, est axée sur l’identité pure et simple au centre métaphysique de chacun et du centre universel » (28). De la sorte l’être individuel n’est jamais qu’une limitation transitoire et illusoire de la plénitude indifférenciée de l’Un qui demeure essentiellement Un-sans-dualité aucune. C’est pourquoi Çankara refuse la définition de Bràhman comme une dualité-non-dualité car ce serait y introduire une fissure (bheda). Par contre celle-ci est bien concrète mais à titre d’incomplétude de l’être englué dans le samsàra où règnent différents aspects du non-être.

Ainsi « Le non-être ne vient pas à l’être ; lit-on dans la Bhagavad Gità (II. 16.) » ce ne sont là que modifications ponctuelles et irréelles puisqu’elles ne peuvent être appréhendées sans leur cause. On pourrait dès lors penser qu’une régression de l’effet à sa cause permettrait de parvenir jusqu’à la cause ultime, mais en fait ce serait s’abîmer dans une regressio ad infintum tout aussi illusoire et trompeuse nous faisant errer d’effet en effet.

 La Bhagavad-gita Telle Qu'elle Est

2) L’analyse du jugement comme moyen d’accès à l’Absolu

Comment dès lors atteindre la Réalité? à condition, bien sûr, qu’il y en ait une. Dans son commentaire de la Bhagavad Gita (II. 16. p. 40. 1. 2. 3.) Çankara répond à l’objection « Alors si telle est l’extension de l’irréalité, il s’ensuit que rien n’existe » que « … nous avons conscience que toute expérience comporte une double notion : notion de l’être, du réel, notion du non-être, de l’irréel ». En quoi le moindre jugement d’existence peut être une illustration éclairante puisqu’on y fait l’expérience à la fois de l’être, et du non-être. Ainsi la notion d’être demeure-t-elle quel que soit l’objet dont elle est ponctuellement affirmée. Mais ne prêtant attention qu’au sujet dont il est question et à ses attributs, dans le cas d’un jugement d’attribution, nous négligeons la copule « est » qui est plus réelle qu’eux puisqu’ils n’en sont que des modifications ou surimpositions. Çankara écrit à ce propos : « La sentence Satyam jnànam anantam Brahmi, sert à signaler le Bràhman. Car les trois mots stya… sont des déterminants du Bràhman… Lorsque plusieurs substantifs de la même espèce ont des déterminants respectifs alors le déterminant est utile. Ce n’est pas le cas quand il y a un seul objet, par exemple le soleil qui est unique. Or le Bràhman est unique… Il n’a donc pas besoin d’un des déterminants qui servent à faire connaître un objet » (29). L’être est par conséquent un universel concret échappant à toute détermination. Ce faisant, grâce à l’analyse de ces jugements de plus en plus simples jusqu’à arriver à « ceci est » nous sommes parvenus à une indétermination ouvrant la voie à la libération spirituelle. Ainsi le gourou procède-t-il par la méthode apophatique, neti-neti, et qui, aussi paradoxal que cela soit, ne cesse de proclamer l’être car c’est de lui que tout est nié (30). De même peut-on dire que Màyà ne cesse de pointer vers l’être dans la mesure où c’est relativement à lui que l’on peut dénoncer le non-être. On pourrait objecter que l’être ne se définit que relativement au non-être, mais ce serait conférer de la substance au non-être et introduire la dualité, or seul l’être est le non-être n’en est pas la négation ni une réalité face à lui, mais seulement une modification illusoire. De  la sorte l’être conserve sa plénitude, il est le tout, il est toute réalité. Du reste à un certain degré de connaissance l’individu surmonte cette illusoire dualité. Autrement dit affirmer que l’être n’est pas est une proposition absolument fausse. Par contre, et c’est la « nature » du Samsàra il y a du ni être ni non-être au sens absolu, quelque chose entre les deux, un indéfinissable. 

 

 

3) Comment le multiple est-il possible?

Une fois analysés les aspects de l’ontologie çankarienne nous reste à découvrir comment s’opère le surgissement du multiple dans cet univers moniste. En d’autre termes : quelle cause préside-t-elle aux effets qui constituent le manifesté phénoménal? Mais peut-on parler d’une cause en tant que ce qui constitue l’antécédent constant d’un phénomène ?

Selon la distinction aristotélicienne il y a 4 causes : matérielle, formelle, efficiente, finale. A la matière conçue comme passive s’appliquerait la cause formelle grâce à la cause efficiente permettant de réaliser la cause finale. Ce faisant la cause est considérée comme une entité unique dont pourrait se déduire logiquement son effet. En outre le primat est accordé à la cause formelle privilégiant la distinction entre les différents êtres ceux-ci étant clairement spécifiés. Dès lors la relation entre cause et effet est de l’ordre de la création et l’effet est un être à part entière.

On est par conséquent dans un univers duel, puisque l’effet est réel et distinct de sa cause, homogène, continu, divisible à l’infini. Rien de tel dans l’univers plein de la métaphysique çankarienne. Tout d’abord c’est la cause matérielle qui est privilégiée car loin d’être appauvrie jusqu’à l’extrême passivité elle conserve la dignité maternelle que lui confère son étymologie (mater) qui en fait à la fois une natura naturans entant que pouvoir créateur et une natura naturat en tant que totalité du manifesté.

En second lieu la forme (rùpa) est, à contrario, conçue comme ontologiquement pauvre, origine des délimitations et négations appliquées à la substance et lui infligeant autant de déformations. Et nous avons vu que l’effort spirituel ouvrant  la voie du salut consiste à concevoir les formes comme illusoires de sorte que plus on s’éloigne de l’individuel plus on va vers le concret défini comme indétermination pure. De la sorte c’est la matière conçue comme support (àsraya) réceptacle (upàdàna), et (prakrti) natura naturans qui est la cause radicale de l’univers. « Ainsi, écrit Çankara (B. S. BH. II. I. 18) la cause radicale revêtant depuis les effets ultimes toutes les formes des effets, à la manière de comédiens fait fonction de substrat de tout l’univers empirique ». ainsi la cause n’est pas semblable à un créateur produisant es effets car, souligne Çankara « Aucune séparation ni aucune relation de support à chose supportée n’est admise entre la cause et l’effet par les partisans du Vedànta parce qu’ils sont d’opinion que l’effet n’est rien d’autre qu’un état déterminé de la cause même » (31).

Ce faisant Çankara sauvegarde l’unicité radicale de l’être en optant pour une conception de la causalité prônant l’existence de l’effet comme cause, au lieu de l’inclure dans celle-ci, ce qui introduit de la dualité au sein de l’unité, ou de l’en exclure, selon la thèse nihiliste réduisant l’effet à du non-être puisqu’il est radicalement autre qu’elle. Or Çankara s’y refuse qui définit l’effet à la fois comme réel en tant que transformation de la cause et non réel puisque cette transformation est illusoire. Ainsi Çankara écrit-il : « L’inscience fabrique une différenciation phénoménale… comportant un état manifesté et un état non manifesté et incapable d ‘être définie comme étant identique à Cela (tat c’et-à-dire Bràhman) ou autre que lui. C’est par elle qu’échoit au Bràhman d’être la base de l’univers pratique régi par la loi de transformation de la cause en effet… mais dans sa forme absolument réelle il demeure à jamais transcendant à l’ordre pratique et libre de toute transformation » (32).

  • On l’aura noté la position de Çankara sans être créationniste distingue un substrat ultime de la totalité du manifesté et sans être panthéiste affirme qu’il n’y a rien hors le Bràhman sans pour autant admettre un épanchement de la cause en ses effets. Dès lors est préservée l’unicité de l’être sans rejeter le monde phénoménal dans le non-être car il conserve une trace, un vestigium d’Etre en tant que modification de Celui-ci, puisque s’il y a illusion c’est relativement à un réel. Or « voilà la vérité. De même que d’un feu flambant jaillissent par milliers des étincelles de même nature, de même de l‘Impérissable naissent des êtres divers et c’est en lui aussi qu’ils retournent » (33). De la sorte Celui-ci demeure bien l’Ultime Transcendant sans que soient posées face à face des réalités extérieures puisque réel et illusion sont relatifs l’un à l’autre. Ainsi la voie du salut demeure-t-elle possible qui consiste en un mouvement d’involution, de transmutation de l’immanent en transcendant ; ou plus exactement, car ce ne sont là que des métaphores, de recoïncidence de l’individu avec soi-même attendu que l’àtman est Bràhman.

4) Lila et màyàThe Age of Maya (Illusion)

Pur figurer cela, Çankara a à sa disposition les métaphores de la Brhadàranyaka qui suggèrent que l’omniprésence du Bràhman est une co-extensivité.

« Le soleil est miel pour tous les êtres et pour le soleil tous les êtres sont miel ; et ce personnage tout énergie et tout immortalité qui réside dans le soleil… il est bràhman, il est tout » (34).

On pourrait en dire autant à propos de l’espace, de la lune de l’éclair, du feu, de l’air, ou de la pluie, « La pluie a pris forme de beurre, la chaleur de feu oblatoire, la terre d’autel » (35).

Ceci souligne l’osmose sensuelle existant entre l’être et le monde, celui-ci et les individus. Tout est dans tout semble-t-il et pourtant il n’y a pas confusion.

La Taittirya àranyaka (10. 1) nous offre un hymne superbe sur ce thème :

« Ce dont furent remplis l‘espace, et le Ciel et la Terre ;

Ce par quoi chauffe le soleil, de son éclat, de sa lumière ;

Ce que tissent les Poètes au fond de l’océan ;

C’est Cela dans l’Impérissable, le suprême firmament…

Rien d’autre n’est plus grand que Cela ni plus intime

Plus haut que le haut, plus grand que le grand

Ce Mystère Unique,non manifesté qui a pour forme l’illimité

Le Tout, l’Ancien au-delà les ténèbres

C’est Cela qui, a-t-on dit est l’Ordre et la Vérité

Le Suprême Bràhman des Poètes !... »

Le monde est bien une infinie vibration d’impressions légères et passagères laissant deviner par delà leur irréalité une réalité dont il participe en quelque manière. Cet indéfinissable de caractère positif, ni être, ni non-être c’est Màyà, l’Illusion mystérieuse, co-éternelle de l’être qui lui permet d’apparaître sous la forme du manifesté appréhendé par les individus. Mais il ne faut y voir aucune finalité. « De même que le processus d’inspiration et d’expiration se déroule sans  avoir en vue aucune fin intrinsèque mais seulement en vertu de sa nature propre, écrit Çankara, ainsi le Seigneur sans se référer à aucune fin extrinsèque en vertu de sa seule nature propre, exercera son activité en forme de jeu. Car il est impossible de déterminer soit par la raison, soit par l’écriture ce que serait cette fin extrinsèque… » (36).

On peut donc parler d’une finalité sans fin qui suggèrerait une « volonté créatrice » dont on ne pourrait définir la fin. Et il est vrai que ces textes pour métaphysiques qu’ils soient demeurent la source féconde d’une esthétique privilégiant la libre activité et l’appréciation désintéressée. Dans le commentaire du Bràhma-Sùtras, Çankara compare Bràhman à un magicien « Seul existe le Suprême Seigneur, écrit-il (37), éternellement immuable, substantiellement connaissant qui par l’effet de l’Inscience, comme le magicien par l’effet de son pouvoir magique apparaît de multiples manières » et d’ajouter « comme un magicien n’est à aucun moment affecté par la magie qu’il produit de lui-même, parce qu’elle n’est pas réelle, ainsi le Suprême Soi n’est pas non plus affecté par la magie de la transmigration »(38). Ainsi la magie préserve-t-elle la présence et l’ambiguïté du réel et de l’irréel puisque Bràhman se donne ce pouvoir grâce auquel il communique sa surabondance sans rien perdre de son intégrité, ni viser aucune fin ce qui dénoterait chez lui un manque qu’il tendrait à combler. C’est pourquoi son action est finalité sans fin, jeu gratuit et libre. Une telle vision du monde pourrait confiner à un pessimisme voir un nihilisme induisant un détachement radical. Au contraire, il s’agirait plutôt d’une affirmation de l’être conviant à suivre la voie toujours ouverte d’un conversio grâce à laquelle l’individu retrouverait son lieu naturel.

 

5) Parallèle avec la mystique judéo-chrétienne

Trek aux sources du Gange - I-Trekkings

Peut-être la mystique la plus parlante serait-elle celle du vestigium, de la trace exposée par Saint Thomas D'Aquin .Ainsi la cendre révèle-t-elle qu’il y eut un feu, mais elle ne participe pas de la nature de celui-ci et ne permet pas de se le représenter. Pourtant la cendre est là à cause du feu, et sans lui elle ne serait pas.

  •  La  mystique "judéo-chrétienne" souligne : la gratuité du don divin ; l’inaccessibilité de Dieu qu’aucun discours ne cerne ; l’intégrité de la nature divine et la nécessité d’aller au-delà de toute dualité pour retrouver Dieu en soi. Ainsi « celui qui monte ne s’arrête jamais, allant de commencement en commencement… un autre désir plus intense, puis un autre poussent l’âme qui s’élève sans cesse sur la route de l’infini » (39).

« Ecoutons maintenant Tauler :

Cette connaissance est tout d’abord voilée ; les facultés ne peuvent pas atteindre ce fond, pas même en approcher à la distance d’un millier de milles. L’étendue qui se présente dans le fond n’a pas d’image qui la représente, pas de forme, pas de modalité déterminée ; on n’y distingue pas ici et là, car c’est un abîme insondable, reposant en lui-même, sans fond. On dirait des eaux qui bouillonnent et qui s’agitent ; tantôt elles s’engouffrent dans un abîme et il semble qu’il n’y ait absolument plus d’eau ; un instant après, elles surgissent de nouveau en tumulte, comme si elles allaient tout engloutir. On s’engouffre dans un abîme et dans cet abîme est l’habitation de Dieu, beaucoup plus que dans le ciel et en toute créature. Celui qui pourrait y parvenir y trouverait vraiment Dieu et se trouverait en Dieu simplement, car Dieu ne quitte jamais ce fond ;  Dieu lui serait présent, et c’est ici que l’on prend conscience de l’éternité et qu’on la sent ; et il n’y a pas là ni passé, ni futur dans ce fond aucune lumière crée ne peut pénétrer ni briller car c’est exclusivement l’habitation et la place de Dieu. Toutes les créatures ne sauraient remplir ni sonder ce fond, elles ne peuvent ni le satisfaire, ni le contenter ; personne ne le peut que Dieu, avec toute son immensité. A cet abîme correspond seul l’abîme divin : Abyssus abyssum invocat.

Pur qui lui prête une attention appliquée, ce fond projette sa lumière dans les facultés au-dessous de lui, incline et excite les facultés supérieures et inférieurs à revenir à leur principe et à leur origine pourvu que l’homme veuille y donner attention, demeurer en lui-même attentif à l’aimable voix qui appelle dans le désert, dans ce fond, et y entraîne tout plus à fond.

Dans un désert, il y a une telle solitude qu’aucune pensée ne peut jamais y entrer. Non, non, de toutes les spéculations que l’homme a trouvées au sujet de la Sainte Trinité et dont certains sont si occupés aucune ne peut entrer ici. Non, non, car ceci est si intérieur et si distant, puisqu’il n’y a là ni espace, ni temps. C’est simple et sans distinction ; et celui à qui il arrive d’entrer vraiment ici a l’impression d’y avoir été éternellement et de n’être qu’un avec lui (Dieu), bien que cette impression ne dure que de courts instants ; mais ces rapides coups d’œil se sentent et apparaissent comme une éternité ; et cela projette une clarté au dehors et nous est un témoignage que l‘homme, avant d’être créé, était de toute éternité en Dieu, l’homme était Dieu en Dieu » (40).

De même Çankara insiste-t-il sur le fait que la division, la pluralité font obstacle au salut et l’on comprend dès lors la relation entre son ontologie et sa préoccupation du salut qui, on le soulignera, ne passe pas par une radicale dévalorisation du monde mais au contraire par une reconnaissance.

 

6) L’expression indirecte

क्या रहता है, यह एक, शिव, दिया, मैं हूँ
Ce qui reste, cet Un, Civa, le Délivré, Je le suis

L’effet n’est donc ni être, ni non-être, mais essentielle pauvreté et l’on pourrait risquer une analogie avec la métaphore qu’emploie Platon pour définir Eros. Celui-ci dit-il est enfant de Pénia, la pauvreté et de Poros, l’habilité, l’industrie. Condamné au manque, à une insatisfaction essentielle, Eros met tout en œuvre pour accéder à l’objet de sa quête, mais chemin faisant il se disperse dans le chatoiement des objets qu’il rencontre et auxquels il surimpose des désirs qui creusant l’altérité ne l’en éloigne que plus de son objet que seule la Prêtresse Diotime peut lui dé-voiler dans le silence de la Révélation. Là il apprendra que ce qu’il cherche hors de soi est précisément ce qui en lui l’anime du désir de cette quête.

On pourrait à ce propos citer Çankara écrivant : « on peut admettre dans la cause une certaine virtualité ou capacité à la production d’un effet spécifique » (41).

Par là Çankara répond à la question initialement posée, pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien, attendu que la plénitude actuelle est unicité indifférenciée et cependant fondement du divers.

La question, aussi paradoxale qu’elle paraisse face  notre expérience est donc de savoir comment le multiple est possible sans qu’il y ait pour autant dualité au sein de l’être. Çankara, nous l’avonsvu yrépond par la théorie de Màyà qui tout en voilant l’être qui est immédiatement présent derrière elle sous la multiplicité des surimpositions illusoires dont la teneur ontologique est exténuée, le dévoile en tant que substrat essentiel du manifesté qui en constitue le chatoiement.

Aussi lorsque l’on définit Bràhman comme Réalité, Connaissance, Infinité, il s’agit d’une expression indirecte de ce qu’est Bràhman et à laquelle l’individu recourt nécessairement puisqu’il n’a que ce seul mode de connaître dans l’ordre discursif. Comme nous l’avons déjà indiqué, Çankara explicite clairement sa théorie de l’expression indirecte à propos de ce qu’est l’essence de Bràhman. Il écrit : « …Bràhman comme connaissance n’est pas ce que le mot connaissance exprime directement. Néanmoins en tant que connaissance il est signifié indirectement- bien que non directement- par le mot connaissance qui a pour objet un attribut de l’intellect infini, et qui exprime en propre un reflet (fini) de cette connaissance (infinie). Car il est dépourvu de tous attributs de genre etc… capables de donner aux mots leur activité sémantique (plénière).  De même aussi le mot réalité. En raison de ce que la forme propre de Bràhman n’a d’autre mesure que de rejeter toute particularisation, le mot réalité ayant pour objet commun l’être des choses extérieures n’a aucune signification indirecte lorsque l’on dit : Bràhman est réalité. Mais Bràhman n’est pas ce que le mot réalité exprime directement. Ainsi donc les mots réalité etc… étant les uns par rapport aux autres en juxtaposition sont en mesure d’être contrôlés les uns par les autres, et se contrôlent réciproquement en effet ; et par là ils sont pour efficace de discriminer Bràhman de ce qu’ils signifient directement chacun et de le signifier indirectement. Et par conséquent  il est établi que Bràhman est ineffable et que la proposition que nous analysons ne doit pas être interprétée sur le mode de définitions ordinaires, du genre le lotus est bleu, et ceci en conformité avec d’autres textes sacrés : « Celui de qui les paroles se détournent, l’avoir atteint… », « Indicible, ans demeure… » etc… ».

En cela Çankara reste fidèle aux chaines de correspondances ontologiques émaillant les Upanisad afin de créer, à l’instar de la dialectique négative une impression déconcertante à l’égard du perçu, expression mouvante de l’unique Bràhman que seule la connaissance intuitive peut réinvestir. Par là-même il s’avère que le manifesté est tout entier ordonné au salut de l’être qui consiste à expérimenter que « l’âme a le Bràhman pour soi-même et qu’elle est essentiellement indépendante des apparences du rêve et de l’univers pratique de la veille… » (42).

Dès lors le sujet est confronté à l’infinité (ananta) du Bràhman, « caractère » différent des précédents en ce qu’il s’exprime de façon négative et invite à une démarche apophatique en rupture avec toute relativité. Au-delà donc de l’Etre, de la Pensée, de la Béatitude, Bràhman est l’Infini ou Absolu de façon suréminente et suressentielle.

Mais quel synonyme lui conviendrait-il le mieux pour attester son origine religieuse, si ce n’est celui de sacré lié par ailleurs à celui de sainteté pour mieux insister sur sa connotation salvatrice? Du reste l’identification àtman-bàhman justifie cette interprétation. En outre le terme bràhman est neutre ce qui élimine toute personnification de celui-ci, même  s’il  existe un Dieu personnel, Isvara qui est le Bràhman « inférieur » affecté de qualités, conditionné parce que correspondant à l’appréhension humaine du sacré. Mais le Bràhman supérieur lui est « sans forme, ni couleur, ni aucune autre qualité sensible (il) ne rentre pas dans le domaine de la perception et ne comportant pas non plus de marques caractéristiques ou d’autres signes différenciés il échappe à l’inférence et aux normes de connaissance de ce genre… par l’efficace de la révélation, c’est le Bràhman pensant qu’il faut reconnaître comme étant la cause du monde et constituant sa nature naturante » (43).

 

7) Le salut est-il une illusion?

Les sadhus, des êtres hors du commun | Omalaya voyage initiatique ...

Ainsi quelles que soient les errances de l’homme il lui est permis grâce à la Révélation d’accéder à l’Absolu et ainsi au salut par l’àtman qui est « le pont vers l’immortalité » (44). Mais pour ce faire il faut supprimer toutes les surimpositions qui l’en séparent et qui pourtant l’y amènent car « de même que par le morceau de cuivre on connait tout ce qui est cuivre, les diverses modifications n’en étant que distinction de nom et affaire de langage et n’y ayant qu’une réalité, le cuivre… de même en est-il de cet enseignement » (45).

Mais un grave problème surgit alors car si Bràhman agit comme cause en toute activité alors faut-il lui imputer le mal qui règne dans le monde? La réponse de Çankara est claire : d’une part il ne faut pas oublier que les effets n’étant qu’illusions et non réalités il est possible de s’en délivrer, d’autre par le karman est l’objet d’une justice des plus rigoureuses et ce dont les mérites et démérites que l‘individu a acquis dans une vie antérieure qui déterminent la répartition actuelle des conditions dans le monde. Ce sont les déterminations de chaque individu qui figurent un déterminisme qu’on taxerait à tort d’arbitraire. Ainsi Çankara écrit-il que « quoique l’âme  soit dépendante elle agit pourtant bel et bien car Içvara la fait agir comme agissante ». De la sorte Dieu est innocent du mal moral qui relève de l’avidya originée dans la surimposition nourrie  par le désir et alimentant celui-ci. Il l’est aussi du mal métaphysique car si Màyà est effectivement l’illusion cosmique induisant l’homme en erreur, du fait qu’elle soit illusion elle n’enchaîne pas l’homme et par ailleurs elle manifeste l’Absolu dans la mesure où elle lui est relative.

« Comme le reflet est produit par l’Inscience, la transmigration qui repose sur lui est aussi un produit de l’Inscience et il suffit d’écarter celle-ci pour que l’enseignement sacré sur l’identité du soi et du Bràhman en réalité ultime soit accompli » (46). Ainsi l’àtman ayant reconquis son unicité originelle sera-t-elle exempte de douleur puisque celle-ci est l’expression d’une perte ontologique présupposant la multiplicité et l’identification de l’âme au corps et aux facteurs non-spirituels qui la conditionnent. A ce propos Çankara écrit que « l’âme possédée par l’Inscience est contrainte par elle à entrer dans le corps qui devient quasiment son soi-même et s’imagine abusivement qu’elle expérimente la douleur produite par cette Inscience se disant : je souffre de la souffrance engendrée par le corps … mais pour l’âme individuelle elle-même l’imagination de la douleur est causée par une erreur provenant de ce qu’elle ne se discrimine pas de ses conditions adventices, corps, sens, etc…, engendrées par les noms-et-formes produits à leur tour par l’Inscience, et elle n’est pas réellement absolument parlant. Et de même que l’âme éprouve la douleur causée par une brûlure ou une coupure affectant son corps, par l’effet d’une erreur qui la fait se l’imputer abusivement, de même aussi la douleur qui affecte d’autres êtres, tels un fils ou un ami, elle l’éprouve par le fait d’une erreur qui la fait se l’imputer abusivement, entrant en eux par la puissance de l’amour et de la sorte en venant à penser : « je suis ce fils, je suis cet ami… ». Nous concluons donc avec certitude que l’expérience de la douleur n’a d’autre cause qu’une erreur par imputation abusive (47).

« Ainsi  celui qui voit, ne voit pas la mort, ni la maladie, ni la souffrance » (48). Cela ne signifie pas pour autant une indifférence au sort d’autrui, bien au contraire le détachement s’accompagne d’une impassible compassion qu’il est juste de nommer non-violence ceci soulignant l’absence de tout désir, de toute passion, de toute dualité que le sage à l’instar de Dieu, observe à l’égard des hommes dont les moi ne constituent qu’un seul Soi-Bràhman « en qui sont tissés le Ciel et la Terre, l’espace intermédiaire avec tous les souffles » et face auquel il faut « laisser aller tous autres discours » (49).

Ayant connu, puis transcendé toutes les formes de dualité, le sage « vivant délivré » peut dire «  je suis Bràhman », ce qui exige une conviction profonde  devenu pure Réflexion de l‘Absolu il s’abîme dès lors dans le silence de l’être, car « celui qui dans sa pensée, désire des désirs, par ses désirs il renaît çà et là ; mais pour celui dont les désirs sont comblés et l’àtman accompli tous les désirs ici-bas se dissolvent » (50). Rivière il est retourné à l’océan, méditant peut-être les ultimes préceptes de Çankara à ses disciples.

 

« Que les Veda soient quotidiennement psalmodiés.

Que les actes qui y sont prescrits soient bien accomplis.

Que l’adoration du Seigneur soit faite selon les Veda.

Que l’on rejette toute idée de rite intéressé.

Que l’accumulation des souillures soit lavée.

Que l’on considère la vanité du plaisir en ce bas monde.

Que soit bien enraciné en chacun le désir de la connaissance de l’Etre.

Quittez à jamais et au plus vite votre maison.

 

Qu’il n’y ait de relation qu’avec les sages.

Que soit constante la dévotion envers le Seigneur.

Que la paix de l’esprit soit fermement entretenue.

Que sans délai soient abandonnées les activités.

Qu’on approche avec respect celui qui a trouvé l’Etre.

Que ses sandales (paduka) soient chaque jour vénérées.

Que l’on s’enquière du Bràhman absolu, un et impérissable.

Que soient bien entendues les paroles des Upanishad.

 

Que leur signification soit méditée.

Que les thèses en soient adoptées.

Qu’on rejette toute mauvaise logique.

Seul est à suivre la logique en accord avec le Veda ». (51)

Les œuvres en prisme de William Turner

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

 

 

(1) T.S. Eliot -  Meurtre dans la cathédrale p 108-110 – Points – 1946

(2)  Autres références du même type : 10-121 ; 10-90 ; 10-82 ; 10-81 ; 10-125 ; 10-129.

(3) Chandogya upanisad : sixième lecture, neuvième section

(4) Isha Upanisad : § 5

(5)Brhadaranyaka Up. Bashya II 3.6

(6)Adhy-ã-ruh : mettre une chose sur une autre

Adhy-ã-ropa : attribuer un état ou une qualité à quelque chose faussement ou par erreur

Ãropa : définit le langage figuré et adulateur des poètes. Le terme vise donc la technique métaphysique que chacun emploie et surtout le poète qui est créateur de chimères.

(7) Brahmasutra bhashya I. I. II.

(8)Descartes – Méditations métaphysiques – 1ère méditation – Garnier

(9) Hymne à Annapurna - Traduit par S. Nikhilànanda – New York – 1946

(10)) Parçna Up. bhàshya.  V., 2.

(11)) L’étymologie de Bràhman véhicule du reste cette qualité de pouvoir cosmique. BRH : « grandir. croître » ex : brmh-ayati : faire ou rendre grand – cf. Taïttirya Up. II. I.

(12)) Vedàntasàra

(13) Kant – Critique de la raison pure – L. II. Ch. II 2° section l’antinomie – Puf

(14) Bhagavadgità bhàshya II. 16.

(15) Bhagavadgità bhàshya Introduction

(16) Bhagavadgità bhàshya II. 16.

(17) Descartes – Méditations métaphysiques – Méditation seconde.

(18) Mànduyia Kàrikà bhàshya III. 19.

(19) Aristote  - Métaphysique – T-II. Livre 7. 25 – Vrin.

(20) Bràmasutra up. Bhàshya I. I. 4.

(21) Brha-Aranyaka up. 2° leçon §10

(22) Bergson – Essai sur les données immédiates de la conscience ch. II p. 66 – Pléiade

(23) Evolution créatrice ch. I-  p  496

(24) Taittirya up. 2. 1. 1.

(25) Mundaka upanisad : 2ème Mundaka § 11.

(26) O. Lacombe – Indianité – (Belles Lettres) notes sur Plotin et la pensée indienne

(27) Op. Cité p. 156

(28) Taittiriya up. bhashya II. I, I.

(29) A ce propos des rapprochements intéressants sont à faire avec la Théologie Mystique du Pseudo – Denys l’Aéropagite

(30) Bràhma Sùtra bhashya II, II, 17.

(31) Op. Cité II. I. 27.

(32) Mudaka Up. II. 1

(33) Brhadaranyaka Up. 5. 5. Deuxième leçon.

(34) Atharva Veda 13. 1 in le veda -Les deux océans – trad. J. Varenne

(35) Bràhman Sùtra bhasshya II. II. 6.

(36) Op. Cité II. I. 9.

(37) B. S. BH. I. III. 19.

(38) G. de Nysse - 8° Homélie sur le Cantique des Cantiques – Migne les ???? dans la foi – p 179

(39)Tauler – Sermon pour la nativité de Jean-BaptisteSermons – Traduit par Hugueny, Théry et Corin – Paris – 1930 – tome II, pp. 253-255.

(40) B. S. BH. II. I. 18

(41) Bràhman Sùtra bhashya : III. II. 7.

(42) B. S. BH. II. I. II

(43) Mundaka Up. II. 2. Commentaire de la Chandogya Up. ; voir aussi Mundaka Up. II. I

(44) B. S. BH. I. IV. 26.

(45)B. S. BH. II. III. 50.

(46) B. S. BH. II. 3. 46.

(47) Chandogya Up. 7° livre

(48) Mundàka Up. II. 2.

(49)) Athanrva Veda II. 16.

(50) Upadeçàpancakam

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

S. Aurobindo – Trois Upanishads – Isha, kena,mudaka – Albin Michel – Spiritualités vivantes – 1972

H. Biardeau – Histoire de la philosophie T. 1. – Inde – Pléiade

Brhad àranyaka UP. – Belles Lettres

Chandogya Upnisad – Belle Lettres

A.M. Cocagnac – Ces pierres qui attendent – Collection Jésus et J-C n°8 - 1979    

A. Danielou – Mythes et dieux de l’Inde – Champs Flammarion

V. S. Ghate – Le vedànda – étude sur les 5 Bràhma-Sùtras et leurs 5 commentaires – Thèse doctorat – 1918

O. Lacombe – L’absolu selon le vedànta – Librairie orientaliste - P. Geuthner – 1937 – Indianité – Les belles lettres – Chemins de l’Inde et philosophie chrétienne – Sagesse et cultures – Alsatia – Paris

P. Martin Dubost : Çankara et le Vedànta – coll. Maîtres spirituels – Seuil – 1973

Sankara et diverses notions – Encyclopédie Universalis – T.1. 258b – T.3. 879 –T. 8. 829c – T. 14. 662b – T. 16. 48

J. Varenne – Sept Upanishads – Points Sagesse – Le Veda – Les deux océans – Paris

H. Zimmer – Les philosophies de l’Inde – Bibliothèque scientifique - Payot

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