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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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6 octobre 2019

PHILOSOPHIE - THÉÂTRE

PHILOSOPHIE – THEATRE : JE T’AIME MOI NON PLUS

 

Deux notions qui semblent aller de soi, étayées par une longue tradition philosophique de Platon (« République » L III-X – 604-6)  Aristote (« La Poétique »), à Diderot (« Paradoxe sur le comédien ») Hegel (« L’Esthétique ») Kierkegaard (« La Reprise ») Nietzsche (« La Naissance de la Tragédie ») Sartre (« Les Mouches », « Huis Clos »…)* Camus (« Caligula » ; « Les Justes ») Derrida  (« Le théâtre de la cruauté » in  « L’Ecriture et la différence ») ou M Foucault (« La scène de la philosophie » in « Dits et Ecrits ») le laboratoire (LAPS) groupe de recherche indépendant, et l’on pourrait continuer avec Alain Badiou qui écrit lui même des pièces.

D’où plusieurs questions :           

1) Est-ce que, pourquoi et comment le théâtre mettrait-il le questionnement de la philosophie en (scène) espace ?

2) Quelle philosophie de théâtre la philosophie produit-elle ?

3) La philosophie a-t-elle besoin de cette incarnation ? Si oui, pourquoi ?

On pourrait d’emblée répondre : pour une pensée qui se vit et se fait et précisons avec Badiou dans une « pureté et une simplicité » à même de rendre la réalité confuse, lisible afin d’échapper à l’aliénation de l’incompréhensible. C’est pourquoi le théâtre en tant que représentation apurée et essentielle du réel, rencontre des œuvres philosophiques dont il fait sa matière sensible.

1) Voyons tout d’abord les questions que la philosophie pose au théâtre

a) A-t-il les capacités d’incarner des problématiques philosophiques à propos de la liberté, de la juste, de la vérité… alors qu’il est fait de fictions ?

b) Quel  pouvoir a-t-il sur le spectateur : projection, identification, imitation ?

c) Quels sont ses objectifs : divertissement, jeu sérieux, libération ?

d) Imite-t-il le réel ou a-t-il un pouvoir démiurgique ?

e) Quelle capacité a-t-il de s’interroger sur ce qu’il est ?

2) A contrario le théâtre peut aussi interroger la philosophie sur ses propres valeurs et assertions à propos de la nature et fonction de l’art.

En témoigne la querelle de l’art en tant qu’imitation ou création.  A ce propos Platon soutient que l’artiste est un illusionniste doublé d’un sophiste car ses œuvres sont aussi éloignées de la réalité que de la vérité, de sorte qu’il faut le chasser de la cité. Quelques siècles plus tard, Lucien, dans ses « Voyages Extraordinaires », parodiant Socrate répondra que l’artiste ne sait qu’une chose vraie, c’est qu’il ment mais expose ses mensonges de façon convaincante. Aragon s’en souviendra en explicitant le « mentir vrai ».Autre querelle, celle du statut et des fonctions du théâtre auquel est assignée une finalité morale. A titre d’exemple rappelons l’usage du théâtre par les protestants et les jésuites afin de prendre conscience de la théâtralité du monde, et aussi sa condamnation par Rousseau sous prétexte d’immoralité.

3) Est-ce à dire que le dialogue, voire la collaboration philosophie – théâtre est impossible ou qu’au contraire leur lien est consubstantiel ? La philosophie peut-elle se débarrasser du théâtre ou lui est-il vital ? Est-t-il le lieu privilégié de l’incarnation du monde comme objet d’interrogation philosophique et d’engagement politique ?

Ces questions ne vont pas sans poser d’une part  le problème de l’expression des concepts par le truchement des émotions voire des passions traditionnellement pensées comme antagonistes de la raison ; et d’autre part celui du caractère éphémère  de la représentation théâtrale alors que les concepts demandent du temps, celui de la rumination. Enfin, la fiction  (tout est en effet fictif au théâtre) peut-elle convenir à la philosophie qui vise la vérité par construction de concepts ? Cela fait dire à Deleuze qu’il y a résonance entre art et philosophie car l’un opère  par affects et l’autre par concepts.

De leur côté les dramaturges tels que Brecht, Beckett, Cantor, Bob Wilson font du théâtre (et le définissent) un laboratoire d’idées. Le monde est un théâtre où déambulent des êtres pour qui se posent les questions : « Qui suis-je ? » « Quand et par quoi y-a-t-il « Je » ? ». Le « Je » a-t-il une consistance et si oui à quoi tient-elle ? Qui parle lorsque je dis « Je » ? Le « Je » est-il l’unité de mes états de conscience ? Une évidence ou une illusion ? Un signe grammatical ?

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On peut avancer que le théâtre est une mimétique d’événements qui englobent et dépassent l’homme qui, par ce biais, le pense en l’interrogeant, le contestant, l’explorant et ainsi le rendant signifiant. La relation entre philosophie et théâtre est donc essentielle au sens fort du terme de quelque point de vue qu’on se place, soit directement, qu’on songe aux philosophes qu’ incarnent les différents personnages de Godot, Vladimir le cartésianisme, Estregron le leibnizianisme, Pozzo et Lucky le stoïcisme ; ou bien indirectement au moyen de la mise en scène par exemple de la décomposition de la  subjectivité que l’ « Innommable » de Beckett pousse à son exténuation.

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Par ailleurs la philosophie fournit des outils qui appliqués au théâtre en permettent des analyses critiques renouvelées. C’est ainsi que dans les années 60, l’Ecole de Francfort (Horkheimer, Adorno, Habermas) a élaboré une critique des idéologies permettant d’évaluer le potentiel d’émancipation du théâtre ; à la même époque, Derrida avec la « déconstruction » un concept s’adaptant à l’approche brechtienne de la subjectivité ; dans les années 70 – 80 la sémiologie appliquée à la mise en scène permet de définir celle-ci comme un système clos et cohérent ; puis l’herméneutique, science de l’interprétation des signes, initiée par Gadamer et Ricoeur,  invite à prendre en compte les attentes du spectateur et la façon dont il appréhende et traite l’objet théâtral ce qui induit actuellement l’exploration du champ de ses réactions, réceptions (affects et sensations).

 

4) Plus  fondamentalement théâtre et philosophie recherchent la vérité à coup de paradoxes, d’étonnements, d’e-venements que le théâtre est en soi puisqu’il survient à chaque représentation dans sa présence immédiate face aux spectateurs.

Qu’on songe à Novarina, Handke qui tente une écriture expérimentale ou Koltès qui dans « La solitude du champ de coton » réinterroge la  dialectique hégélienne et la marchandisation des relations humaines, ou encore dans les années 70 la formidable aventure du théâtre de Nancy où Pina Bausch, Bob Wilson, Tadeuz, Cantor firent leurs premières armes et l’on aura une idée de ce qu’est un ex-venire sidérant            .

 Plus encore certains plasticiens tels que  Herman, Nietzsche ou Swartzkogler dans les années 60 brouillèrent les limites en créant des performances (théâtralisation de leurs œuvres plastiques) ébranlant les valeurs esthétiques et philosophiques, interrogeant les limites du permis et de l’interdit, et suscitant par là même indignation et malaise. Le spectateur ne jouit plus d’un spectacle dans une moite intimité gastrique mais est en permanence sollicité, acculé, assigné à un rôle actif, partie prenante d’un évènement qui l’embarque ou non.

Et la philosophie de répondre à la sollicitation théâtrale puisqu’elle se fait discours hybride mêlant littérature, poésie, théâtre, essai philosophique.Tadeusz Kantor, metteur en scène polonais, 1915-1990

 

 

En 2012 A. Badiou , dans le cadre d’un entretien réalisé lors du 66ème festival d’Avignon inscrit l’ambiguïté de la relation théâtre- philosophie dans la relation entre présence et représentation sous le prisme du stoïcisme qui définit le théâtre comme une métaphore du monde ; du kantisme (le monde vu sous le prisme de sa représentation phénoménale) de l’ hégélialisme (la représentation ou illusion est un moment dans la dialectique de la connaissance). (Beckett « L’’inavouable »).

Et en effet représentation et présence se déclinent de différentes façons : représentation d’une présence, présence d’une représentation, autrement dit, illusion d’une réalité ou réalité d’une illusion. On sait bien qu’une fausse dent et une dent bien réelle, c’est là le problème irréductible auquel le théâtre affronte la philosophie et auquel le théâtre contemporain répond en déconstruisant la représentation théâtrale afin de s’approcher au plus près du réel.

Badiou parle d’un « match de tennis entre d’un côté, la transformation de l’expérience humaine en comédie ou tragédie par le théâtre, et de l’autre la transformation de l’expérience humaine comme problème en philosophie, c’est-à-dire en pensée pure ».

5) Véracité de la représentation

On découvre que ce qui lie fondamentalement théâtre et philosophie c’est la réalité de l’expérience humaine. Comment rendre compte de celle-ci ? Y a-t-il un sens à le faire ? La réalité n’est-elle pas une illusion ? Peut-on par la représentation toucher à l’être ? N’est-il pas dès lors erroné d’identifier représentation et illusion alors que l’essence du théâtre est d’éclaircir le réel pour pouvoir s’orienter dans l’inextricable vie ?

Ce questionnement s’actualise dans la tendance contemporaine à la nudité. Comme si le corps nu témoignait d’une volonté de réalité et de vérité, c’est-à-die de vie en tant qu’énergie pure et immédiate affrontée au risque.

« La seule ressource vraie, écrit Badiou,  va donc se situer au niveau du corps ». Un corps dépouillé y compris verbalement chez Beckett. Mais une fois atteint le carré blanc sur fond blanc, que reste-t-il à dire, si ce n’est « seul » proféré par l’Innommable » de Beckett ?

Le « théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud préfigurait déjà cette exigence du vital comme si dans le corps gisait la vérité de l’être, vérité pulsionnelle, interactive, désirante, en-deçà du langage verbal, en-deçà du conceptuel.

Arthaud pense le théâtre dans sa dimension religieuse au sens mystique du terme s’originant dans le mythe sacrificiel de Dionysos. Le théâtre est la scène d’une cruauté fondatrice que le théâtre qui double le réel met en scène. Dans sa thèse sur Foucault, Ariane Sforzini, souligne que le théâtre foucaldien dans le mouvement de redoublement du réel, met en scène les mécanismes de normalisation des corps objets de pouvoir : corps malades, corps des fous, ou « gays », mais corps subversifs qui dévoilent les failles du système dont ils sont les sacrifiés.

C’est pourquoi il s’agit d’un théâtre de la vérité qui exige le dépouillement le plus radical. Un théâtre qui s’abolit en tant que spectacle pour exister en tant que double purifié et subversif du réel. A moins que ce ne soit « La vie (qui) double le vrai théâtre» comme l’écrit Beckett à Jean Paulhan en 1936 et d’ajouter « Et le double du théâtre c’est le réel inutilisé, oublié, occulté par les hommes de maintenant ».

6) Le théâtre : une pensée en acte

De spectacle, le théâtre est devenu l’être du monde. Le metteur en scène devient à son tour un « ordonnateur magique, un maître de cérémonies sacrées » redonnant aux gestes, aux cris, aux intentions,  une valeur signifiante.

Le théâtre n’est plus fait ni pour être lu, ni pour être vu (à titre de spectacle) mais pour être l’avènement d’un évènement, c’est-à-dire une aventure vécue avec et par le public. C’est pourquoi il sort des cadres classiques s’accompagnant de cris, d’objets incongrus, de bruits, de silences. Il est un art total dans lequel s’invite la chorégraphie, la musique, l’opéra. Il replonge dans l’antiquité, "explore d’autres traditions". 

Le théâtre est bien en ce sens le double originel du monde en ce qu’il en restitue la genèse et interroge ce qu’il en est de ce que l’on nomme réalité. En ce sens le théâtre conjoint des dimensions métaphysique, éthique, esthétique.

Il interroge comme la philosophie, l’originel, sans cependant se confondre avec elle, ne serait-ce que parce que l’écriture philosophique diffère de l’écriture théâtrale et que la première ne connaît pas directement la mise à l’épreuve par le public. Mais dans tous les cas on est face à de la pensée en acte, car penser c’est avant tout agir et de ce point de vue, la scène théâtrale devient le lieu de transformation possible du monde car à l’instar du philosophe, il fait descendre les idées du ciel sur la terre.

« Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer » (Marx).

Comme le note Olivier Abiteboul dans revue « Théâtres du monde » (n° 26 – Avant propos – « Théâtre et Philosophie ») le théâtre est une « transposition artistique, à la fois dramatique et (parfois) métaphysique, de la mise en relation de l’homme et du monde », qu’il s’agisse de rêves et de cauchemars, d’échecs, du silence ou du cri, de la folie, des problèmes familiaux, des interrogations sur le hasard, le destin, le mal, le malheur, l’amour… afin d’éveiller » la conscience de l’homme au monde dans lequel il est jeté,  à sa situation de « pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus ». Eveil et peut-être dès lors résurrection possible.

En guise de viatique nous laisserons la parole à Brecht dans l’ «Achat du cuivre »  (L’Arche.Travaux 1)Résultat de recherche d'images pour "l'achat du cuivre brecht"

« On pourrait limiter les événements de la vie sociale qui réclament une explication de telle manière que, placé devant leur représentation plastique, on accède à certaines connaissances pratiquement utilisables »

Réponse du comédien au philosophe :

« Il n’a pas le sens de l’art. Il s’est trompé d’adresse. Du point de vue de l’art, c’est un invalide, un pauvre type ; quand il est venu au monde, il y a une chose qu’il n’a pas reçue : le sens artistique. Il se peut évidemment qu’il soit par ailleurs très respectable. Là où il s’agit de savoir s’il pleut ou s’il neige, si Monsieur Dupont a de la bonté, si Monsieur Durand a de la jugeotte, et caetera, on peut compter sur lui, pourquoi pas ? Mais il n’entend rien à l’art, plus encore : il n’en veut pas, l’art le dégoûte, l’art ne doit pas être. Maintenant je le perce complètement à jour. C’est lui, le gros du parterre qui est venu au théâtre pour rencontrer un ami d’affaires. Quand, là-haut, je me saigne aux quatre veines pour être ou ne pas être, je le vois diriger son regard de poisson sur ma perruque ; quand la forêt de Dunsinan s’avance sur moi, je le vois regarder comment elle est faite. Le summum qu’il puisse atteindre, c’est le cirque, j’en suis persuadé. Un veau à deux têtes, voilà ce qui excite le plus son imagination. Un saut d’une hauteur de cinq mètres, c’est pour lui la quintessence de l’art. C’est vraiment difficile, n’est-ce-pas ? Vous n’en seriez pas capable, c’est de l’art, n’est-ce pas ?

Le philosophe : Si vous m’interrogez avec tant d’insistance, il me faut avouer qu’effectivement le saut de cinq mètres m’intéresse. Est-ce mal ? Mais un veau à une tête m’intéresse aussi.

Le comédien : Bien sûr, s’il est authentique, le veau véritable, pas la contrefaçon, n’est-ce pas ? Le veau lui-même dans son rapport à son milieu, compte tenu du mécanisme de sa nutrition. Monsieur, vous vous êtes trompé d’adresse !

Le philosophe : Mais je vous assure que je vous ai vu, et avec grand intérêt, faire des choses qui ressemblent aux sauts dont vous parlez. Vous aussi, vous savez faire des choses que je ne saurais pas faire. Je veux dire que j’ai autant de sens artistique que la plupart des gens ; je l’ai souvent constaté, moitié avec satisfaction, moitié avec inquiétude.

Le comédien :   Faux-fuyants ! Bavardages ! Ce que vous entendez par art, je peux vous le dire. C’est l’art de confectionner des copies, des copies de ce que vous appelez la réalité. Monsieur, l’art est lui-même une réalité ! L’art est tellement au-dessus de la réalité qu’on ferait mieux de dire que la réalité est une copie de l’art. Et une copie gâchée ! »

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

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