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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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9 octobre 2019

FILM DE GRONING «LE GRAND SILENCE »

A PROPOS DU FILM DE GRONING  «LE GRAND SILENCE »  2006

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I – Mise en perspective

1) Genèse du film

Sorti le douze décembre 2006, l film du réalisateur berlinois Gröning avait dû attendre une quinzaine d’années avant de recevoir l’aval du prieur de la Grande Chartreuse de Grenoble.

En effet c’est après une retraite d’une dizaine de jours en ce lieu qu’avait germé l’idée d’un « film » qui ne vit le jour que longtemps après et dont le tournage s’assortit de conditions spécifiques : aucune équipe de tournage, ni lumière, ni son artificiel ajoutés, conformité à la vie des moines y compris les prières nocturnes, pendant les quatre mois du tournage. Gröning déclare cependant au magazine Studio en janvier 2007 : « Ce film c’était un saut dans le vide mais je savais que si j’arrivais au bout de l’aventure le résultat serait puissant » et de fait pour le spectateur « la salle de cinéma devient un lieu sacré ».

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Gröning ne fut pas le seul à s’aventurer lors des sentiers battus du film documentaire. En 2005 une équipe de télévision italienne conduit par Enzo Romeo avait passé quelques temps dans une Chartreuse de Calabre avec l’objectif de comprendre les causes et les raisons susceptibles d’expliquer le choix de la clôture. Les moines ayant été longuement interrogés, un livre fut écrit par Romeo dont nous recommandons la lecture car les muettes interrogations de Gröening trouvent là leurs réponses et nous ne manquerons pas d’y référer (1).

Mais excepté ces deux références plus un article paru dans la Revue Etudes (1er trimestre 2007), un grand silence s’est fait autour du film dont la puissance se manifeste par l’absence même du besoin de commentaire. Ajoutons à son intensité la difficulté de le classer dans un genre. Ni film, en l’absence de tout schéma narratif, de toute intrigue, de personnages, de paroles et de musique ; ni documentaire ayant une visée explicative et informative, ce témoignage est par nature inclassable et peut-être faudrait-il inventer un genre nouveau pour qualifier la mise en image d’une approche de l’intime au seuil duquel la curiosité cède au respect. Pratiquant l’épochè, ou suspension du jugement, l’image ne porte, ni n’induit aucun jugement de valeur, et face à l’authentique les banales objections faites à ceux qui ont choisi la clôture s’abiment dans leur propre insignifiance.

 2) Objectifs d’étude

Face à cela la question des objectifs de l’auteur mais aussi du spectateur s’impose pour justifier d’un intérêt fondé et d’une conviction qui seront les ferments d’une interrogation partagée avec les spectateurs.

Plusieurs objectifs sont visés. Tout d’abord l’apprivoisement au silence en tant que plénitude d’être et non pas vacuité ; en tant qu’espace d’accueil et de recueil ; en tant qu’expansion joyeuse de l’être (cf Spinoza) et non pas ferment de tristesse et sombre mélancolie.

En second lieu la reconsidération de l’image restituée à son statut d’icône ouvrant une perspective sur l’infini face à l’idole qu’elle est devenue dont on attend qu’elle ne soit qu’un reflet spectaculaire dans lequel le narcissisme individuel se complait au point de s’idolâtrer.

En troisième lieu s’interroger sur les spécificités d’un nouveau genre cinématographique dont le paradoxe même est de faire de l’image une non- saisie de son objet, une parole muette.

 3) Paradoxes et interrogations

D’emblé le film s’impose comme un paradoxe en soi, puisque l’image ne peut donner une visibilité à ce qui pourtant est son objet d’appréhension, l’intime d’un être qui a choisi la clôture et le silence pour vivre sa relation avec Dieu. La première image d’un moine priant seul dans sa cellule sans que rien de sa personne ne fasse signe tandis que le 1er carton rappelle qu’Elie au Mont Horeb n’entend que la « voix de fin silence » (traduction d’Emmanuel Levinas) nous affronte à l’incompréhensible d’une image comme non saisie et d’une parole muette. Pourtant la poétique de cette image rend l’absent perceptible grâce au silence dans lequel s’abîme le signe visible (2). Le faire signe du silence de l’image comme de celui de la parole nous rappelle qu’en lui Dieu se manifeste. Et l’on pourrait étudier dans la Bible les différents silences de Dieu à l’égard de son peuple « à la nuque raide », lors de la traversée du désert à propos duquel Raphaël Draï rappelant l’étymologie de la parole et du désert (davar /dabar) souligne que c’est dans le vide de l’un que se fait entendre la parole de l’Autre (3). Quant aux silences du Christ  ils sont légion : silence lorsqu’il s’agit de condamner la femme adultère ; de rassurer les disciples dans la tempête ; silence aussi dans la ténèbre à la veille du supplice : silence enfin du tombeau lui-même.

Face à cela quelle image est-elle possible comme le permet l’iconophilie chrétienne ? Celle, peut-être, qui ne s’impose pas dans sa puissance mais qui emprunte la voie de la kénose, du vide ou plutôt de l’évidement, celle, pour employer le tire d’un ouvrage de Baubin du « Très bas » dont l’extrême dépouillement n’est pas indigence mais dévoilement de l’essentiel qu’elle trouve en elle-même en cherchant à capter les signes de la présence sur le visage impassible des moines. L’image coïncide ce faisant, avec son essence même, en deçà du spectacle quotidien qui la travestit, la perd et la réduit au silence de la néantisation.

Dès lors c’est une image apurée que nous présente Gröning comme lavée par les pluies de la montagne. Image parfois vieillie par un piqué dont le tremblé suggère le puissant mystère autant que la fragilité et qui s’inscrit dans une mise en abyme où son énigme s’inscrit dans celle du moine en prière.

Image de plénitude, image saturée par la présence au sens étymologique du terme, de tout ce qui se présente à elle : nature ; objets ; fruits dans l’assiette ; eau s’égouttant ou versée et auxquels elle restitue leur être en deçà des instrumentalisations réductrices.

Les gestes des moines disent assez le respect à l’égard de ces signes de la présence de Dieu. C’est pourquoi le moindre geste est grave, accompli, plein car rien ne peut souffrir l’insignifiance de la précipitation. Ainsi la bûche coupée avec difficulté ; ou la chaussure recollée, la nourriture distribuée, l’écuelle nettoyée sont tous l’objet d’une même attention que l’image restitue dans une durée d’où le temps est évacué. Mais l’image se veut belle aussi, de cette beauté dont Brö dit qu’elle sauvera le monde, de cette beauté des still living ou « vies silencieuses » dont la peinture hollandaise a fait une prière. Image grave, grave de cette gravité dont Saint Exupéry dans « Terre des hommes » qualifie son ami Guillaumin et qui confère à l’homme autant son centre de gravité que le sens de son existence. Equilibre entre excès et défaut,  la gravité confère une densité au geste le plus banal, fait de l’immobilité un moteur pour celui qui la désire à son tour. C’est ainsi que Enzo Romeo suggère la force de l’ordre, de la règle, de la discipline qui confère, au moine sa stature d’homme debout. A titre d’exemple on peut considérer le tuyau du poêle dans le dos du moine en prière, ou encore les nombreux plans sur les encadrements de porte, les cathèdres alignées et les toits en perspective. Tout induit la verticalité pour tendre vers la réalité du monde et se dresser vers « l’Unique essentiel » (Saint Benoit) (4).

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Pour ce faire il aura été nécessaire de s’arracher à l’environnement qui constitue l’habituelle « réalité », discipliner le corps pour l’habituer à l’austérité de l’ascèse , aux nuits entrecoupées de prières, aux rigueurs du froid ; accoutumer l’esprit pour qu’il impose le silence aux préoccupations, projets, souvenirs, à ces « divertissements » qui cachent mal notre misère intrinsèque et nous éloigne du « plus intérieur à moi-même que moi-même » (Saint Augustin). C’est pourquoi le moine obéit à la règle sans être en servitude mais au service de Dieu et de ses frères. Mais là encore le paradoxe impose sa difficulté, comment suggérer la relation aux autres alors que les regards se détournent lorsqu’ils se croisent dans les couloirs, que les capuches sont remontées pour mieux s’isoler, que les repas se prennent en silence dans le réfectoire, et que même la douleur éprouvée lors d’une séance de rasage ne s’exprime, pas plus que la difficulté de scier une bûche ? Pourtant ce sont ces mêmes moines, qui le dimanche, lors des sorties, échangent des propos familiers, discutent des règles, rient aux plaisanteries comme s’ils se livraient à des activités quotidiennes. Leur union, ou plutôt leur unité, ne tient pas à eux mais à l’horizon vers lequel, dans la diversité de leurs approches, ils se dirigent, tout comme il s se dirigent précipitamment dans les couloirs sombres, qui marchant, qui courant, qui boitant, lorsque la cloche retentit. Couloirs que Gröning prend dans leur longueur soit vides, soit parcourus par les moines comme autant de chemins vers Dieu. Dialectique entre unité et multiplicité, mais aussi entre clôture et universalité (5), car c’est par la clôture que le moine accède à l’universel, celle d’une nature humaine faite à l’image de son Créateur. C’est ainsi que Montaigne signifie peindre l’homme en se peignant car c’est de la même pâte que tous sont faits, comme du même Créateur. Or si tout ce qui fait bruit nous empêche d’être attentifs au prochain, le silence de la clôture seul permet de reconnaître Dieu en l’Autre et de l’aimer. Les gestes au souffrant le montrent suffisamment lorsqu’un moine passe sur le dos et les bras décharnés de celui qui sans fausse pudeur laisse voir sa nudité, l’onguent qui le soulage. Geste d’amour, geste de silence, geste d’universelle charité dans le partage de l’indicible douleur. Aussi les bruits, sons, musiques rapportés sont-ils absents du film comme autant d’effets pervertis pervertissant les voix du monde.

 

II – Analyse filmique

1) L’image emblématique

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La première image du film, que nous avons mentionnée ci-dessus, est à la fois emblématique et synthétique de la spiritualité des Chartreux, faite de solitude, silence, discipline et austérité. Non seulement l’attitude du moine et sa concentration, mais aussi la cellule en porte témoignage et si la caméra en focalisation externe se tient à distance elle n’en décrit pas moins en détail ce lien dont Guigues 1er écrivait qu’il « est aussi nécessaire à son salut et à sa vie que l’eau aux poissons et la bergerie aux brebis » (5). Dans la cellule ajoute-t-il « le solitaire restera assis et gardera le silence et il s’élèvera au-dessus de soi ; ces mots expriment presque tout ce qu’il y a de meilleur dans notre vie ; le repos et la solitude, le silence et le désir ardent des biens célestes » (6). Maintes fois Gröning revient à la cellule qu’il présente en plans fragmentés, laissant deviner par les hors-champs l’infini sur lequel ouvre le lieu. Il invite ainsi le spectateur, par son écriture elliptique, à poursuivre un encadrement, deviner le caché, se faire oreille à l’écoute, à l’instar de celle du moine vu de trois quart arrière qui n’est pas sans rappeler l’analyse que Didi Huberbmann fait de l’ « Annonce faite à Marie  » de Fra Angelico, dont la position en prière est celle d’une oreille à l’écoute. Tout dit l’énigme de l’être-là, de la présence coïncidant avec un présent qui ne passe pas. Et Gröning de jouer sur une dialectique des opposés dont l’écart se fait poétique : immobilité de l’intérieur, alors qu’un avion passe dans le ciel ; calme et silence de la cellule, nature dont les nuages en accéléré rappellent que le temps passe, « là-bas, au loin ».

2) La nature – Le temps

Impossible de dissocier ces deux éléments dont la conjonction invite à une distinction entre temporalité et durée.

a) La nature c’est tout d’abord l’environnement impressionnant des montagnes dont l’aspect change au cours des quatre saisons. Tour à tour prise dans le flot des flocons de neige tourbillonnant dont le mouvement la recouvre d’un voile, ou bien timidement riante au printemps lorsque le crocus éclot et que les arbres verdissent, épanouie et amicale quand les moines s’y ébattent,  elle est le reflet de l’énigmatique clôture qu’elle préserve et dont l’image parfois piquée suggère, à la façon de Sarah Moon le caractère étrange, comme échappant à toute com-préhension claire  autant que réductrice.

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Mesure du temps qui passe (hiver – printemps – été – automne et hiver) la nature rappelle que le changement est le propre du vivant et que le disparaître n’est pas mort mais transformation comme le dira le vieux moine aveugle à la fin du film qui ayant fait son temps n’en demande pas davantage à Dieu qui a ordonné sa vie pour le mieux.

Du reste n’est-ce pas ce que suggère la boucle sans fin des quatre saisons plus une, répétition du même,  éternel retour qui s’assortit d’un « oui » à la volonté du Créateur commuant le passage en éternité. Le temps ne passe pas, nous passons le temps en le remplissant d’activités qui nous font osciller entre un manque fébrile ou un ennui mortifère. Laisser à la durée son espace : celui de la goutte d’eau qui s’égoutte dans la bassine et dont le son musical dit la présence dans l’infiniment petit, comme dans l’infini grand de la montagne où murmure la voix de fin silence : celui des activités liées aux saisons, pâture des vaches, coupe du bois, culture du potager qui assurent l’autarcie que requiert la clôture. A ce propos, Don Ignazio, amenant E. Romeo dans son jardin dit qu’il s’agit d’un « lieu de communion entre l’homme et la nature… qui est la manifestation de Dieu qui y parle » (7). En d’autres temps et lieux Montaigne reprenant la sentence des stoïciens avait qualifié la nature de « doux guide ».  Peut-être la déambulation du moine autour de son jardinet devenu cloitre apporte-t-elle une réponse.

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b) Temps et temporalité

Dans le montage même du film Gröning n’échappe pas à la temporalité mais celle-ci est comme arrêtée dans son développement linéaire puisque ce sont quatorze étapes qui la jalonnent, ponctuées de cartons dont les paroles sont récurrentes, ainsi que d’images répétées, comme pour inscrire l’éternel au cours d’un cheminement reconduisant à la présence originelle. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » rappelle l’un des cartons en écho à « Tu m’as séduit et je me suis laissé séduire » qui l’un et l’autre induisent la présence d’un déjà là vers lequel il faut faire retour. De même l’image fait-elle retour sur elle-même, et les passages au noir qui divisent les étapes du film sont autant de hiatus visant à briser le schéma narratif de ce qui n’a pas d’histoire. Chaque étape vaut en soi et pour soi, se suffit à elle-même et le film pourrait à plusieurs reprises s’arrêter. Encadré par les passages au noir, êtres et objets, rappelons nous les photos d’identité de chaque moine et de divers objets à la fin du « film » sont rendus à leur présence une et  unique, que n’altère pas le passage du temps.

Pourtant la vie est rythmée par le son de la cloche qui pareil à un impératif catégorique fait tomber le moine en prière au milieu de sa tâche. Irruption du temps sacré, ou plutôt du sacré au sein d’un profane qui en est tout pénétré au point où cette distinction perd toute légitimité. Guigues 1er consacre des paragraphes détaillés aux obligations relatives à la prière, à leur répartition et durée, en fonction du calendrier liturgique. Le temps de l’homme informe celui de la nature et forme en même temps  le moine à une discipline sévère voire douloureuse grâce à laquelle son âme peut s’élever à Dieu dans le silence de la prière nocturne. Là point de lumière aveuglante mais quelques îlots qui permettent de chanter la louange tandis que la flamme virevoltante de l’Esprit semble suspendue dans l’obscurité. L’image se fait photo-graphie et rappelle les clairs-obscurs de Latour.

Le temps c’est aussi le rythme de la parole tantôt chantée, tantôt psalmodiée sans intonation, ni ponctuation tributaire du  souffle  (9) qui traversant le corps fait que l’on va à Dieu de tout son être. Du reste le grec le dit admirablement dont la racine phrène signifie  le souffle du diaphragme, l’esprit, la sagesse et la pondération.

Mais pour rappeler que la rencontre avec Dieu n’est pas réservée à la prière nocturne, Gröning prend soin d’intercaler des images de champs en fleurs, ciel nuageux, couloirs lumineux pour signifier que l’être est dans le passage même.

3) Les lieux

La considération de l’architecture de la Chartreuse atteste que celle-ci peut revêtir un caractère sacré tout comme la géographie. L’architecture est tout entière informée par une spiritualité qui confère précisément son âme au lieu. Du reste Gröning la traite avec le respect que requiert une personne : discrétion, attention, accueil, recueil de ce que l’homme est susceptible de créer pour « vaquer à Dieu » sans ostentation.

Là encore l’austérité est de rigueur et s’impose à l’image elle-même privée de tout secours artificiel. Face à l’authentique d’un lieu dressé dans sa sérénité, elle se doit à une égale exigence, ce qui n’est pas sans rappeler celle d’un Rohmer.

Outre les lieux que nous avons mentionnés, il est bon aussi d’évoquer ceux de la vie collective : réfectoire, salle de rasage et ateliers. Là encore,  l’austérité sans sévérité,  s’assortit du silence qui fait du geste le plus banal une prière et un acte de charité.

 

III – Les objets et la lumière

 

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Nous avons déjà évoqué la simplicité de ceux-ci (10) dont la banalité n’est due qu’à l’instrumentalisation que nos regards utilitaristes infligent aux être et choses dans un anonymat où seule leur fonction les singularise.

Aussi est-ce à une conversion du regard qu’invite Gröning à l’instar du reste des moines dont la manipulation lente, attentive, concentrée, des objets indique le caractère précieux au point de leur conférer une âme. Dans son ouvrage intitulé « La transfiguration du banal », le critique d’art Danto explicite les conditions de cette conversion qui a généré l’art minimal, les créations mixtes, l’usage de matériaux de récupération comme autant de vies silencieuses ne demandant qu’à renaître. Et il n’est que de regarder la patine des meubles, le brillant des parquets sur lesquels la caméra s’arrête pour en suivre les lignes pareilles à des veines pour y sentir la vie palpitant de mémoires silencieuses, non pas d’un silence qui effraie mais qui rassure. Don Ignazio confie à E. Romeo que « chaque chose possède une lumière qui resplendit en elle et c’est pourquoi le rapport du moine à la réalité est un rapport de transfiguration, ce qui veut dire recueillir la lumière des choses qui est lumière de Dieu » (11). Et l’on comprend mieux l’interdit signifié à Gröning d’ajouter une lumière artificielle. L’eut-il fait sans cela ? Gageons que non, car il aime la lumière naturelle et la décline sur tous les modes, celle disparaissante d’un jour d’hiver, celle éblouissante des couloirs, celle tamisée par la pluie, celle aussi posée sur le rebord d’un bénitier comme pour lui donner l’étincelle d’un regard vivant. Parfois feu follet sur un parquet, il joue avec elle, d’autre fois il va la débusquer dans la ténèbre de la Chapelle dont l’obscurité la fait resplendir. Sur le visage des moines elle se fait douce bien que directe, sous la paupière close de l’aveugle elle filtre pour irradier sa face et au mourant elle promet d’être le guide vers une autre Lumière.  

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Rendre à son statut de signe – symbole l’objet, tout comme l’image qui est aussi signe, doit être interprété pour savoir vers quoi il fait signe. D’où la nécessité de ne pas transformer les signes, ni, bien sûr, de les supprimer mais d’en dégager le sens car si ceux-ci en semblent privé ce n’est pas leur faute mais la nôtre. La même remarque vaut pour les êtres dont un moine explique à Romeo qu’il ne faut pas s’étonner face à leur diversité mais se demander « ce que le Seigneur veut me dire à travers celui qui est différent de moi » (12).

 

IV – Les activités

Quelles soient privées ou collectives, toutes sont des dons d’abord faits à Dieu et aux autres. C’est pourquoi chaque tâche, y compris la plus difficile n’est jamais servitude mais service. Toutes sont ordonnées une fois pour toutes au bien de la communauté et leur répétitivité que Gröning reprend à titre de leitmotiv réglant les jours, laisse l’esprit libre de vaquer à Dieu. Ainsi valorisé le travail manuel qui est l’une des règles de base des Cisterciens,  poursuit une tradition qui fait la prospérité des monastères et de l’Europe au temps jadis.

Loin d’être le tripalium honni ou l’ambigüe punition de Dieu, le travail est la grandeur de l’homme, son identité, son espace d’expression et de création. Songeons à l’image du moine tailleur caressant le tissu, l’évaluant, le sentant comme pour mieux le servir et servir Dieu « en entrant en relation avec la réalité concrète » (13). Guigues 1er accorde à ces activité beaucoup d’importance ; qu’il s’agisse de la cuisine qui se doit d’être diététique ( §33) à la distribution des repas (§46) ou du rasage (§72). Mais là où la charité apparait le plus manifestement, c’est dans l’aide apportée au souffrant(14). Charité qui est tout à la fois gratitude et bienveillance, louange et offrande et dont la gestuelle a pour paradigme celle de Jésus Christ. L’image prend son temps pour parcourir le corps de celui que l’on soigne dans une lumière claire-obscure qui respecte le voile de la pudeur.  C’est aussi le geste esquissé du moine accompagnant son frère aveugle sans pour autant intervenir.

 

Nous ne reviendrons pas sur le chant déjà évoqué mais arrêtons-nous à la lecture, activité solitaire ou collective dont Guigue 1er fait une primauté (14). Pour en rendre compte Gröning dans l’une des premières scènes, effectue un gros plan sur le livre ; seules les mains du moine immobiles sur celui-ci sont visibles et tandis que l’oreille écoute la silencieuse parole, un avion passe dans le ciel dont le parcours n’est qu’un déplacement dans l’espace tandis que l’immobilité du moine est un cheminement dans le livre. Ainsi le moine va-t-il « immobile à grands pas ».

 

V – Sons et souffle

Ce n’est pas la musique que nous visons ici mais les parents pauvres qui murmurent sans qu’on les entende, et qui cependant s’avèrent étourdissants dès qu’on les écoute. C’est pourquoi si le film illustre bien le grand silence de la parole humaine, il n’en rend pas moins hommage à l’humble son du pas sur le parquet, du froissement du vêtement, des gouttes d’eau ou des craquements du bois qui sont autant d’échos résonant dans l’intime de l’âme.

Ce sont aussi tous les souffles de la nature qui s’exhalent comme pour rassurer ceux qui pensent, à l’instar de Pascal, que le silence de ces espaces infinis est effrayant. Au  contraire, ils sont habités par la Présence de Celui qui confère à l’espace un centre et une circonférence,  celle de l’environnement physique et affectif dont les sons familiers font de la clôture un espace vivant et sacré.

 

VI – Les hommes

Outre les moines, un certain nombre de convers, laïcs au service de la Chartreuse chargés des relations avec l’extérieur et de la gestion du quotidien, vivent à la Chartreuse et en suivent les activités.

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Mais ce n’est pas ce point qui nous intéresse dans l’analyse de l’image. Ce sont plutôt les gros plans sur les visages des moines dont la comparaison avec ceux des convers marqués des rides du temps,  souligne la sérénité de leur face inhabitée par la grâce, vaquant à Dieu sans autre pré-occupation comme apuré de toute inquiétude comme il l’est de toute ride, s’avançant sur la Voie qui est Vérité.

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Jusque dans la mort le visage conserve cette puissance qui fait dire à Emmanuel Levinas que le visage impose l’impératif catégorique d’un « Tu ne tueras point », jusque dans sa fragilité même dont je suis re-sponsable. Ce visage, pareil à une icône que la caméra présente en vision frontale, s’envisage sans se laisser  dévisager et me pose la lancinante et muette question de savoir ce que j’ai fait de mon frère. Posé dans son être-là, le visage conserve toute son énigme et la caméra nous offre l’espace d’un dialogue silencieux de l’âme avec elle-même où la parole parvenue au seuil du discret cesse d’a-raisonner l’in-compréhensible Vérité. C’est sans doute pourquoi, Gröning choisit l’image la plus ob-jective possible, c’est-à-dire la plus muette pour suggérer ce don on ne peut parler c’est-à-dire de la qualité de cette expérience monastique dont un moine révélait à Romeo qu’elle n’est autre qu’un jeu amoureux, fait de demandes et de réponses entre l’Aimé et l’Aimant(16).

Mais pour lors, conformons-nous à la parole de Wittgenstein « Ce dont on ne peut parler il faut le taire ».

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

 

 

Appendice

Ayant compulsé différents ouvrages sur la question du sens et de la valeur du silence dans la vie monastique nous voudrions signaler trois ouvrages.

1) L’un de Denis Gira (« Etudes » Mars 2007) qui à la question d’un possible dialogue interreligieux répond que les moines  se rencontrent par delà les dissensions dans leur quête silencieuse en déduit que « c’est dans le silence que les croyants peuvent se rejoindre » (17). Pensant le silence comme dialogue il lui oppose la parole comme source d’éloignement.

2) Le second du docteur Jacques Vigne « La mystique du silence » (Albin Michel) consacre un très beau passage au chapitre 7 «  Le verbe, vibration du silence divin » à une méditation assorti d’un poème extrait du « Pèlerin  Chérubinique » d’Angelus Silesius. On y lit que « Se taire c’est entendre » et que « Dieu entend même les muets » (18).

3) Enfin Marc de Smedt dans son « Eloge du silence » (Espaces libres – Albin Michel) met en écho les pensées de Sri Aurebindo, du Tao, des Upanishads  et de Saint Bernard dans son chapitre intitulé « Echos du silence » « On apprend plus dans les bois que dans les livres. Les arbres et les rochers vous enseigneront des chose que vous ne sauriez entendre ailleurs ».

4) Nous renvoyons aussi au chapitre de Romeo intitulé « La charnière entre orient et occident » où l’on peut lire « Les moines semblent savoir bien mieux que les hiérarchies ecclésiastiques, comment réduite la fracture entre l’Orient et l’Occident chrétien », et un moine d’ajouter « ce qui nous unit ce ne sont ni les écrits ni les mots, mais l’expérience de foi et la recherche de Dieu » (20).

5) Enfin la Revue « Chemins de Dialogue » de l’ISTR de Marseille se consacre aux voies du dialogue interreligieux.

 

1)  Enzo Romeo – « Les solitaires de Dieu » et « Silence » - Collection Paroles disponible en librairie

2)  E. Romeo – p 102

3) Voir sur le blog le texte intitulé « Il était une foi(s) au désert »

4) Cité in E. Romeo – p 40

5) Nous avons délibérément choisi de ne pas aborder les vies de Saint Hugues, évêque de Grenoble et Guigues 1er afin de ne pas couper le cours de cette analyse et vous renvoyons à « Vie de Saint Hugues » Ed des Cahiers de l’Alpe – 1984

6) Guigues 1er  prieur de la Grande Chartreuse en 1086 écrivit, à la demande de l’évêque Saint Hugues de Grenoble les « Coutumes » orthopraxie assortie d’une réflexion sur la spiritualité cartésienne en particulier au paragraphe 80 – Note n° 5 § 31

6) Guigues § 80

7) E. Romeo – p 81

8) Guigues § 29

9) E. Romeo – p 77

10) Des listes exhaustives en sont données in Guigues § 28

11) E. Romeo – p 81

12) E. Romeo – p 132

13) E. Romeo – p 65

14) Guigues 1er § 72 – 2

15) Guigues § 28

16) E. Romeo p 110–Nous renvoyons aussi à l’admirable § 80 qui clôt les « Coutumes » de Guigues 1er

17) D. Gira –« Etudes » - p 380

18) Vigne – p 329

19) Réponse in Smedt - p 244

20) E. Romeo – p 126

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