Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Conférences de Solange Anastasia Chopplet
Conférences de Solange Anastasia Chopplet
Conférences de Solange Anastasia Chopplet
Pages
Archives
5 avril 2023

SIMONE WEIL (1909 – 1943)

 

 

 

La condition ouvrière

 



I – Pourquoi cette expérience?
 
Simone Weil veut avant tout s’exposer, se mettre à l ‘épreuve et faire la preuve de ses thèses. « La vérité, écrit-elle, est l’éclat de la réalité ». Désirer la vérité c’est désirer le contact direct avec la réalité. Elle dit vouloir s’échapper d’un monde d’abstraction et d’imagination pour se trouver parmi des hommes réels. Au final c’est le sentiment qu’elle a de la vie qui sera changé, mais aussi les sympathies qu’elle avait à l’égard du bolchevisme dont les représentants n’ont jamais mis les pieds dans une usine. Du reste elle constate l’état des travailleurs lorsqu’elle va en Russie, ce qui ne l’empêche pas par ailleurs de connaître Marx, Prudhon et le front populaire.
Mais en fait rien n’a changé, la condition ouvrière et la politique s’avèrent une sincère « rigolade » au service de la grande industrie et au détriment de la classe ouvrière émergeante.
Dès lors pour résoudre la question de l’oppression sociale il faut expérimenter de tout son corps et de toute son âme (c’est ainsi, disait Platon, qu’il faut aller à la vérité) la condition ouvrière, car c’est en pensant le réel qu’on va vers elle.
Saint Thomas définissait la vérité comme « adéquatio rei et intellectu », fidèle à cette définition et à la pensée chrétienne, Simone Weil la réalise en expérimentant la condition ouvrière.
C’est ainsi que concrètement elle pourra remettre en question les propositions des théoriciens en matière de rationalisation du travail générant une oppression physique et mentale dont ils n’ont pas conscience.
L’expérience qu’entreprend Simone Weil et qui émaille toute sa vie, que ce soit son exposition en Espagne ou en Angleterre répond à une exigence philosophique de mise à l’épreuve des concepts et donc, selon la méthode expérimentale d’évaluation, de la théorie par l’expérience. L’épreuve est mise à l’épreuve en même temps que preuve et si l’expérience est aveugle sans théorie, celle-ci est vide sans celle-là. Il s’agit donc de penser le réel en en faisant l’expérience physique.
A Alain son ancien professeur de philosophie à Henri IV de 1925 à 1928, elle écrivait en 1934 qu’elle allait « réaliser un vieux rêve » ce quelle réitère dans sa lettre à Lazarévitch en mars 1935 « j’ai pu réaliser un projet qui me préoccupe depuis des années ». Mais le plus frappant est qu’à aucun moment, malgré les souffrances physiques et morales endurées, elle ne regrettera cette expérience qui cependant n’aura duré qu’un an dont cinq mois de travail effectif car entrecoupé de nombreux arrêts de maladie, mises à pied et recherche de travail.
On peut s’étonner de ce choix, même s’il correspond à une irrépressible exigence, car après tout elle est professeur de philosophie, elle a réussi son agrégation en 1931 à vingt-deux ans. Elle est d’un milieu juif aisé, son frère sera un très célèbre mathématicien du groupe Bourbaki, elle écrira du reste « Réflexions sur la théorie des qantas » (1942) et pourtant elle est d’emblée atypique. Alain écrira qu’elle est « toujours courant devant ».
D’une intelligence exceptionnelle elle aurait pu se contenter de faire carrière, mais il n’en fut rien. Préoccupée par le sort de ses frères humains elle pleure à la nouvelle de la famine en Chine.
Elle commence sa carrière en province, au Puy en Velay où elle demande à rencontrer les syndicats de la région et décidera de vivre avec cinq francs par jour comme les chômeurs du Puy, reversant son salaire d’agrégée à la Caisse de solidarité des mineurs. Durant la guerre elle refusera de s’alimenter plus que les prisonniers de guerre.


Durant cette période elle rédige de nombreux articles dans la revue « Révolution prolétarienne », sous différents pseudonymes : S. Galois et plus tard, en 1941, Emile Novis, lorsqu’elle écrira dans la revue « Economie et humanisme ». A quoi il faut ajouter ses « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale » (1937), « L’Iliade ou le poème de la force » (1939) ainsi que de multiples écrits « Grève et joie pure » (1934), « Luttons-nous pour la justice » (1941). Le premier écrit mentionné fut composé pour la revue de Boris Souvarine de son vrai nom Lifschite, journaliste politique très engagé, spécialiste du communisme russe.
A propos de Weil, Souvarine écrivait « C’est le seul cerveau que le mouvement ouvrier ait eu depuis des années ».
Grâce à lui, elle entre à l’usine Alsthom. Ce sera sans doute son plus proche ami jusqu’à la mort de S. Weil.
C’est au Puy qu’elle rencontrera les Thevenon, donnera des cours à la Bourse du travail, tapera la belotte avec les ouvriers en buvant le coup et manifestera aux côtés des grévistes.
Mais son action de terrain ne s’arrête pas là et s’internationalise, d’abord lors d’un voyage en Allemagne en 1932 dont elle écrira que la guerre avec le pays est inéluctable au vue de la faiblesse de l’opposition de gauche. Elle résumera son expérience allemande et la situation des syndicats et partis révolutionnaires en France dans un article « Perspectives » qui paraîtra à la place de l’article de 1934 dans le journal « La révolution prolétarienne ». Elle y dénonce le stalinisme comme un fascisme et  « l’oppression bureaucratique » du capitalisme qui s’exerce au nom de la fonction, et repense les termes de l’oppression non plus selon la thèse marxiste distinguant les possesseurs des moyens de production, les capitalistes, de ceux vendant leurs forces de production, les ouvriers, mais selon une nouvelle division entre « ceux qui disposent de la machine et ceux dont la machine dispose ». Face à ceux-ci Weil ne préconise ni la résignation, ni la révolution quoiqu’elle saluât le courage des grévistes de Rosières dont elle s’entretient longuement dans « Un appel aux ouvriers de Rosières » alors qu’elle est elle-même en poste à Bourges, après son expérience chez Alsthom et Renault. Après sa visite à l’usine elle s’en entretiendra avec Victor Bernard, ingénieur dans l’usine, qui a refusé de publier un article, dans une série de douze lettres de janvier à mi-juin 1936, où elle l’entretient des conditions de travail, de l’atmosphère entre les ouvriers, voire de leur désespérance et des moyens d’y pallier. C’est donc en termes d’acceptation de la nature pénible du travail et de négociation avec le patronat qu’elle s’exprime car la question du travail a été jusque là mal posée sous forme de dissociation : corps-esprit ; individu-monde ; liberté-nécessité ; homme-transcendance.  Or il faut entre ces termes trouver des médiations pour que l’ouvrier ne soit pas un homme divisé qui ne se satisfait pas de ce qu’il fait et ne songe qu’à s’évader dans des divertissements qui rendent le travail encore plus nécessaire. C’est par et dans le travail, qui est sa caractéristique que l’homme doit se réaliser aussi pénible que soit le travail. Camus le répètera il faut imaginer Sisyphe heureux.
Pour ce faire l’ouvrier ne doit pas être dépossédé de ce qu’il fait car c’est lui qui opère la domination sur la matière qu’il transforme. Or on l’en dépossède, au point où l’ouvrier devient une machine. La question cruciale devient alors : « Comment transformer les propriétés sociales du machinisme de manière à rétablir la domination que l’individu a pour fonction propre d’exercer sur le système de production et sur la machine? ».
Pour ce faire il faudrait d’une part que l’ouvrier, réduit à l’état d’instrument passif puisse devenir un sujet actif, c’est-à-dire conscient de soi, en tant que personne libre et digne, or  pour S. Weil rien « ne le prépare à prendre ses propres destinées en main ». Il faudrait lui rendre le sentiment, répétons-le, de sa dignité, l’assurer de ses capacités, valoriser son travail, lui fournir des savoirs. Or ni le capitalisme ni le socialisme n’y pourvoient, l’un par souci de rentabilité, l’autre par l’instauration d’une bureaucratie tentaculaire et autoritaire qui « tend à la totalité du pouvoir » de façon insidieuse car il agit à la façon d’un opium, il endort les forces de résistance et décourage toute entreprise. Kafka l’a bien illustré. C’est l’essence même du politique qui est en question, comment éviter qu’il soit dominateur? Ce qui au niveau de l’usine pose la même question surtout lorsque le patron se veut paternaliste. Suffirait-il de supprimer la propriété privée comme le préconise le marxisme? Non, et dans un article « Sur les contradictions du marxisme » (1938) elle s’en explique. Ce texte est une reprise des « Réflexions » (1936). Elle s’étonne qu’on puisse trouver chez Marx et Engels une orientation à l’action politique au vue de ce qui se passe dans le monde, mais surtout en raison du fait que « l’ensemble des écrits rédigés par Marx et Engels ne forme pas une doctrine ».
Ne trouvant pas de réponse ni dans le capitalisme dont les formes de travail constituent l’esclavage des temps modernes, ni dans le communisme et la révolution, S. Weil va ouvrir une troisième voie qui sera fondée sur son expérience d’usine, ses réflexions théoriques et sa spiritualité.
Ce n’est donc pas le politique qui peut (ni ne veut) changer la situation de l’ouvrier, pire la révolution risque de mener au totalitarisme.
La Russie, la Chine, Cuba, les Khmers rouges l’ont confirmé, ce qui ne dédouane pas les pays capitalistes.
L’article qui résume le mieux les positions de S. Weil est « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale ». Elle y soutient que l’homme est condamné à être opprimé que ce soit par la nature, la société productiviste ou la nature même du travail qui implique soumission, obéissance et souffrance. Mais s’il y a oppression naturelle, ne peut-on soulager celle instaurée par les hommes?
Elle commence son écrit par un état des lieux, on est en 1935, un an avant son entrée en usine, en constatant que « tout ce qui semble normalement constituer une raison de vivre s’évanouit » à savoir la démocratie, le pacifisme, (la guerre en effet est imminente et S. Weil qui a lu « Mein Kampf » sait à quoi s’en tenir), mais elle pointe avant tout le monde du travail qui a perdu tout prestige y compris chez les chefs d’entreprise qu’a quitté la « croyance en un progrès économique illimité qui leur faisait imaginer qu’ils avaient une mission ».
Le progrès technique, sous la forme du travail à la chaine et des machines novatrices n’a fait qu’augmenter la misère physique et morale alors que la rationalisation du travail avait pour objectif du moins était-elle ainsi justifiée, de diminuer l’effort humain.
Mais en fait la raison était ainsi réduite à un calcul au détriment de sa capacité à combiner des concepts et de se conduire. Faculté de connaissance et d’action morale elle n’est plus qu’un moyen en vue d’une fin extrinsèque et normative.
L’illustration de cette déviance est donnée par le taylorisme et le fordisme où la machine commande l’ouvrier en lui imposant sa cadence et sa posture. Finies les contingences de la personnalité de l’ouvrier ou de la capacité d’encourager du contremaître. Pour ce faire Taylor se fonde sur quatre principes : la science ; prédestination de l’ouvrier ; le contrôle ; le partage des tâches entre ouvriers et direction. Ce système convient à tout travailleur et à tout produit et repose sur le calcul, que S. Weil détaille dans son « Journal d’usine » où il n’est question que du nombre de pièces à effectuer dans un temps imparti.
Tout est calculé et quantifié : le temps ; les gestes ; le nombre de pièces ; l’argent. Le hasard est exclu, ainsi que l’hésitation et la réflexion.
« La rationalisation ne consiste pas à réfléchir sur la place de la technique dans la production industrielle » mais s’avère « une stratégie pour augmenter la productivité ». L’ouvrier sera l’alpha, le delta ou l’epsilon du « Meilleur des Mondes » d’Aldous Huxley où Henry Ford est divinisé en Our Lord.
S. Weil conclut que la grande industrie réduit l’ouvrage à n’être qu’un rouage.
Après avoir mis en lumière les causes de l’oppression, Weil dresse « un tableau théorique d’une société libre » dont l’idée principale est « l’obligation de penser en agissant en ayant les plus grandes possibilités de contrôle dans l’ensemble de la vie collective ». Il s’agit donc pour la société comme pour l’individu lambda ou l’ouvrier de se réapproprier tant sur le plan physique que mental en quoi le temps apparait comme un enjeu crucial, nous y reviendrons.
Mais avant de passer au détail des solutions possibles,  S. Weil veut faire l’épreuve dans sa chair de la vie d’usine dont l’essentiel tient dans son « Journal d’usine » où elle énumère à satiété les impressions qu’elle ressent : fatigue, souffrance, soumission, angoisse, servitude, perte de dignité, impossibilité de penser, absence de fraternité entre les ouvriers, obsession de la production et des sous ; cadence inhumaine ou plutôt substitution du temps à la durée, de la cadence au rythme dont la distinction revient à la disponibilité ou non de sa propre temporalité.
Le temps défini comme l’espace parcouru sur une montre scande toute la journée de l’ouvrier en commençant par l’attente devant la porte d’entrée de l’usine quel que soit le temps, puis le pointage ensuite le nombre d’heures à travailler et le nombre de pièces faites par heure, les temps d’arrêt, les pannes, le temps mis par pièce : « Trois quart d’heure pour couper de petites barres de laiton »,les temps de pause. Le journal que S. Weil tient à Alsthom nous décrit à la fois le sentiment d’urgence et de monotonie qu’éprouve l’ouvrier. Toute sa vie est organisée selon les exigences de la production et le salaire espéré. S. Weil semble elle-même obsédée par les décomptes de ses heures qu’elle découpe en demi et quart d’heures et par les sous ainsi obtenus.
Ce chronométrage qui traite le matériel humain à l’aune du matériel technique est épuisant, uniforme irrépressible et irrémédiable. Visant l’uniformisation de la production améliorée, il a pour corollaire l’hébétude de l’ouvrier incapable de penser. La « cadence est ininterrompue », de là la monotonie du travail et l’artificialité de la cadence.
Tandis que le rythme est singulier et contingent, la cadence est universelle et nécessaire c’est dire qu’elle ne souffre ni l’hésitation, ni le hasard. Le rythme est relatif à la pensée or l’ouvrier n’est pas payé pour cela. Ainsi ressemble-t-il à l’ouvrier qu’incarne Chaplin que S. Weil mentionne plusieurs fois. Il est décrit comme dénué de grâce, ressemble à un automate c’est pourquoi il prête à rire selon la définition de celui-ci par Bergson.
Aussi le geste de l’ouvrier et son travail sont-ils dénués de sens tout comme celui de Sisyphe ou des Danaïdes. Le geste obéit à un ordre et non à une initiative. De même exige-t-il la vigilance hic et nunc lié au moment présent qui n’est que la grimace de l’attention qui elle signifie une tension vers. Si la première est une contrainte liée à la vitesse, au nombre de pièces à produire et aux accidents possibles, la seconde requiert la conscience réflexive comme l’exige la lecture qui opère un mouvement de va et vient entre le sujet et l’objet et induit une temporalité spécifique. De cette attention il sera longuement question comme « condition d’un travail non servile » car « l’attentat contre l’attention est le plus grave que l’on puisse commettre contre l’esprit. Il tue dans l’âme la faculté qui y constitue la racine même de toute vocation surnaturelle ». Le travail de l’ouvrier vide l’âme de sa dimension métaphysique.
Effet et cause se réciproquent. Le travail vide l’esprit et dès lors celui-ci ne résiste plus aux ordres, il s’y accoutume, il s’habitue à sa propre dégradation du moins en apparence car les ouvriers de Rosières se mettent en grève.
Or dégrader l’esprit c’est dégrader le travail et en dégoûter alors qu’il est ce qui fait l’humanité de l’homme et constitue ses valeurs morales. En l’occurrence l’ouvrier réduit à n’être qu’une machine, c’est ainsi qu’Aristote définissait l’esclave, pourrait fort bien être remplacé par une machine, ce qui est de plus en plus le cas.
Corrélativement, l’ouvrier est maintenu dans l‘ignorance du fonctionnement de sa machine, ce que Weil considère comme « excessivement démoralisant » et l’on voit à plusieurs reprises comment elle tente de comprendre sa machine pour pouvoir la réparer voire l’améliorer. Mais l’ouvrier n’a pas droit à ces initiatives même lorsque les retards des réparations le pénalisent. L’ouvrier est donc aliéné, selon les termes de Marx, à tous les niveaux et à toutes les étapes de son travail.
Il devient un étranger pour lui-même et le travail perd en soi son sens, sa  nature, sa valeur.
Si on admet que la répétition ne constitue pas un travail mais qu’il faut, aux dires de Marx, d’abord penser le concept de ce qui va être acté, ce qui distingue le travail de l’homme de l’activité de l’abeille, alors l’ouvrier ne travaille pas, il s’agite pour produire. Ce qui prime c’est le produit et non l’activité pour le produire. Le produit a plus de valeur que le travail qui le produit. Le but l’emporte sur la cible. Dès lors peu importe l’exécutant et même sa formation puisque la qualification n’est pas requise.
Le produit est donc le sujet l’ouvrier son objet. C’est là, écrit Weil, « la racine du mal » car l’ouvrier a dès lors un prix relatif alors  qu’il a une dignité absolue, au même titre qu’un objet auquel on peut reconnaitre une valeur indépendante de son prix.
Mais si le travail est dénué de sens, à quoi bon travailler, ne faut-il pas mieux se livrer à l’otium et mépriser le négotium? Mais quel moyen aurait alors l’homme de chasser le besoin, le vice et l’ennui, selon la formule de Voltaire? Privé de toute finalité et n’obéissant qu’à la nécessité de la survie, l’envie même de vivre quitterait l’individu.
Tout devient moyen, « la matière, l’outil, le corps du travailleur, son âme elle-même sont les moyens pour la fabrication »  ce qui en vertu des maximes morales de Kant ôte à l’ouvrier toute sa dignité de personne.
Travailler est donc pour reprendre le vers d’Homère à l’égard d’Ulysse « une rude nécessité ».

On comprend dans ces conditions que les solutions contre ce mal radical sont à la fois d’ordre technique, physique et moral et concerne les relations entre les ouvriers et avec les chefs, les ingénieurs, le patron sans omettre le sentiment d’indignité et de dégoût de l’ouvrier qu’il faut surmonter.
Dans son ouvrage « L’Enracinement » (1942) que Camus édite et dont il écrit qu’il parait impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que S. Weil a définies, l’auteur s’interroge sur les moyens de rendre à la société le souci des « besoins de l’âme sans la détruire » c’est-à- dire de réexaminer ce que la société démocratique a déraciné : l’ouvrier, le paysan et la nation.
Elle commence son ouvrage par la nomenclature des besoins humains vitaux à savoir : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie, l’honneur, le châtiment, la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, la vérité, l’enracinement, à l’aune desquels elle peut juger de la condition humaine ou plutôt inhumaine actuelle.
A propos du déracinement ouvrier elle écrit qu’il est la maladie la plus dangereuse des sociétés et fait l’état de ce qu’il y aurait à modifier. Tout d’abord atténuer le choc que ressent le « petit gars » de douze ou treize ans dont « l’existence était reconnue » à l’école et qui tout à coup est nié en « devenant un supplément à la machine » ce qui « peut rendre l’amour du travail définitivement impossible ». Puis elle déplore le manque d’attention, d’initiative, de connaissance et de pensée dont l’ouvrier fait les frais. Elle en vient au manque de qualification de l’ouvrier avec pour corollaire des machines qui devraient être plus automatisées de façon à ne pas requérir d’ouvriers non spécialisés. Tout ceci s’explique par le fait que nul ne se soucie du bien-être moral des ouvriers.
C’est pourquoi elle préconise de repenser les machines de telle sorte d’abord qu’elles n’épuisent ni ne blessent, ensuite qu’elles ne conduisent pas au chômage, enfin qu’elles correspondent à un travail professionnel qualifié ce dont elle s’entretient avec Jacques Lafitte dont elle a lu les « Réflexions sur la science des machines ». Mais elle regrette que Lafitte ne prenne en compte que le degré de complexité des machines et la souplesse requise pour s’adapter aux variations de l’activité réfléchie opérée par l’ouvrier.
C’est le programme qu’elle préconise d’appliquer dans le cursus des études d’ingénieurs afin qu’ils n’aient pas en vue que les besoins de la fabrication.
Ce bilan étant posé, elle propose des réformes qui prennent pour modèle la fabrique, l’artisanat et le monde agricole, afin que la valeur du travail soit basée sur la fierté de l’ouvrage bien fait relevant de la responsabilité de son auteur quelle qu’en soit l’inévitable pénibilité.
Tout d’abord il est nécessaire de repenser, comme nous l’avons mentionné la machine. S. Weil offre dans son « Journal d’usine » de nombreux croquis de machines à transformer ; puis de supprimer les ouvriers non qualifiés qui constituent un misérable sous-prolétariat interchangeable.
Les usines doivent devenir un lieu de vie, c’est-à-dire d’humanité où l’on recevra sa famille et intéressera ses enfants. On pourra même envisager de travailler chez soi, ou dans de petits ateliers à taille humaine où les ouvriers traiteront des commandes en aménageant leur emploi du temps. Il faudra aussi veiller à un réel apprentissage des nouveaux en veillant à leur éducation et instruction c’est-à-dire à leur culture, car celle-ci est essentielle. Le déracinement culturel est le mal radical puisqu’il nie la dimension spirituelle de l’être et le désespère d’avoir une dignité, une intelligence, une créativité.
En bonne grécisante qu’elle est S. Weil n’ignore pas le dialogue de Platon intitulé « Menon » où Socrate par ses questions parvient à faire répondre l’esclave à la question suivante « Comment faire doubler la surface d’un carré? » Réponse : en partant de la diagonale de celui-ci.
Or S. Weil part aussi de la géométrie mais au lieu de l’enseigner comme « une chose absolument sans relation avec le monde » telle qu’elle est enseignée à l’école, elle préconise de montrer que toutes nos actions sont des applications de notions géométriques. Ce que l’ouvrier expérimente sans en  avoir conscience et le prive de l’introduire dans le travail.
De même l’ouvrier devrait être introduit à la connaissance des lettres, ce dont il se pense incapable car ses « tuteurs » l’en ont persuadé. Et Weil de s’y efforcer non pas en vulgarisant les œuvres ce dont elle a horreur, mais en les transposant.
Ainsi l’a-t-elle fait avec Philoctète, Electre, Antigone, Ulysse.
De la sorte l’ouvrier pourrait échapper à l’esclavage en comprenant son existence, en lui conférant un sens en en faisant son projet et non son destin à quoi elle ajoute, last but not the least, la dimension christique du travail qui « transfigure l’homme qui se fait matière, comme le Christ dans l’Eucharistie ». Par la fatigue qui l’éreinte et le broie, il fait mourir en lui, le misérable et idolâtre petit « je » qui s’interpose dans l’union à Dieu.
On voit qu’en 1942 la position de Weil après sa propre démarche dans la mystique chrétienne s’est épurée pour se rendre à un seul et unique modèle.
C’est pourquoi elle préconise de lire les symboles inscrits dans les Evangiles pour les transposer dans le cadre du travail ouvrier : qu’il s’agisse de la taille de la vigne, de la pêche, ou du poids de la croix, de l’énergie solaire, « les lois de la mécanique contiennent des vérités surnaturelles ».
Ainsi Weil apprend à voir mieux et autrement et de la sorte à changer la condition ouvrière telle qu’elle est vécue.
On peut en espérer le changement des rapports entre les ouvriers dont Weil déplore bien souvent la dureté, le dégoût et la lassitude de vivre, la déchéance sociale qui sont dit-elle la marque même de l’esclavage.
A contrario tout dès lors prend sens, se diversifie, se densifie et aiguise l’attention.
Mais les ouvriers en sont-ils capables, en ont-ils le désir et le système le souhaite-t-il?

II – Pas à pas dans le texte

Le présent ouvrage est un compendium de fragments composés de lettres, conférences, articles, de son « Journal d’usine » présentant les intentions et les étapes de la pensée de Weil en la matière puisqu’il couvre la période de 1935-1942 en s’adressant à des destinataires divers : amis, élèves, directeurs d’usine, syndicalistes, ingénieurs.
C’est dire la diversité et la richesse d’une œuvre sans fard, sans langue de bois, qui se présente enracinée dans une expérience personnelle  « Rien au monde ne peut nous empêcher d’être lucides ».  
Les premières lettres à Antoine Thevenon, exposent ses sentiments au sortir de son expérience sur le management de l’usine, l’état d’esprit des ouvriers et le sien en particulier « Je ne sais trop ce que c’est que de savourer ainsi la mort tout vivant ».  
Par contre celles à Lazarévitch font une description précise et objective de l’organisation de l’entreprise.
Elle lui décrit son projet, son intention, le travail exigé, mais aussi son ressenti. Mais aussi de l’incurie du syndicat et le black out sur les questions politiques et sociales, dont le corollaire est la résignation des ouvriers.
Parmi ces lettres il y a celle à son ancienne élève Simone Gibert à laquelle elle explique longuement son choix étonnant, inconfortable, voire insensé mais répondant à son exigence de vérité qui ne peut se satisfaire d’assertions théoriques. Elle lui explique que la cadence interdit de penser de sorte que « penser c’est aller moins vite ». Perdre son temps assure d’un gain de temps. Seules la crainte d’être  renvoyé, la fatigue et la subordination occupent l’esprit.
Néanmoins Weil affirme son bonheur de se « trouver parmi les hommes réels » et d’éprouver quelque fois la bonté, la fraternité de ceux-ci.
Bien sûr on peut s’étourdir dans la sensation de plaisir mais « la réalité de la vie ce n’est pas la sensation, c’est l’activité ». Les hommes qui vivent de sensation sont des « parasites » égoïstes qui ramènent tout au plaisir qu’éprouve leur égo de sorte que l’autre n’est qu’un moyen. « On rêve au lieu de vivre ». On rêve sa vie plutôt que de la vivre.
S. Weil fait donc ici une longue digression sur ce qu’est aimer, sur ce qu’est vivre avant d’affirmer que « l’amour consiste en ceci qu’un être humain se trouve avoir un besoin vital d’un autre être » ce qui conjoint vie et amour. Vivre n’est pas autre chose qu’aimer. Mais cela peut-il se conjuguer avec la liberté puisqu’aimer requiert de s’engager et faire courir le risque « de devenir l’arbitre d’une autre existence humaine ».
Or le travail exige des qualités nécessaires à la vie : la détermination, la discipline, l’esprit critique, l’autonomie, la responsabilité, de sorte qu’il apprend à vivre.
Au nombre des interlocuteurs de poids il y a Boris  Souvarine auquel elle décrit en avril 1935 les cadences infernales auxquelles les ouvrières sont soumises, les conduisant à la maladie, à l’abrutissement, à l’avilissement et à la « prostitution ».
A la suite de ces différentes lettres la préparant à son expérience d’usine, nous trouvons son « Journal d’usine » écrit de décembre 1934 à août 1935 avec de nombreuses coupures. Elle travaillera chez Alsthom, aux forges de Basse Indre, à Boulogne Billancourt et chez Renault.
Le texte est souvent fragmentaire, notes courtes, remarques, et diversifié, dessins de pièces, pièces comptables, tableaux. S’alternent emploi du temps, heures travaillées ainsi qu’incidents, commentaires et recommandations. Le tout est assez répétitif.
Dans les commentaires on retrouve ce qu’elle décrit dans ses lettres, sentiment d’esclavage, reconnaissance aux rares moments de fraternité, l’épuisement, les blessures, les rapports avec les ouvriers spécialisés et les contremaîtres et l’obsession des cadences infernales. Mais il y a aussi l’inquiétude du formatage, de l’emboutissement mental comme on emboutit une pièce pour lui faire prendre une forme en la forçant. Quant à la révolte elle est inutile et impossible.
Et puis il y a les rares échanges entre les ouvrières, certaines confidences, le train train du foyer, la maladie, la pauvreté.
Nombreuses et précises sont les descriptions des gestes requis pour faire fonctionner une machine car Weil veut comprendre, se faire comprendre et amener des améliorations.
« Avec l’âge, est venu pour beaucoup le dégout du travail, le chômage et les files d’attente à l’embauche » écrit-elle.
On se résigne, on est las, on s’informe dans le silence.
Elle décrit aussi des dysfonctionnements qui pourraient être comiques tant ils sont absurdes comme celui de la caisse ou autres incidents notables ceux-là.
Elle fait aussi des propositions pour intéresser l’ouvrier à son travail en termes d’apprentissage avec un programme précis, de façon à ce que le fonctionnement des machines ne relève plus d’un mystère. Mais il faut aussi repenser l’organisation de l’usine et le management de la direction. Or sans ces préoccupations l’usine dysfonctionne victime de négligences, incompétences, indifférence, ignorance démoralisante faute de l’attention occultée par la vigilance aux machines.
Souvent aussi elle se donne des pense-bêtes : ne pas oublier de réfléchir à tel problème, aux machines, ou prendre des renseignements sur la Russie, le travail ouvrier, la technique.
Sa culture philosophique et littéraire affleure souvent puisque c’est au prisme de la tragédie grecque qu’elle lit la condition ouvrière, Ajax, Oedipe, Electre, Andromaque.
L’ensemble est l’objet d’un résumé de ce qu’elle a gagné et perdu au cours de cette expérience.
A la suite de son journal, alors qu’elle a réintégré l’éducation nationale, on a toute une série de textes, « Appel aux ouvrières de Rosières » dont elle soutient le mouvement de grève, voire qu’elle encourage mais qui ne sera pas publié dans le journal d’usine « Entre nous » qu’édite Victor Bernard qui en est le fondateur mais aussi le directeur technique de l’usine.
S’ensuit une longue correspondance avec celui-ci de janvier1936 à juin 1936 qui se soldera par un court message de l’intéressé mettant fin à leur correspondance suite à la position de Weil en faveur des grévistes.  
Dans ces lettres S. Weil qui se dit anti-gréviste et en tout cas contre révolutionnaire tente de concilier ses sympathies pour les ouvrières avec une discussion raisonnable sur ce qu’il conviendrait au directeur de faire et de comprendre. Ce qu’elle souhaiterait, ce serait remplacer la subordination par la collaboration, ce que n’entend pas Bernard. Et Weil de déployer des trésors de patience pour lui faire comprendre sa pensée en multipliant les nuances c’est-à-dire les précisions sémantiques et lexicales.
Elle n’affronte jamais son interlocuteur et lui reconnait des qualités de générosité, mais sans doute les intérêts productivistes de l’usine l’aveuglent-ils et lui interdisent-ils de penser autrement. Seule l’expérience de l’usine permettrait au patron de comprendre la condition ouvrière.
Il est un autre directeur auquel elle s’adresse c’est Auguste Detoeuf administrateur de Alsthom grâce auquel elle a pu travailler dans l’usine sur les recommandations de Souvarine. Elle lui écrit en juin 1936, à la suite de son année d’ouvrière. La première lettre commence par une déception puisqu’elle déplore de ne pas parvenir à se faire comprendre de lui.
Faisons une digression sur cette notion essentielle pour Weil. Cum-prehendere, prendre ensemble, répond à une double exigence d’intelligibilité et de complétude. Comprendre serait saisir ensemble les composantes premières, claires, simples et distinctes d’un objet ramené à son essence. Or le travail est un monstre complexe et polymorphe qui semble échapper à cette entreprise. Elle s’évertue à comprendre ce Léviathan et la seule méthode est de l’expérimenter. Mais cela ne suffit pas, elle se veut le porte-parole de ce peuple d’esclaves dont les patrons n’espèrent qu’une productivité accrue justifiée par l’affirmation d’Aristote selon laquelle il y a des hommes faits pour commander et d’autres pour obéir. Weil rétorque que le remède est dans la connaissance.
Elle écrit à Detoeuf « Si je me taisais, ce que j’aimerais bien mieux, à quoi servirait que j’ai fait cette expérience? ».
Mais pour comprendre encore faut-il accepter de changer de point de vue et de se débarrasser de ses préjugés qui n’ont pas valeur de maxime. Ainsi Detoeuf pense-t-il que le manque de dignité vient d’un manque de fermeté, il suppose par ailleurs de la part de S. Weil « une répugnance soit à l’égard du travail manuel, soit à l’égard de la discipline et de l’obéissance… », ce qui invaliderait son  discours. C’est pourquoi, afin de se faire comprendre, elle éclaircit les concepts qu’elle utilise, à savoir : une discipline humaine, l’obéissance confondue à l’usine avec l’esclavage qui la caractérise en trois points : assujettissement à l’instant mettant dans l’« attente d’un avenir sur lequel on ne peut rien » ; forçage au-delà de l’épuisement ; « appel en fait de mobiles (qu’)à l’intérêt sous sa forme la plus sordide », en l’occurrence l’argent. Or il ne suffit pas de hausser le salaire si les conditions restent les mêmes et si on n’explique pas aux ouvriers, car d’eux aussi il faut se faire comprendre, que les bas salaires « résultent d’une nécessité et non pas d’une mauvaise volonté des patrons ». Par conséquent Weil cherche aussi à comprendre le système et les nécessités auxquelles sont soumis les patrons et qui se nomment : lois du marché.
1936 est une année charnière puisque le front populaire prend la gouvernance de la France (3 mai 1936) et instaure les congés payés (20 juin) et les quarante heures hebdomadaires au lieu de quarante-huit heures, à la suite des grèves massives des ouvriers (crise économique, chômage, conditions de travail). Ces grèves nommées « grèves de la joie » obtiennent une augmentation des salaires de 7 à 15 % ; le respect du droit syndical ; la création de délégués du personnel ; la généralisation des conventions collectives, en plus de celles nommées ci-dessus.
Or lorsqu’elle écrit à Detoeuf le 19 juin, elle s’étonne voire s’indigne que « les ouvriers ne savent rien des pourparlers ». On les tient pour portion congrue. Sont-ils trop bêtes ou trop dangereux? L’ignorance est à la source de tous les malentendus et méfiances. Mais il serait tout aussi dommageable que la classe ouvrière impose sa loi aux patrons.
Comprendre est la condition nécessaire à une collaboration dans le respect de l’ordre et de l’obéissance bien comprise.
A la compréhension une autre condition est requise, c’est d’écouter les ouvriers, c’est pourquoi
S. Weil leur avait proposé de témoigner de leurs conditions de travail afin que leurs chefs les comprennent (appel aux ouvriers de Rosières –décembre 1935).
C’est donc un échange de points de vue qu’elle propose afin que chacun se mettant à la place de l‘autre c’est ce qu’elle a fait, soit à même  de mieux le comprendre. Mais est-elle elle-même sans à-priori?
Dans une seconde lettre à Detoeuf elle rapporte la conversation de deux patrons dans un train répétant qu’ils n’ont plus rien à perdre, ce qui l’indigne par rapport au sort des ouvriers et Detoeuf  de la reprendre dans sa réponse, en l’invitant à se mettre à la place des ces deux patrons qui sont « assurés d’avoir fait leur devoir en essayant de gagner de l’argent ». Pour eux toute leur vie est fondée sur leur entreprise, la perdre serait « la destruction de leur existence ». Par ailleurs par qui remplacer un patron? demande Detoeuf à Weil qui les considère comme inutiles.
Et Detoeuf de proposer ses propres solutions qui sont mesurées, tentent de concilier les partis et préfèrent l’ordre au désordre, de sorte qu’il enjoint avec humour la philosophe à « accepter qu’il y ait des hommes  bedonnants ».

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Visiteurs
Depuis la création 51 601
Publicité