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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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9 mars 2023

ART ET PHILOSOPHIE


Partie II – LE MOYEN ÂGE

 

Jongleurs, baladins, trouvères et troubadours

D’art, il n’est pas encore question au Moyen-Âge au sens où on l’entendra au XVIIIème siècle, c’est-à-dire de ce qui est l’objet d’une contemplation désintéressée du beau. Le terme n’apparaîtra en effet sous la plume de Dante qu’au XVIème siècle.
De quoi est-il alors question? D’artefacts, d’objets relevant d’une fabrication artisanale nécessitant des procédures techniques, tels que ; théâtre, peinture, architecture, sculpture, mosaïque, calligraphie, enluminure, tapisserie, broderie, équitation, destinées à remplir une fonction soit institutionnelle (Etat, Eglise), soit sociale, soit éthique.
Cette période est fort longue puisqu’elle s’étend du Haut-Moyen Âge, IVème Vème siècle à la Renaissance. Bien souvent on la classe au rang des périodes sombres, on la qualifie avec Voltaire de gothique en référence aux goths et on en nivelle les particularités et évolutions.

Si l’on prend l’exemple du théâtre : au Vème siècle il se réduit aux prestations des jongleurs et baladins, trouvères et troubadours qui récitent des textes accompagnés de musique.
Puis au XIème siècle apparaissent les « Drames liturgiques », mettant en scène des textes sacrés dans l’enceinte d’une Eglise, ils ne migrent sur le parvis pour devenir des « jeux », par exemple le « Jeu de Saint Nicolas » écrit par Adam de la Halle qu’au XIIème XIIIème siècle.

Farces, mystères et miracles


A la même époque, ce seront aussi les « Miracles », « Le Miracle de Théophile » de Rutebeuf (XIIIème) et les « Mystères » qui peuvent durer jusqu’à quarante jours. Tous y assistent, on y mange, on y boit, on va, on vient. Tous visent à édifier les spectateurs, comme ce sera le cas aussi des « moralités », « soties » et « farces » du XVème siècle.
Pour lors, le « théâtre » n’est pas professionnel, il est gratuit et se donne en plein air. Pratiques auxquelles on revient avec les reconstitutions historiques. Il n’est pas non plus un genre littéraire.
La littérature quant à elle, est essentiellement hagiographique. A l’instar de Plutarque, elle propose des exemples comme l’illustre un texte anglais « Everyman » qui est une allégorie de la destinée humaine racontant les dernières heures de la  vie d'un homme pendant lesquelles le héros cherche un compagnon pour  son dernier voyage. Mais tous l’abandonnent, y compris ses qualités propres, beauté force, discrétion, intelligence. Ce qui n’est pas sans renvoyer chacun à sa propre destinée. Seuls, Knowledge et Five Deeds resteront avec lui alors qu’il n’a plus pour seul recours que Dieu.

Ces exemples nous montrent que, pour lors, l’art et l’artiste ne sont ni des catégories mentales ni des catégories socioprofessionnelles. Du reste jusqu’au XVIème siècle, les « artistes » dont des domestiques attachés à une maison, domus, pour laquelle ils fabriquent aussi bien des artefacts usuels (mobiliers) que des machines de guerre (cf. Vinci).

Machine à découper - Léonardo Da Vinci


En tout cas, leur pratique a un statut inférieur à celui des arts libéraux constitués du trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et du quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie et musique) qui sont des disciplines intellectuelles alors que les pratiques artistiques relèvent de la techné.
Or l’on constatera qu’au sortir du Moyen-Âge et en rappel de Pythagore et du « Timée » de Platon, les arts (1) acquerront le statut d’art libéral d’autant qu’ils relèvent « du quadrivium » et seront, comme l’écrira Da Vinci, « cosa mentale ».
Mais avant cela, ils ne seront que les activités qui touchent à la matière et requièrent l’intervention du corps. C’est pourquoi ils relèvent de l’artisanat incluant ferronnerie, horlogerie, menuiserie, peinture, sculpture, qui toutes remplissent une fonction pratique  et sont rétribuées.

Le quadrivium


Les corporations organisent les arts mécaniques dès 1121. Les apprentis sont formés chez des maîtres et doivent présenter, comme de nos jours les Compagnons, un chef d’œuvre. Les ateliers répondent à des commandes et observent des cahiers des charges très précis d’autant que la plupart des commandes sont à caractère religieux de sorte que les objets doivent respecter des exigences théologiques.
Ainsi l’autel d’église n’est-il pas simplement une table mais le symbole de la Cène et du sacrifice de Jésus comme l’explique Mgr Jacques Perrier in « Visiter une église » (Bayard) en soulignant  les deux impératifs présidant à sa réalisation: d’une part la prise en considération du sacrifice unique de la Croix, c’est pourquoi l’autel de altare, élever, est le lieu d’où s’élève « vers Dieu l’offrande de l’homme » l'autel symbolisant le corps du Christ et les cinq croix gravées dessus ses cinq plaies ;d’autre part, il représente le repas de communion où l’on reçoit le sang et le corps du Christ. Quant au choix des matériaux, il est précisé, bois ou pierre, celle-ci rappelant les autels de pierres non taillées de l’ancien testament mais surtout signifiant le Christ lui-même, rocher d‘eau vive, pierre d’angle des bâtisseurs. Lors des commandes, il est aussi question du nombre de personnages représentés, de leur posture, des couleurs (dont certaines sont fort chères, tel que le bleu du lapis lazuli).
Tout ceci s’évalue selon un juste prix et des critères objectifs (matériaux, temps, participation du maître et ouvrage laissé partiellement aux élèves de l’atelier….)

Les charons, les menuisiers et le tailleur de pierre


On retiendra donc que le symbolisme prime et non plus le réalisme de la représentation antique. Le sens l’emporte sur le paraître et il n’est pas question de fabriquer des représentations en vertu de leur apparaître (2). Il s’agit non pas d’imiter le visible mais de rendre visible, et cela est d’autant plus vrai que les thèmes choisis relèvent de passages bibliques tels qu’on peut les voir illustrer dans la synagogue de Doura Europos, qui remet en question l’interdit de l‘image ou dans l’église chrétienne du même lieu. On y remarque des figures stéréotypées, des postures conventionnelles, la frontalité des personnages ,
 la perspective inversée et  la concentration des épisodes. A la façon des icônes, ces peintures murales sont des fenêtres ouvertes sur le non visible et non pas des prétextes à idolâtrie.

Douros Europos



II – « L’IMAGE INTERDITE »

Origine de la querelle des images

C’est pourquoi nous en arrivons aux fameuses querelles de l’image qui s’origine dans la critique platonicienne de la mimésis, se poursuit avec Plotin, se nourrit de l’interdit biblique de l’ancien testament, sans compter celui de l’Islam, s’intensifie du VIIIème au IXème siècle (726-843) et après s’être achevée  par la victoire des iconophils, reprendra au XVIème siècle avec Calvin qui l’interdira dans les temples.  

Temple calviniste et Temple luthérien


En dehors des enjeux théologiques considérables, l’image demeure un objet polémique tant sur le plan idéologique, Gruzinski emploie à ce sujet l’expression « La guerre des images » que sur un plan esthétique.

Qu’y-a-t-il « Au fond des images » selon le titre d’un ouvrage de Jean-Luc Nancy pour que celle-ci soit considérée comme dangereuse? Que peuvent donc l’image et l’art en général?
La réponse tient à une position métaphysique qu’illustrent Platon et Aristote, soit une métaphysique de l’Un, de l’Etre, de la stabilité qu’incarnent les Idées (il n’est que de relire le Poème de Parménide) soit une métaphysique du multiple du paraître, du devenir, défendue par Héraclite.
Longtemps Platon, et la querelle des images l’illustre, l’emporta déconsidérant les apparences assimilées aux ombres de la Caverne et en conséquence les artistes, éloignés du vrai et du réel, encourageant, ou du moins rendant possible l’idolâtrie d’objets faits de mains d’hommes.
Précisons que l’interdit touche avant tout la sculpture (les pierres taillees) susceptible d’offrir des objets de culte idolâtrique (cf. le veau d’or) se substituant et non pas référant à Dieu. La sculpture serait-elle dès lors condamnable? Mais comment (re)présenter l’invisible? Peut-il y avoir image de ce qui est sans image? Ou bien faut-il y renoncer?
Cependant l’interdit qui porte sur le culte idolâtrique ne condamne pas l’objet qui,  à condition d’être déformé, incomplet, est tout à fait légitime. Mais cela n'empêche pas  de la condamner .

Le voile de Véronique

Revenons sur les données historiques qui opposèrent iconoclastes et iconophiles.
Alors que dans l’empire romain et auparavant en Grèce, les dieux prenaient forme humaine et que l’image était considérée comme une émanation de la personne ou simulacre, le Dieu des chrétiens est invisible à l’instar de celui des juifs car Il « ne donne sa vérité que dans le retrait de sa présence », à quoi s’ajoute la distinction platonicienne dont hérite le christianisme entre l’image sensible et  la forme intelligible dont la première n’est que le reflet dégradé.  Or ceci nous place devant l’alternative de considérer l’image soit comme une présence en soi susceptible d’être  l'objet d'un culte  au peril de l'idolatrie,soit comme la présence de cette absence ouvrant une troisième voie dans le débat entre iconophiles soupçonnés d’une possible idolâtrie et iconoclastes.Pour les iconophiles cependant  l’image ne présente pas mais re-présente ce qu’elle n‘est pas, et qu’elle met à distance. Tout en pointant l’existence, elle s’en distingue essentiellement et ne peut des lors etre pretexte à idolatrie.A contrario la position des iconoclastes s’explique par les superstitions en vogue aux premiers siècles autour des icônes acheiropoïètes (non faites de mains d’hommes) tel que le voile de Véronique qui n’est pas une personne mais signifie la véritable icône auquel on accorde des pouvoirs magiques ou bien le mandylion  ou encore le Saint Suaire de Turin.

Le Saint Suaire de Turin


Dès 726, Byzance devenu Constantinople est le centre de la querelle lorsque Léon III fait détruire les images religieuses générant ainsi une crise qui dure plus d’un siècle jusqu’en 843 où a lieu le schisme entre les Eglises d’Orient et d’Occident. Les théologiens Clément d’Alexandrie puis Tertullien s’opposent à son sujet, le second la condamnant au prétexte qu’elle s’adresse à la partie irrationnelle de l’âme et qu’elle véhicule des relents de paganisme. Tertullien s’en explique dans son « De idolâtria » (+ 210) où il condamne sculpteurs, peintres, astrologues, magiciens ainsi que les maîtres d’école enseignant la littérature païenne. La position  de Clément d’Alexandrie est différente  puisque c’est en référence au platonisme qu’il élabore la doctrine d’un Dieu transcendant et ineffable auquel l’homme doit se rendre semblable. Mais  Par ailleurs ⁵Clément donne, à l’instar de l’Ecriture « le  nom de « sagesse » à toute science et à tout art profane car ils viennent de Dieu » et ceux qui les exercent sont des « sages par la pensée ». Les arts sont l’une des voies que Dieu a tracée pour que les hommes viennent à lui, par « le sens spirituel dirigé vers la vénération de Dieu ». Et si Clément rend hommage aux barbares et aux grecs c’est parce que Dieu les a dotés de quelques prénotions de la nouvelle religion au point que « Platon s’est inspiré de Moïse pour établir ses lois ».

Byzance et Eglise Sainte-Irénée


Ce qui va compliquer le débat c’est que dans le Nouveau testament, Christ est qualifié d’imago dei comme l’écrit Saint Paul dans l’« Epitre aux  Corinthiens » 2, 4, 4.
« Christ, lui qui est l’image de Dieu ». Or dès lors que Christ est incarné il existe bien une présence physique et donc une image de Celui-ci est légitime, mais sans être un portrait, Il est l’image visible du Dieu invisible qui du reste n’est pas l’objet de représentations. Christ en tant qu’incarnation du Verbe est l’image d’une absence dont il témoigne de l’existence. C’est sur cet argument que se fonderont d’une part les iconophiles et d’autre part ceux proposant une troisième voie. L’image a, à leurs yeux une valeur théophanique et Damascène soutient qu’« elle est le lieu de la Révélation divine » laquelle peut convertir le regard de chair en regard intérieur » sans que pour autant l’image fasse l’objet d’un culte (iconolâtrie) mais d’une vénération (iconodulie) en tant qu’intermédiaire pour s’élever à Dieu selon les termes de la conversion platonicienne.

La Sainte Trinité de Rublev


C’est en 787 au second Concile de Nicée que l’impératrice Irène mettra fin à la querelle en rétablissant le culte des images, ou icônes définies comme lieu tenant de Dieu, facteur  de transmission favorisant le processus spirituel .Mais ce n’est qu’en 843  grâce à l’impératrice Théodora, après le règne iconoclaste de Léon V que l’icône obtiendra ses titres de noblesse.
Cependant pour éviter toute dérive l’artiste doit observer des règles strictes : la frontalité, les yeux grands ouverts, le front haut et bombé (siège de l’intelligence), le nez long et mince . les lèvres fines et formées. Quant à l’espace il est abstrait sans perspective  ,uniformément doré pour favoriser la lumière c’est-à-dire l’illumination. C’est pourquoi il n’y a pas ou peu de changements dans l’art des icônes qui est un acte de prière.

Le Jesus de Rublev


Et pourtant selon Jean-Claude Rocquet aucune de ces caractéristiques stylistiques ne décident de l’essence de l’icône, mais son caractère liturgique. Elle est, écrit-il, « identique au temple qui est le passage entre la terre et le ciel » et entre l’homme et Dieu. Or le  temple du temple est le cœur de l’homme et l’icône permet à  celui-ci de cheminer vers ce qui est plus intérieur à lui-même que lui-même, c’est-à-dire Dieu selon la formule de Saint-Augustin. C’est pourquoi elle est sainte et la contempler c’est entrer dans le temple et traverser ses limites grâce à l’aide de l’illimité. C’est pourquoi le regard de l’icône est essentiel, elle qui nous envisage sans nous dévisager, « nous connaissons comme nous sombres connus », grâce à ce miroir.

Ces querelles et les réponses fournies en particulier par les Libri Carolini  à l’époque de Charlemagne (792-794) insistant sur l’utilité de l’image, vont générer une nouvelle conception de l’image qui aura désormais une vocation didactique. On dira des vitraux qu’ils sont la bible des illettrés. Mais après l’idolâtrie ce sera l’esthétisme qui menacera l’image comme nous le verrons au XVIème siècle.

A la question de savoir ce que peut l’art, nous avons vu qu’en régime chrétien, il se révèle essentiellement un chemin entre l’homme et Dieu ouvrant, par la fenêtre de l’icône, sur un invisible dont le retrait trace la voie d’une approche in-finie.
C’est dans le retrait que se tient l’être dont l’image est toujours manquante.




(1) Expression de Jean Scot Erigène – IXème siècle
(2) Titre de l’ouvrage de Alain Besançon

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