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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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21 avril 2023

PAR-DESSUS BORD

Pièce de Michel Vinaver de son nom paternel Grimberg – 1922 - 2022

 



Le sens du titre de la pièce est ambigu puisqu’on ne sait ce qui est jeté, qui est jeté, et par qui. On apprend cependant au cours de la pièce que non seulement une partie du personnel de l’entreprise est éliminée et avec lui toutes les valeurs qui l’avaient fondée : respect, traditions, organisation patriarcale. Tel est le prix à payer de la survie d’une entreprise rachetée par une autre en l’occurrence une française par une américaine. Mais ce qui est aussi jeté par-dessus bord par Vinaver c’est la structure théâtrale traditionnelle. Ici ni actes, ni scènes, pas de ponctuation si ce n’est quelques points d’interrogation et une structure en boucle donc pas de conclusion. La pièce est constituée de six mouvements. Trois consacrés à jeter par-dessus bord, père, employés, méthodes… Et trois à la reconstruction ; nouveaux cadres, nouvelles stratégies, nouvelles conceptions.

La pièce qui connut plusieurs versions de la très longue à l’ultra courte, résume l’histoire du capitalisme à la fois inventif stimulant et destructeur.
La situation initiale se focalise sur l’entreprise Dehaze fondée par le père, occupant la première place sur le marché du papier WC. Les relations familiales et professionnelles sont poreuses, du reste les deux fils travaillent dans l’entreprise.
La concurrence américaine oblige l’entreprise à se renouveler avec un nouveau produit « Bleu, blanc, rouge » que le représentant Lubin essaye en vain de « fourguer » à une commerçante.
La menace génère une crise (en grec, crisis, signifie réflexion, remise en question) à la fois redoutable mais nécessaire.
Jack et Jenny recrutés par l’entreprise Dehaze fils procèdent à un brainstorming obligeant les employés à s’investir et se remettre en question en faisant appel à leur imagination. Management et marketing sont repensés mais les conséquences sont lourdes : mort du père, fratricide, entreprise divisée en deux clans, guerre de succession.

La scène finale est un festin et un mariage. A la mort succède le mariage qui instaure un ordre nouveau.
Benoît épouse Jenny et du coup se marie avec les idées américaines de sorte que l’entreprise américaine rachète l’entreprise française. Le festin marque le triomphe du capitalisme, un capitalisme anthropophage qu’illustre une autre pièce de Vinaver « L’ordinaire » où les passagers, cadres d’une grand entreprise, à la suite d’un crash, se livrent à cet acte d’anthropophagie.
L’évolution de l’entreprise prend des allures de tragédie mais sur un mode farcesque qui fait penser au King Lear de Shakespeare ou aux pièces d’Aristophane surtout de par la teneur scatologique de l’intrigue puisqu’il est question de la gestion des excréments. Or qu’est-ce qu‘un excrément c’est le produit épuisé de la digestion, tout comme les employés de l’entreprise de Dehaze sont les déchets éliminés par la refonte de la société.
En même temps Vinaver fait fi de tous les tabous en mettant en scène et en faisant de la fonction excrémentielle l’objet de la pièce et du reste le brainstorming durant lequel Jack et Jenny obligent les employés à mettre un nom et non pas une périphrase sur le produit qu’ils vendent le montre bien.
Dès lors l’entreprise prend des allures d’organisme vivant dont les fonctions essentielles sont de s’alimenter et de déféquer comme le personnage mi homme, mi oiseau de l’Enfer du « Jardin des Délices » de J. Bosch. Or l’entreprise pour survivre, doit expulser, jeter par-dessus bord.
De même à un troisième niveau le dramaturge doit-il éliminer pour construire sa pièce et l’on notera que « Par-dessus bord »  aura connu quatre versions.
Vinaver lui-même explique tout ce qu’il a dû jeter par-dessus bord lorsqu’il a écrit la pièce « toutes les questions sur sa jouabilité : longueur, nombre d’exécutants, foisonnement des actions et des lieux après avoir laissé venir tout ce qui venait…  L’œuvre terminée, bien évidemment démesurée, j’ai procédé au fil du temps à une réduction (la version brève) puis à une réduction de la réduction (la version super brève) puis à une réduction de la réduction de la réduction (version hyper brève) ».
Cette citation s’explique donc et sur la teneur du jeté par-dessus bord et sur son actualisation théâtrale. La pièce y perd-elle ou y gagne-t-elle? L’auteur ne se prononce pas. Mais quoiqu’il en soit on comprend que la pièce est une mise en abime d’une triple analogie mettant en scène le processus vital dont l’entreprise est l’une des illustrations de sorte que Vinaver ne condamne par l’entreprise comme le fait S. Weil mais en déconstruit la dynamique à l’instar d’un corps vivant dont les fonctions nécessaires n’ont pas à être jugées mais observées de façon « à creuser à la recherche du sens ».

C’est pourquoi Vinaver ne prend pas parti, c’est pourquoi sa pièce n’est pas engagée au sens courant du terme. Vinaver fait la description clinique mais non critique d’un organisme dans lequel lui-même prend place à la fois entant que P.D.G. de Gillette France, puisqu’une grande partie de sa carrière fut celle d’un chef d’entreprise, et en tant que dramaturge mettant en scène la vie de l’entreprise. Faut-il y voir une contradiction d’autant que Vinaver avait une sensibilité de gauche, une concession au confort matériel, ou la réflexion sur un entre-deux qui devient chez lui un principe métaphysique plongeant ses racines dans la pensée juive? Par l’écriture Vinaver cherche à y voir plus clair, ce qui justement requiert la distance de l’écriture (1). Dans une lettre à Camus, Vinaver suggère à celui-ci une autre façon de s’engager qui ne soit pas la délivrance d’un message, bien que tous deux s’accordent pour reconnaître l’influence de la littérature sur le monde. Entre l’art pour l’art et l’art engagé il s’agit de trouver un entre-deux qui n’est pas tant une question de sujet que de façon d’écrire permettant de s’engager sans pour autant militer. Comment la forme peut-elle dire l’engagement ? Comment la forme peut-elle éviter la pesanteur d’une littérature au service des idées et manifester cependant un engagement? Comment la moindre action, c’est-à-dire action moindre, peut-elle générer un effet décuplé?
Se présente à lui l’alternance du militantisme ou de son refus, du combat ou de l’ignorance, il trace une voie moyenne faite d’ouverture, de réflexion, de distance  tout en étant de plein pied dans l’entreprise.
« Il s’agit, écrit Vinaver, de faire émerger à partir du chaos des choses un « entre-deux ».
L’entrelacs prend des allures de polyphonie lorsque la musique s’en mêle, lorsque les voix s’interpellent dans un joyeux et incohérent brouhaha où le sens cherche à se frayer un passage.
Vinaver fut aussi l’homme de l’entre-deux : cultures, langues, pays, siècles, philosophies. Il écrivait que «comprendre c’est faire de l’entre-deux » ce qu’il a en commun avec S. Weil. L’entre-deux c’est l’intervalle nécessaire à l’interaction par quoi se définit l’être qui n’est pas une essence mais un devenir. L’entre-deux c’est la possibilité d’une transformation à l’instar des mobiles de Calder entre deux positions qui font leur équilibre.
Passmar (2), alias Vinaver, incarne l’auteur sur tous les plans. Comme lui il travaille en entreprise et écrit des pièces. Il est à la fois l’homme de l’alternative, du choix, mais aussi de l’inconfort et de l’incertitude puisqu’il est tout à la fois un écrivain et un employé obéissant à une hiérarchie qui fixe limites et règles, positionne les individus, les dirige et informe leurs relations à eux-mêmes, aux autres et au monde.
Ce théâtre fait de drame et de comédie qu’illustrent musiciens et danseurs certes rappelle celui de Molière qui s’achevait par des danses et multipliait les bouffonneries autour d’objets graves, mais aussi le théâtre yiddish qui veut plaire et instruire et dont on a un analogue cinématographique avec Woody Allen. Or l’essence même de ce théâtre est l’hybridation des genres, l’aléatoire des registres de langue, des tonalités, ce que l’on retrouve dans  « Par-dessus bord » et le théâtre de Vinaver en général. L’auteur écrit que dans « Par-dessus bord » il y a : de la peinture (Oldenberg, Klein, Dubuffet et Picasso), des récits hassidiques, des comptes-rendus d’agences de pub, mais aussi de grands auteurs Shakespeare… » (Lear – Othello- Macbeth).
Il n’en fallait pas moins pour mettre en scène cette action hybride qu’est le travail se mouvant dans un entre-deux comme nous le révèle sa polysémie : activité physique ; salariat ; tâche ; production, ses champs d’exercice : intellectuel (Passemar, Onde) et pragmatique (Lucien) ; poetico imaginatif (brainstorming et pub) ; psychologique et affectif (travail sur soi).
En effet nombreux sont les termes pour évoquer et informer le travail : opus (œuvre), abor (qui est l’effort mis en œuvre), négotium (qui est l’activité du négoce), tripalium (instrument de ferrage puis instrument de torture), horus (fonction, exercice) et enfin ponos (le fardeau). Par ailleurs dans
l’ « Ethique à Nicomaque » Aristote distingue les poïesis (production) de l’action.
Le travail écrit-il est « la façon d’amener à l’existence une de ces choses qui sont susceptibles d’être ou de n’être pas mais dont le principe d’existence réside dans l’artiste et non dans la chose produite. Et le philosophe d’insister sur le fait que « l’art relève de la production et non de l’action ».
On comprend, à partir de cette distinction pourquoi S. Weil écrit que l’ouvrier est dépossédé de son travail puisqu’il est réduit à la production et que pour lui restituer sa dignité et la valeur de son travail il faut que celui-ci consiste en la transformation de la matière. C’est l’activité fabricatrice qui doit prévaloir dans le travail, or le management américain l’a bien compris puisqu’il intègre les employés dans le processus de fabrication commerciale de leur nouveau produit afin que celui-ci ne soit pas le résultat d’une stricte obéissance réduisant le travail à un esclavage sans finalité. N’en demeure que l’entreprise est un « univers impitoyable où règne la loi du plus fort ». Nouvelle forme de guerre, ou moyen de poursuivre la guerre par d’autres moyens, comme le disait Clausewitz à propos de la diplomatie, le travail en entreprise est fondé sur une hiérarchie (commandement sacré) dont la société Dehaze incarne le caractère traditionnel, inamovible, péréen, paternaliste, fondée sur les valeurs de respect mutuel, même si les employés occupent dans cette famille le rang de ses enfants. A contrario l’entreprise américaine est innovante, réaliste, adaptable, elle n’hésite pas à jeter par-dessus bord ceux qui ne saisissent pas l’occasion. Les américains apparaissent comme ce nouveau monde, avides, entreprenants, téméraires, sans scrupules, aventuriers et visionnaires, venant en colons investir la vieille Europe.
Le libéralisme se veut une libération mais à quel prix? Parmi les remèdes proposés pour le rétablissement de l’entreprise il y a ceux de type économique : proposer un nouveau produit après des  années sans innovation ; réduire les dépenses au nombre desquels les salaires des employés ou bien investir en empruntant aux banques et en s’endettant ce que refuse le père fondateur Dehaze et accepte Benoit ; ou bien de type managérial consistant à recruter un nouveau personnel jeune et dynamique qui constituera la classe des cadres avec de nouvelles fonctions ; Saillant sera contrôlé, Alex récupéré, on incorpore les conseils du psy Reszani qui proposera de nouvelles méthodes de participation du personnel, le brainstorming ; ou encore commercial avec le marketing qui mettra l’imagination au pouvoir afin de susciter le désir de l’objet au centre de cette révolution copernicienne ; ou enfin social, voir psycho- affectif privilégiant un fictif être-ensemble. Aux bureaux, se substitue la salle de réunion, Jenny, conseillère américaine en management s’assoit par terre pour faire cool, sympa, égalitaire. On collabore mais tous les conseillers prévalent sur les hommes de terrain, Lubin est remercié. Enfin le vocabulaire mâtiné d’anglais américain marque le phagocytage de l’entreprise française par le consortium américain ce qui est l’ultime remède à sa faillite.
Une nouvelle langue apparait, qui n’est pas sans rappeler celle de l’univers de G. Orwell dans « 1984 ». Mais en même temps ce qui se passe dans cette période des trente glorieuses (1945-1975) fascine Vinaver car c’est l’émergence d’un nouveau monde, résultat du choc de deux plaques tectoniques. De cette rencontre surgissent de nouvelles pratiques, marketing et management et émerge une nouvelle classe sociale : les cadres.
Le marketing c’est « l’imagination au pouvoir » mais dont le résultat est de générer un consommateur unidimensionnel (taille unique ; unisexe).
Le fantasme « d’unité ou d’unicité » (Chemama) rejoint les différents mono : monothéisme, monogamie, monarchie, monopole et Ralph Young dans son discours final de présenter et plébisciter la même idée d’uniformisation des hommes eux-mêmes, ce qui ne manque pas de rappeler les régimes totalitaires dans ce monde concentrationnaire. Certes il y a brainstorming mais pour en arriver à un concept unique. C’est pourquoi la pièce se met au diapason et restitue l’univers baroque, mouvant, instable, d’un univers où tout danse.
Tout ceci semble absurde et insensé tout en semblant obéir à une logique nécessaire. C’est aussi le cas du travail de la langue qu’affectionne Vinaver (Ecriture du quotidien Ecrits p. 126).
Celle-ci est, au premier abord, pour le moins déconcertante, à l‘instar du fonctionnement de l’entreprise. Du reste avant d’être un homme de théâtre, Vinaver se dit un homme d’écriture, c'est pourquoi il se libère des contraintes d'une écriture conventionnelle car
« Ecrire dit Vinaver, c’est provoquer des connexions pour chercher à connaître ».

A propos de connexions Vinaver insiste dans ses écrits sur le fait que le sens est produit par la mise en relation qui n’est pas sans rappeler l’une des quatre catégories kantiennes : quantité, qualité, relation, modalité comportant trois sous catégories dont pour la relation : le catégorique, l’hypothétique et le disjonctif. Ces catégories de la logique transcendantale sont ce grâce à quoi nous émettons des jugements à partir de la mise en relation des phénomènes. Une relation catégorique est nécessaire ; hypothétique, contingente et disjonctive, offrant un choix. Or l’entreprise établit entre les individus des relations qui à leur tour structurent leur relation à l’entreprise en termes de nécessité, contingence ou choix.
Dès lors l’écriture est dynamique et instaure une poétique de l’écart à l’instar du brainstorming des employés. De même que le langage est essoufflé, que règne la pagaille et l’absurde dans le dialogue, de même l’entreprise est-elle à bout de souffle et doit chercher comme l’écriture un second souffle.
D’où aussi un effet de comique lorsqu’on lit les répliques entremêlées de plusieurs personnages. La plupart des conversations sont saisies in média res sans début ni fin. Du reste Vinaver dit préférer la juxtaposition à l’enchainement qui recrée une causalité artificielle. A la construction il substitue la turbulence, la pensée qui n’est pas charpentée ni étayée, vise une cible sans atteindre un but. C’est ainsi qu’il crée un théâtre du quotidien en partant « de la banalité de la parole émise par des gens quelconques, dans des situations sans intérêt ». Ce n’est pas pour autant un théâtre de l’absurde puisqu’il dit tendre à « remonter vers ce qui pourrait être un nouveau fondement du sens ».
De même qu’il faut déconstruire l’entreprise, de même faut-il déconstruire le langage (oral-écrit) afin de les redynamiser et refonder. C’est pourquoi Vinaver se plait dans l’univers d’Aristophane (à propos duquel il écrit que la clef de la compréhension de sa pièce est empruntée à ces pièces qui se terminent, elles par un sacrifice et un mariage, un festin et une procession) et de Shakespeare (cf. « Songe d’une nuit d’été ») d’Hugo, de Zola, de Baudelaire ou encore de Céline. Sur le plan philosophique c’est chez Platon, Aristote, Hegel, Marx, Nietzsche, Bergson et Arendt que se nourrit sa pensée comme celle de Weil comme celle du reste de son contemporain G. Perec.

Hormis le contexte des trente glorieuses et d’un capitalisme exponentiel et tentaculaire offrant à tous des produits manufacturés à bas coût, Vinaver même s’il s’y meut, n’en reste pas là et donne un souffle épique à cette vague du XXème siècle qu’il met en scène et décrypte grâce à des mythes.
Là encore il puise tous azimuts dans la mythologie grecque : Sisyphe, le Tonneau des Danaïdes, Oedipe, Antigone, Ulysse dont il compare l’épopée du capitalisme à l’Iliade (Weil y fait aussi référence) sur le mode de la dérision puisque Benoit serait au papier cul ce qu’Ulysse avait été à la toison d’or. A cela il juxtapose la mythologie scandinave des Vanes (dieux) et des Ases (dieux de la fécondité) dont le professeur Onde alias Dumezil dont Passemar suit les cours, fait l’objet de son enseignement à partir de l’épopée eddique du « Volüspa » du XIIIème siècle. Onde n’intervient pas moins de cinq fois. « Chaque époque a l’épopée qu’elle mérite » écrit Garutti. Or que demande et requiert une épopée : des dieux, des hommes et la guerre, en l’occurrence donc un héros : Benoit, des combattants, les employés (cadres). Le choc des entreprises est celui des titans (Benoit-Olivier- Dehaze-Entreprise américaine) dont la divinité est le Veau d‘Or, le Capital.

Enfin last but not the least, revient en filigrane mais de façon insistante l’évocation de la shoah par trois personnages, Klein, récupéré, phagocyté par l’entreprise, Mr Bachevski, éliminé et Cohen, comme si les camps avaient été le prototype de l’univers concentrationnaire de l’entreprise qui sélectionne et dont la devise pourrait être « Arbeit macht frei ».

(1) Lettre de Vinaver à Camus – S’engager? Vinaver face à Camus
(2) Voir site Akadem – conférence d’Alexandre Messer

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