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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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6 septembre 2021

L'ALBATROS

« Nous nous séparons que pour être plus intimement unis, plus divinement accordés à toute chose et à nous-mêmes. Nous mourons pour vivre ».    Hölderlin

 

 

« O mort vieux capitaine, il est temps, levons l’ancre ! 

Ce pays nous ennuie ô mort ! Appareillons » écrit Baudelaire à la fin de son poème « Le voyage » qu’il faudrait citer en entier tant il correspond à la pensée de Nietzsche qui en était un fervent admirateur comme de Hölderlin qu’il contribua à faire connaitre.

 Dans chacun de ces cas de figure la mort apparaît comme le vecteur figuré d’une autre vie, de la vraie vie ayant surmonté la pesanteur des pensées dogmatiques qui au non des-ismes sacrifient la puissance vitale et détournent l’homme du seul amour véritable, celui de la vie.

En ce XIXème siècle corseté par la morale, établi sur le refoulement des désirs d’épanouissement, d’épreuves, d’aventures, écrivains et philosophes aspirent à la liberté et ce n’est pas un hasard si les philosophes du soupçon y naissent et dénoncent ce nihilisme qui rend l’Europe malade.

Mais faut-il pour autant aspirer à la mort comme y invite le poète?

Sveltana Alexievitch dans toute son œuvre et en particulier dans « La Supplication » en souligne à contrario toute l’horreur physique et les conséquences psychologiques. Bien loin d’apparaitre comme une délivrance, un passage et une unité recouvrée elle semble mener au néant. En filigrane on s’aperçoit que la vie veut vivre et même qu’une rédemption serait possible, qui se nomme : liberté.

Au delà de la mort c’est de la vie dont il est question. De cette vie qui s’obstine à vivre en deçà de ce qui la bride ; idéologies ; croyances ; morales.

Aussi plutôt qu’apprendre à mourir, c’est à apprendre à vivre que nous convient Nietzsche dans « Le Gai Savoir » et Alexievitch dans « La Supplication ». Vivre, c’est-à-dire créer comme eux-mêmes le font en tant qu’écrivains pour affirmer que « l’amour est plus fort que la mort ».

 Dans sa citation Hölderlin insiste sur la nécessité de se séparer ou se réunir donnant pour paradigme de la séparation, la mort. Mais la question se pose de savoir s’il faut entendre ces termes au sens propre ou figuré, car à moins d’être croyant et de penser que la rédemption est la suite spirituelle de la mort, celle-ci ouvre sur le néant. C’est donc au sens figuré qu’il faudra entendre ces termes. Mais on peut encore le faire de façon très concrète en pensant la séparation comme le fait de quitter physiquement un être ou un objet ce qu’Alexievitch évoque incessamment. En effet à Tchernobyl les habitants ont tout perdu, les êtres humains, les animaux (p 600 – 622 – 646) (1), les biens (p 623), leur foyer, leurs habitudes, la confiance en l’humain, et leur corps (p 585) dont le premier témoignage décrit de façon horrifique (p 585) les effets.

Mais la séparation peut s’entendre au sens figuré, celui qu’évoque la réflexion qui consiste à opérer un retour sur ses pensées et actions afin de les évaluer comme le stipule Nietzsche dans la préface du « Gai Savoir ».

« Il me faut encore penser » ce qu’il associe immédiatement au fait de vivre. Au § 282 il insiste sur « la sublimité de la réflexion et de la vie à l’écart », réflexion dont il nomme l’activité se « promener au-dedans de nous –mêmes ».

Se séparer ce serait  donc prendre une distance, méditer et s’adonner à une vie contemplative (§ 301) qui pareille au Léthé permettrait d’oublier comme le souhaite Alexievitch qui rejoint Nietzsche dans la « Nécessité du souvenir ». « Je voulais oublier. Tout oublier… ».

Mais se séparer c’est aussi se débarrasser des faux-semblants, c’est démystifier les idoles de la morale,

les contempteurs de la vie qu’il se nomme stoïciens ou romantiques ou encore chrétiens. A cette condition il est possible et il faut lever l’ancre (§ 289) comme le célèbre génois (§ 291).

Mais se séparer est acte difficile alors que l’homme recherche le religare. C’est œuvre courageuse, œuvre de solitaire. Nietzsche s’est séparé de ses amis, comme de ses amours, de la sécurité du foyer, comme de son héritage spirituel et de ses valeurs trop humaines (Préface « Gai Savoir »). Il a voulu faire œuvre d’artiste et tout rebâtir à nouveaux frais et ils furent élevés. Il a voulu échapper à toutes les formes de consolation idéaliste « Incipit traegedia » (§ 342).

A Tchernobyl les habitants n’ont pas voulu se séparer, ils sont retournés sur les lieux car « il faut vivre » (p 610). Ils disent avoir vécu plus fraternellement, plus en osmose avec les bêtes et la nature.

Dans la nature ils ont fait l’expérience de la vie plus forte que la mort « Tout vit ici tout ! Le lézard vit, la grenouille vit » (p 593). Et le chasseur d’ajouter « Un chevreuil blessé… il te supplie : je veux vivre, moi aussi ! Vivre ! ». Dès lors la mort est  le summum de l’horreur lorsque les corps partent par morceaux « Je lui ai soulevé le bras et l’os a bougé, car la chair s’en était détachée » (p 579) lorsque les enfants sont condamnés, lorsque les animaux domestiques sont enterrés vifs. Alors la mort n’unit ni à soi-même, ni aux autres, ni à la nature qu’on enterre. Tchernobyl c’est la fin du monde, la fin de l’histoire, « un évènement sans précédent » (p 585) qu’aucune expérience antérieure ne permet de comprendre. Le seul mot qui vienne à l’esprit, le seul paradigme c’est la guerre et l’on pense à l’horreur de l’Afghanistan qu’Alexievitch avait décrit dans « Cercueils de zinc ». Les vieilles images de l’héroïsme ne fonctionnement plus, non plus que le discours du Parti qui ne séduit plus. Tchernobyl c’est la fin de l’union soviétique.

De même on peut se demander si Nietzsche qui a mis à distance le monde profane et ses idoles (Ecce Homo – p 1178) (2) pour mieux s’unir à la réalité et à lui-même que taraudait la neurasthénie, y est parvenu, lui qui, à la fin de sa vie consciente, signait Dionysos ou le Crucifié. Tous deux morts, l’un déchiqueté et l’autre cloué au poteau d’infamie.

Mais tous deux annonciateurs d’une renaissance comme le fit Nietzsche avec « Aurore », au titre révélateur, « Le Gai Savoir » et « Zarathoustra » le prophète d’une nouvelle religion, celle de l’éternel retour des choses affirmant l’amour de la vie au point de vouloir la revivre éternellement dans tous ses méandres, excepté, ajoutait Nietzsche non sans humour, sa mère et sa sœur.

Il faut donc en passer par là pour tuer le vieil homme et renaitre à l ‘homme nouveau. « On en revient, écrit-il dans la Préface § «  né à nouveau ». Alors s’annonce « l’évènement le plus inespéré… la guérison ». Et Nietzsche de filer la métaphore de l’aventure en mer « des nouvelles aventures, de mers à nouveaux ouvertes, de buts à nouveau permis… »

De même le ciel s’est ouvert après et grâce à la guerre en Afghanistan et à Tchernobyl, celui de la liberté, une fois les vieilles idoles abattues.

Mais pour cela il faut croire en soi et faire fi comme le préconise Nietzsche de la providence avec laquelle « nous risquons encore une fois de tomber dans la plus grande servitude spirituelle » (« Gai Savoir » 277). Et de poursuive au § 285 « Jamais plus tu ne prieras, jamais plus tu n’adoreras, jamais plus tu ne te reposeras dans une confiance sans fin ». Il faut donc des-espérer pour devenir l’artiste de soi-même à l’instar de la nature.

 Le grand « oui » à la vie est à ce prix. Le grand « oui » dont l’artiste se fait le héraut et dont le philosophe artiste déduit les « Hautes tonalités de l’âme » (§ 288). Recouvrer l’essence  la vie en tant que persévérance dans l’être implique d’accepter la douleur (§ 306 - 312 – 318- 326) celle que Nietzsche nomme « sa chienne fidèle, importune, impudente, divertissante, intelligente » (§ 312). Il est une sagesse de la douleur en tant que « force primordiale de la conservation de l’espèce » elle nous prévient lorsque la tempête arrive, de baisser la voile, à moins qu’on ne soit l’homme héroïque qui se fait attacher au mât, comme le fut sans doute Nietzsche qui y laissa sa raison. Mais auparavant il connut et transmit la joie, aurait dit Spinoza, la gaieté, écrit Nietzsche, d’un nouveau savoir, d’un savoir délivré, d’un savoir artiste. « Nous nous connaissons mieux en cela même qui tout d’abord, est indispensable à cet art : la gaité, toute gaité mes amis ! Aussi en tant qu’artiste j’aimerais le prouver » (Préface § 4) afin « de rendre la pensée de la vie cent fois plus valable encore ! » (§ 278). C’est ce que fait aussi le photographe que questionne Alexievitch « Une chose extraordinaire m’est arrivé là-bas, je me suis approché des animaux… La distance entre eux et moi s’est rétrécie… »(p 663).

Mais c’est aussi la nature des hommes qui s’est révélée, leur vraie nature (p 659), celle qui donne à espérer car grâce à elle « nous vaincrons » répète un témoin (p 659). L’amour est ainsi plus fort que la mort et si celle-ci sépare, celui-là unit « Je l’aime ! Je l’aime ! » répète le premier témoin pensant ainsi réaliser une transfusion qui ressusciterait son époux. Mais aimer s’apprend écrit Nietzsche comme on apprend « à entendre une figure, une mélodie » puis il faut la supporter pour s’yhabituer et qu’elle devienne un manque lorsqu’elle fait défaut jusqu’à exercer une contrainte et qu’on « ne conçoive pas de meilleure chose qu’elle-même » (§ 334).

 Alors unis à soi et au monde, peut-on espérer le bonheur de vivre. « C’est la liberté ! Nous sommes heureux… chez nous c’est une commune » lit-on dans le « Monologue d’un village » d’Alexievitch (p 603).

 Et nous conclurons avec Nietzsche se référant sans doute à  « L’Albatros » de Baudelaire

 

« Faisons donc ce que nous pouvons

Portons à la terre la lumière,

Soyons la «lumière de la terre » » (§ 293)

 

ANASTASIA CHOPPLET

 

 

 

(1) S. Alexievitch – La Supplication – Actes Sud

(2) Nietzsche – Ecce Homo – Coll. Bouquins

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