CE QU'IL FAUT DE NUIT
CE QU’IL FAUT DE NUIT
Laurent Petitmangin
C’est l’histoire d'un père et de ses fils, disons même d’un de ses fils. C’est donc une histoire d’hommes, une histoire d’émotions et de mots pour les dire. Mais les hommes ne sont pas préparés à cela. A la question de savoir s’il avait peur, Lawrence d’Arabie répondait « ma peur ne regarde que moi » de même les sentiments ne regardent qu’eux, quitte à les étouffer.
C’est peut-être cela que suggère ce titre énigmatique emprunté à un poème de Supervielle qui dialectise la nuit et le jour, la souffrance et le bonheur, les disputes et la paix ; la mécompréhension et la compréhension ; le silence et la parole.
Convergence de ces deux textes : la force de vivre. En l’occurrence, de vivre malgré le malheur à répétition qu’inaugure la maladie de la moman.
Mais avant cela, il y a une situation initiale traditionnelle : un père peu présent qui travaille à l’usine et fait de la politique… Bon père, bon mari. Deux fils qui aiment le foot : Fus l’aîné, bon fils, bon copain, bon frère et Gillou, l’intello.
Une vie tranquille où les rôles sont genrés.
Et puis la moman, cheville ouvrière du foyer, femme de caractère, clef de voûte de l’édifice. Sa maladie dure 3 ans, on s’organise autour : les allées-venues à l’hôpital, la dégradation progressive, les mensonges, le père qui prend tout en charge et puis la mort moche.
Un soulagement et un vide, une nouvelle liberté dont on ne sait que faire.
Alors les rôles s’inversent, le père se met au foyer, l’aîné se fait protecteur et seconde son père. Mais ce n’est qu’un répit avant une autre tempête. Des nuages s’accumulent : les copains de Fus, pas très reluisants, lui-même portant un bandana au logo FN
Alors la distance se creuse, le silence s’installe, on ne crève pas l’abcès qui fait des métastases comme le cancer. Le père opte pour l’attentisme, par lâcheté ou prudence. Fus ne dit rien , ne s’explique pas mais on comprend que son adhésion s’inscrit dans un climat politique , social et régional et aussi dans une tradition familiale qui s’épuise et un affrontement Paris-Province qu'illustrent les choix opposés des deux frères : Gillou ira faire des études à Paris , encouragé par Jérémy , il se mariera et aura un fils, il s’ouvrira au monde , à la modernité , encouragé par Fus mais celui-ci restera attaché à ses habitudes , au foot , aux copains , à la Lorraine , à un monde qui disparaît .
Les rapports fils-père s’enveniment, fini d’assister aux matchs ensemble, de discuter, de rigoler en faisant la vaisselle : on s’évite.
Le père doit-il intervenir, secouer son fils, lui dessiller les yeux lorsqu’il affirme naïvement que les lepénistes sont des gens inoffensifs, victimes d’une mauvaise réputation (cf. le film La Cravate) alors qu’ils défendent la voix du peuple et l’avenir des régions ? Tous les poncifs y passent et Fus y croit . Le divorce père-fils est consommé même si selon Fus «cela ne change rien »
Rentré un soir, le père trouve Fus démoli, ensanglanté, victime d’une agression antifa . Il se précipite à l’hôpital où Fus restera un moment dans le coma.
Au sortir, c’est un mort-vivant. Le père sort d’état d’apnée.
Puis c’est le tribunal avec un procès non pas celui des agresseurs de Fus, mais le procès de Fus lui-même car il a répliqué, sauvagement et tué son agresseur
Les conditions carcérales sont lamentables, on se croirait aux Baumettes Qui juge-t-on ? Un criminel ou une victime ? C’est ce que son avocat s’emploie à démontrer, en rejetant sur le père le poids de la faute.
Le père, un témoin anéanti, incapable de parler, impressionné par tous ceux qui l’attendent au tournant : jurés, magistrats, avocats et Fus.
Bilan : vingt cinq ans pour crime avec préméditation. Bien sûr les avocats font appel, malgré Fus. Appel qui résonne comme un appel au père qui sort alors de sa léthargie, pour au sortir de cette longue nuit, se réconcilier avec lui-même, avec son fils, avec le monde.
Un nouvel homme est né du vieil homme, est devenu un héros et affronte la tragédie dont il endosse la responsabilité. Il prend, au sens propre, la parole devant les juges pour s’accuser mais aussi et peut-être surtout introduire la force du destin.
Un destin à la fois inéluctable et imprévisible, broyant des existences qui ne tiennent qu’au-je – ne- sais -quoi et au presque rien de la contingence.
Destin ou hasard? Serait la question existentielle qui travaille le texte, lequel s’achève sur une lettre écrite par Fus neuf ans après son incarcération ettrois ans avant sa libération.
Le titre énigmatique du poème Ce qu’il faut de nuit porte en sous-titre Vivre Encore, ce qui n’est pas sans rappeler la formule de Nietzsche au paragraphe 276 du Gai Savoir intitulé Pour le Nouvel an : Je vis encore, je pense encore : il me faut encore vivre, car il me faut encore penser.
Le père sera-t-il délivré et pourra-t-il vivre encore après le départ de Fus?
ANASTASIA CHOPPLET
Conférencière et philosophe