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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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25 octobre 2020

ETUDE DU LUNYU DE KONG TSEU

ETUDE DU LUNYU DE KONG TSEU

Les Entretiens de Confucius

SOMMAIRE

 

Confucius — Wikipédia

 

 

 

S’embarquer

 

I – LES PRESUPPOSES METAPHYSIQUES

                1 – Une ontologie du multiple

                2 – Le Tao

                3 – Le Ti’en ou Tian

                4 – Le Tche’eng ou Chen

 

II – LES VERTUS CARDINALES

                1 – Les principes de base

                2-L’Humanité : ren

                3 – La piété filiale (hiao ou Xino)

                4 – Le rite (li)

 

III – LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE KONG TSEU

                1 – La société

                2 – L’art de diriger

  IV – L’ANTHROPOLOGIE CONFUCEENNE

 1-      L’homme de qualit

               a)Sa nature

               b)Autrui, le monde

                2 - L’homme de peu

                3 – L’homme du peuple

 

IV – LA FIGURE DU SAGE : CONFUCIUS?

                1 – Le Pédagogue

                2 – L’homme politique

                3 – L’homme dans le monde

 

 Encore quelques mots

                1. Synthèse

                2. Le renouveau du confucianisme en Chine

 

S’embarquer

Etudier un ouvrage sans auteur et dont les paroles rapportées semblent l’aveu d’un désarroi « j’aimerais me taire », interpréter des suites d’aphorismes juxtaposés décontextualisés venus dont on ne sait où, transmis par on ne sait qui? Projet pour le moins téméraire, en tout cas gageure qui n’a pour seule excuse que l’intuition d’un sens susceptible de transcender espace et temps. Cette position des plus critiquables se fonde néanmoins sur d’étranges coïncidences notamment avec les penseurs grecs en particulier Platon au plan politique, mais aussi Aristote pour la figure du magnanime et plus encore les Stoïciens eux aussi mis « en demeure » d’élaborer une éthique procurant à un individu, perdu dans un monde traversé par les dissensions, les moyens de puiser en soi la force morale nécessaire pour devenir un homme de bien. C’est pourquoi K. Jaspers voit à la même époque la naissance d’une réflexion fondamentale sur la connaissance et l’éthique dans des civilisations différentes. Mais ne poussons pas trop loin l’analogie car on aurait tôt fait de nous objecter, par exemple, que les stoïciens s’étaient, contrairement à Confucius, détournés de la politique. Par conséquent notre projet n’est pas d’élaborer une comparaison qui par ses ajustements réduirait la pensée de Kong Tseu, mais de tenter de dégager la figure qui s’impose dans les « Entretiens » à savoir celle de l’homme de qualité auquel nous tenterons de conserver sa spécificité. Mais avant cela quelques mises au point s’imposent à propos des multiples difficultés que nous avons rencontrées.

 

Tout d’abord il est sans doute abusif de parler de Confucius, comme du reste de Socrate, dans la mesure où notre connaissance en est indirecte puisqu’ils n’ont rien écrit. Aussi faut-il plutôt le considérer comme l’un et sans doute le plus prestigieux représentant de la culture lettrée dont L. Vandermeersch indique qu’«elle traite de la culture chinoise comme forme particulière d’une certaine approche de l’harmonie de la société et de sa bonne intégration à l’univers tout entier, à partir d’une conception de l’homme et du monde, d’une construction des valeurs et d’une morale, d’une organisation des institutions et de l’économie auxquelles la Chine a attaché sa tradition » (1). Ce qui justifie, explique-t-il qu’on parle de « culture lettrée » plutôt que de confucianisme.

Cela dit la seule œuvre que l’on considère comme exprimant l’authentique pensée du maître est le Lunyu, de « lun », discussion ou mise en ordre, et « yu » paroles, propos, langue.

Cependant de discussions il n’en est guère dans les « Entretiens » dont le titre n’est pas sans rappeler celui de l’ouvrage d’Epictète et dont la structure même est analogue puisque dans les deux cas on a affaire « aux questions et réponses qui ont été faites sur l’étude le sagesse et le gouvernement de l’état, dans les entretiens du sage avec ses disciples, avec les princes et ministres de son temps » (Tcheng-Tseu) (2).

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 Comme tous les ouvrages de ce type, la transmission joue un rôle primordial ce qu’il ne faut pas oublier sous peine de prêter à Confucius de qui relève de la tradition.

Le texte de He Yan établi au IIIème siècle après Jésus Christ reprend le travail de Zeng Xuan (127-200) fondé sur celui de Zhang Yu datant de la fin du Ier siècle avant Jésus Christ, lui-même utilisant trois versions du lunyu, celle de Lu en vingt liasses, de Qi en vingt deux et celle, prétendument découverte dans l’un des murs de la résidence de Confucius. On ne possède pas l’original de He Yan de sorte que de nombreuses variantes et copies se sont ajoutées depuis le IIIème siècle. Ainsi la liasse XVI a-t-elle attiré notre attention par son style très différent des autres liasses, la récurrence du chiffre trois, la volonté de systématiser les propos en vertu du principe yang dont le chiffre symbolique est justement le trois. Par ailleurs les exposés y sont plus longs qu’ailleurs, leur composition manifeste une volonté didactique. Enfin les discrets propos d’ordre métaphysique (XVI – 2) donnent une orientation qui n’est pas celle du moins explicite de Confucius. Par la suite nous avons eu du reste confirmation de cette « impression » par Creel.

Pour en finir avec l’histoire de cette transmission Ruan Yuan (1764 – 1849) collecta ces différentes versions et en publia le résultat en 1806. C’est dorénavant la source des traductions et études.

 En troisième lieu nous voudrions souligner notre étonnement à la lecture de l‘ouvrage. Etonnement qui ne va pas sans une désorientation bénéfique. En effet dans ces vingt liasses qui ne présentent aucun titre, ne semblent obéir à aucun ordre ni logique, ni thématique, la pensée s’y montre à cru, au travail, s’adaptant aux situations et demandes, ce qui nous ensemble être à l’image même de la démarche de pensée du Maître, dynamique, adaptable, expérimentale. Ce ne sont que conseils regardant la vie quotidienne ; évènements banals qui laissent percevoir la vie riche et simple de Confucius et de ses élèves ; joies et déceptions, vie et mort, trahisons aussi et échecs. Peu de références historiques permettent de comprendre telle out elle maxime ou réflexion. Ethique et métaphysique sont là en filigrane, pointées dans tel évènement, ou incident, jamais enseignées de façon théorique et magistrale mais suggérées de manière existentielle.

La pensée est là dans le frémissement de la vie qui fait sens au jour le jour, sans à-priori normatif. De multiples échanges ponctuent une vie qui fut souvent et longtemps errante mais néanmoins riche d’amitiés dont Kong Tseu fait l’une des vertus cardinales en l’étendant jusqu’aux confins des quatre mers.

 En quatrième lieu, ce sont les difficultés liées à la traduction qui nous ont retenus.Tout d’abord celles rencontrées d’une version à l’autre, par exemple à propos du terme « li » traduit par rite ou courtoisie ; ou bien celui de savoir traduit parfois par sagesse. Sachant qu’il s’agit là d’une langue consonantique, ceci explique sans doute cela. Mais il y a aussi le fait que les termes peuvent être polysémiques et que les quiproquos et erreurs possibles se multiplient de ce fait.

Par ailleurs notre culture occidentale peut inférer des interprétations erronées, ainsi peut-on se méprendre sur le sens du rite si on n’y voit qu’une étiquette arbitraire et formelle. Bien souvent la connaissance des coutumes manque pour comprendre telle métaphore ( IX – 9) ou bien tel rite ( X – 13) ou encore telle sentence ( XVII – 10).

Celles-ci sont en général lapidaires sans explicitation, ni commentaire de sorte que diverses interprétations semblent possibles, quoique d’autres sentences proches ou lointaines peuvent en infirmer ou confirmer le sens.

Des formalismes inattendus et maladroits nous ont parfois déroutés, tels ceux de la liasse XVI, nous en faisant soupçonner l’authenticité. De même des écarts de niveau de langue dans la traduction de Levy nous ont paru inopportuns ( XVI – 5).

Nous manque aussi la connaissance de l’humour chinois car nombre de sentences paradoxales voire contradictoires nous ont paru relever soit d’une forme d’humour, soit d’un procédé didactique propice à l’éveil du disciple.

La question des logia de Kong Tseu s’impose aussi dans la mesure où une présence authentique semble inhabiter le texte mais en même temps être occultée par les commentaires des interprètes, les formules apologétiques ( XIX – 25) ainsi que par les dires d’autres sages ou disciples ( Liasse XIX où les sentences 14 et 17 soulignent bien le contraste entre la position d’un disciple Ziyou et du Maître sur le même sujet pour du reste souligner la profondeur de ce dernier).

 Enfin nous souhaiterions, avant d’en venir à l’exposé proprement dit, nous arrêter sur deux éléments. D’une part, la variété du style, d’autre part celle du contenu, l’une et l’autre allant du reste de pair puisque la pensée n’a d’existence que par la façon dont elle est formulée.

Mais là encore de quelle variété s’agit-il? De celle des intervenants, des compilateurs ou de Kong Tseu? Nous laisserons cette question sans réponse pour nous attacher à une esquisse d’analyse stylistique.

Globalement on peut dire que ce style est celui de la maïeutique, c’est-à-dire un art de suggérer afin de faire accoucher les âmes. Kong Tseu est un intermédiaire, il le répète moult fois en se défendant d’être un créateur. Mais lorsqu’on connaît le rôle de l’intermédiaire par exemple dans les mariages chinois on en mesure toute l’importance. Le Maître accouche les âmes grâce à un éveil à ce qu’est la nature de l’être. Pour ce faire proverbes, adages, aphorismes, maximes sous la forme d’antithèses, paradoxes, contradictions se multiplient ( I – 3 ; I – 13, on sera sensible en ce cas aux assonances en /Y/ et :I : qui ont peut être une fonction de mémorisation idem en XIV – 20/22 ; II – 14) de même l’emploi de chiasme (I – 16 cf. – 16 ; XV – 29) joue-t-il le même rôle (IV – 11 ; VIII – 16 dont la forme pousse le paradoxe jusqu’à l’absurde ; XIII – 26 ; XIV -23 ; XV – 37 qui présente, si on se fie à la traduction, une paronomase /pur//prude/ ; ainsi que le fragment 39).

 A d’autres moments on rencontre des raisonnements relativement longs qui, au lieu de la forme syllogistique chère aux grecs, adoptent le sorite qui se prolonge pareil à un écho se nourrissant de la multiplicité des résonances qu’il développe. Ainsi l’élément prégnant est-il repris et enrichi dans la proposition suivante comme pour en souligner la richesse et les possibles associations ( XV – 33). Dans le même ordre d’idée des passages soigneusement composés interviennent parfois ( IV – 5). Mais des dialogues viennent ponctuer de leur vivacité ces exposés pour nous replonger dans l’atmosphère amicale et intime de cette vie toute tendue vers la vertu. Ceux-ci du reste ne manquent pas de piquant et peuvent s’avérer ironiques ( XV -1 ; XV – 42 présence d’une antiphrase) ; (XVII – 14). Mais le Maître prend toujours garde de suggérer sans blesser et d’être loyal sans heurter (cf. VII – 15). Sans doute est-ce pour cette raison qu’il recourt à des métaphores qui jouent le rôle d’euphémismes (V – 10 ; XV -10 ; XVII – 6). Le plus souvent du reste il n’enseigne pas une attitude mais en suggère une à partir de la sienne. Ainsi au livre X, qui est consacré aux rites, l’attitude du Maître est décrite dans différentes circonstances, des discours lui sont prêtés, des paroles sont rapportées ainsi que des anecdotes et des proverbes afin de suggérer ce qu’il convient de faire. Mais c’est à chacun de faire sienne la suggestion en fonction de son bon vouloir, de ses connaissances, de son degré d’élévation afin que toute décision soit prise librement et non pas sous la contrainte d’une autorité arbitraire. L’exemple joue ainsi le premier rôle dans cette pédagogie que doit adopter tout meneur d’hommes. C’est du reste à ce propos, que Kong Tseu fait intervenir de façon toute dithyrambique (VIII – 19), les figures mythiques des princes du temps jadis (XX – 1) situés dans un illo tempore dont le temps présent semble dramatiquement éloigné et qui s’avère la conditon de possibilité d’une renaissance éthique.

 Cependant ce qui nous a paru le plus frappant c’est la multiplicité des formes interro-négatives (I – 1 ; I – 4) des formules ni affirmatives ni négatives ( XV – 37 ; VIII – 16) comparables à la dialectique Çankarienne du neti-neti qui évite toute affirmation mais nie aussi toute négation  comme on le retrouve dans la logique bouddhiste inaugurée par Nagarjuna.

Ainsi Kong Tseu indique-t-il qu’il faut être aimable sans tomber dans l’excès d’être imposant, ce qui transforme une qualité en défaut.

Tout concourt à conserver une pensée en tension, aspirant à un perfectionnement qui ne souffre pas le dogmatisme. L’homme s’y révèle dans sa difficulté d’être (cf. IV – 6) dans ses manques, ses doutes, taraudé par une in-quiétude qui le pousse à respecter les polarités pour se diriger dans la voie du milieu sans cependant jamais y demeurer car tout l’être consiste précisément dans le perpétuel devenir de l’incessant mouvement du yin-yang.

HISTOIRE - La tombe du premier empereur de Chine, Qin Shi Huang

 Quant au contenu résumons le rapidement afin d’indiquer les grandes lignes de notre réflexion. Tout d’abord rappelons que le contexte dans lequel enseigna Kong Tseu fut celui d’une période d’anarchie et de grande crise morale, où l’homme était méprisé par les Seigneurs de la guerre à la solde desquels ils étaient souvent. C’est donc à la fois contre le désordre de ces temps violents et contre le mépris de l’homme que Kong Tseu s’éleva dans le but de former des princes et des hommes de qualité susceptibles de restaurer l’âge d’or des anciens empereurs. Mais le Maître n’avait pas là un projet, dit-il, novateur, puisqu’il ne voulait que réhabiliter les temps anciens. Du reste il se fondait sur divers ouvrages :

- le Yiking : le livre des Mutations

-Le Cheu King : le livre de la Poésie ou des Vers

- le Chouking : le livre de l’Histoire

- le Liking : le livre des Rites (deux volumes le Yili et le Liji)

- le Tch’ouen-ts’ilou : les Annales du  Printemps et l’Automne

dans lesquels tout était déjà contenu.

 Le projet de Kong Tseu était donc d’élaborer une morale d’esprit aristocratique destinée à ceux susceptibles de gouverner, les Kiun Tseu. Cela ne signifie pas que le Maître méprise le peuple, il fait même confiance à la sagesse populaire (cf. XVIII – 6, 7) mais il en connaît les limites et même s’il admet sa perfectibilité et ne l’exclut pas de l’éducation il avoue que c’est une tâche aussi difficile que celle de vouloir éduquer les femmes trop promptes à s’attacher ou à se détourner.

 Kong Tseu vise à ramener l’homme sur terre au lieu de vouloir en faire l’égal de dieux. C’est pourquoi on ne trouve pas chez lui, ou très implicitement de métaphysique, ontologie et théologie. Tous ses efforts convergent vers l’éthique à partir de laquelle il élabore une anthropologie et une politique. C’est à la lumière de cette orientation qu’il faut comprendre son approche des rites qui désertant les lieux de culte ne fondent pas la relation de l’homme au divin mais dont seuls les effets sur la conduite de l’homme vivant en société importent. Kong Tseu s’efforce de ramener l’homme à la conscience de sa dignité émanée d’une nature sociable. Respectueux d’autrui, comme des puissances célestes, l’homme a pour mandat du Ciel de vivre en homme de qualité, en restaurant l’antiquité et en pensant les simples limites de la raison à partir de son vécu hic et nunc. Projet facilement résumable : vivre selon la Voie, en termes kantiens on dirait en conformité avec la Loi morale, mais d’une pratique si difficile que le Maître lui-même ne s’en reconnaît pas capable.

Il ne s’agit donc pas tant d’une doctrine que d’un projet de société, qui substitue à une théologie qui n’est après tout qu’un champ de bataille inutile et dangereux, une anthropologie de l’homme au monde, sans être toutefois du monde, à l’égard duquel il faut conserver une distance afin de ne pas se laisser absorber par ces illusions qui font voir du plein là où il n’y a que du vide.

L’homme est perfectible nous dit Kong Tseu même si par ailleurs il manifeste souvent découragement et pessimisme face à ses « frères ». Mais peu importe, nous sommes engagés et l’intention prime sur le succès. Or en matière de politique il faut « enseigner sans se lasser » pour qu’un jour les princes conscients de leur tâche à l’égard du peuple et de leur responsabilité à l’égard du Ti’en, deviennent les modèles inspirant  tous la vertu, selon l’adage qui prescrit que « le souverain soit le cœur du peuple et celui-ci corps du souverain ». Pensée organique et non pas mécanique qui ne conçoit pas la politique comme une gestion administrative. Aussi le projet de Kong Tseu est-il à la fois révolutionnaire dans sa conception puisqu’il s’agit de fonder la politique sur la morale mais aussi dérangeante face à une société qui fait passer le plaisir avant la vertu. En même temps, le Maître se prévaut et son respect des traditions puisqu’il veut réhabiliter un passé plus ou moins mythique où le philosophe était roi. Or là nous touchons à ce qui pour n’être pas explicite n’en est pas moins présent et brille parfois au détour d’une sentence, à savoir l’idéal de l’ordre et de l’harmonie cosmique. Pareil au Ciel qui n’agit pas et qui par son inaction même suscite des réactions, le Prince doit inspirer la vertu et l’obéissance de par son irradiante immobilité. En coïncidant avec sa nature même il peut produire le bien del’homme qui consiste dans le perfectionnement de soi avec les autres. Ainsi son activité sera-t-elle pareille à celle de la terre qui produit la végétation.

L’homme de qualité pourrait de la sorte réaliser ou du moins approcher de cet humanisme chinois, si différent de l’humanisme occidental centré sur un moi a priori libre et souverain, s’il parvenait à perfectionner les vertus que nous nous proposons d’étudier : l’humanité (ren), la piété filiale (hiao), l’équité (yi), le respect des rites (li), la prudence (tche) et la loyauté (sin) afin d’accéder à la sagesse (zhi) qui est aussi la vertu (te), grâce à l’étude. A condition de les cultiver autant que faire se peut l’homme vivrait en intelligence avec autrui. Cependant avant d’en arriver au cœur du confucianisme nous tracerons au préalable un tableau synoptique des présupposés métaphysiques de Confucius, et pour finir, après avoir esquissé le portrait du sage, nous évoquerons la figure omniprésente du Maître.

 

« Sans connaissance de la destinée on ne

saurait devenir un homme de qualité.

Sans connaissance de la courtoisie on ne

saurait s’y tenir.

Sans connaissance du sens des mots on ne

Pourrait comprendre les hommes. »

 Kong Tseu Lunyü  XX – 3

 I – LES PRESUPPOSES METAPHYSIQUES

 1 – Une ontologie du multiple

Quoique nous nous soyons défendus d’employer ce terme à propos de Confucius, comment nommer ces principes non physiques sur lesquels il se fonde, qu’il ne remet jamais en question et qui nourrissent sa pensée? Pareil à l’arbre cartésien qui s’éleva à partir de solides racines plongeant dans la terre, la pensée de Confucius, même si elle refuse l’exposé doctrinal, est étayée par ce qui vient au-delà de la physique (meta ta phusikâ).

Quelle est la représentation confucéenne du monde?

Selon L. Vandermeersch le suprasensible n’est pas chez Kong Tseu d’ordre théologique mais cosmologique. Il existe des structures primordiales du dynamisme de l’univers qui commandent les mouvements et mutations de l’ensemble des réalités du monde selon un Ordre universel agissant à tous les niveaux de l’être et dont l’ordre humain est solidaire. Cette puissance régulatrice et dynamique est structurée par l’opposition yin-yang et s’incarne au plus haut point chez le prince.

Ainsi le suprasensible commande-t-il les comportements moraux et les changements physiques car les structures primordiales sont indissolublement physiques et morales et même, par essence, morales, les lois physiques venant s’y surajouter.

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De ceci nous n’avons que quelques indices furtifs dans le Lunyu. Ainsi en IX – 17 on peut lire « Tout passe comme cette eau sans trêve jour et nuit ». A-t-on affaire là à une déploration romantique sur le temps qui passe et nous achemine vers la mort? Pourrait-on en inférer dès lors, comme nous y invitent les paysans en XVIII – 5 que tout engagement est inutile ? Ce serait faire un contresens car cette ontologie du multiple réfère au mouvement sans fin du cosmos qui jouit ainsi d’une parfaite pérennité. En effet le cœur de l’être établissant l’absolu de la nature universelle est « le flux des mutations constituant la réalité même de l’être éternellement changeante » (3). Ceci explique l’importance du « Livre des Mutations » pour le Maître qui y fait plusieurs fois référence (VII – 17). On peut entre autre y lire le sorite suivant : « Quand il est au bout de lui-même (le temps) il se transforme, se transformant, il coule, coulant il dure ». Nous voici donc aux antipodes d’une métaphysique de l’Un.

 2 – Le Tao

Le second concept (4) qui structure l’univers de la pensée de Kong Tseu est le Tao ou Voie qui est le principe de l’agir. Au sens physique le Tao est le chemin, au sens métaphysique il signifie le permanent, l’intelligible qui régit les phénomènes changeants. En tant qu’antérieur à la forme il est la « Voie rationnelle ». C’est pourquoi chaque chose renferme le Tao, qui en tant que forme de la nature donnée par le Ti est principe d’action.

Enfin au sens moral le Tao est la conscience que l’homme acquiert de l’ordre ontologique et ce faisant de la règle de son agir en tant qu’homme. Le Tao est l’ensemble des premiers principes naturels grâce auxquels l’individu discerne le bien et le mal afin de conformer ses actes pour réaliser l’idéal de la dignité humaine. Ainsi « l’observation de la loi naturelle s’appelle la moralité ». Dès lors se comprend l’affirmation d’une nature humaine bonne.

 3 – Le Ti’en ou Tian

Le troisième concept auquel renvoie Confucius, sans qu’il y ait là une hiérarchie de valeurs, est le Ti’en, Ciel. En XVI – 2, il y est fait référence ainsi qu’à l’ordre qui en émane et régit le monde par le seul intermédiaire du Fils du Ciel. En d’autres mains l’ordre de  la bonne Voie ne règne pas sur le monde. « C’est le Ti’en, lit-on dans le Cheu King (part -3 Liv – 3 Chap 6 – 1) et le Tchoung Young (V – 20), qui engendrent les hommes leur donne l’être et le Tao. La perfection en soi est la voie du Ti’en et cette voie n’est autre que lui-même ; faire briller la perfection en soi (le Tao du Ti’en est la voie de l’homme » (In Lunyu cf. VIII – 23).

Cette citation souligne la parfaite correspondance existant entre le Ti’en ,le Tao et l’homme dont la perfection morale a pour condition la participation à la Voie qui n’est autre que sa nature avec laquelle coïncider (VII – 23).

 4 – Le Tche’eng ou Chen

Aussi le corrélât de cette conception est-il le Tch’eng, conformité ou perfection du Tao et du sing (nature d’un être). « Chaque être lit-on chez Mengtseu (L VII – 1) est composé de Tao en tant que principe régulateur, de sing en tant que principe de détermination spécifique, de Tch’eng en tant que perfection résultant de la conformité de la nature, sing à la norme, Tao ». Pour parvenir à cette connaissance il faut scruter son coeur, comme nous le rappelle Confucius (Lunyu II – 4) car « celui qui cultive son cœur connaît sa nature. Bien conserver le cœur et développer la nature c’est servir le Ti’en », c’est-à-dire acquitter loyalement ses affaires auprès d’autrui, faire preuve de bonne foi dans ses paroles et transmettre ce qu’on a pratiqué (L. I – 4). Notons la chute de cette sentence qui souligne que Kong Tseu est avant tout un pragmatique. C’est pourquoi il se refuse à excéder les limites de la raison et se tient à un rigoureux humanisme. « Avant de savoir servir les hommes comment peut-on se mettre au service des dieux? » (XI – 12) demande Confucius à un disciple. Or ceci milite contre un pseudo athéisme du Maître, voyons-y plutôt l’humilité qui faisait écrire à Wittgenstein « Ce dont on ne peut parler, là-dessus il faut se taire », de même en est-il devant le mystère de la mort « Que peut-on savoir de la mort avant de connaître la vie? » (XI – 13) interroge le Maître.

Pensée donc toute pétrie d’une spiritualité qui s’incline devant le mystère et tourne l’homme vers l’action au lieu de l’en détourner. Mais ce faisant il obéit bien à la Voie puisque c’est le juste milieu (VI – 25) qu’il va s’efforcer de réaliser hic et nunc. A ce propos les définitions élaborées par Nikkita dans son vocabulaire confucéen nous semblent bien souligner le sens concret de la Voie.

 

« In Shu Ching, Tao appears in both a concrete and in a more abstract sense. The concrete meaning is « to lead through », « to advance », one’s « conduct » or « walk ». The more abstract sense refere to the king-s way, which is royal perfection, a perfection that is to be emdated. Secondly, Tao is a principle of  assessing guilt. Thirdly, Tao is the way of Heaven.

In the Shih Ching Tao means an ordinary road, sometimes bearing another connotation such as « method of governing ». The road may be easy, long or difficult . The road represente an obstacle to a girl is meeting her beloved. The road of Chou is an obstacle to a son in taking care of his mother, since the son also has duties to the Chou.When      Chou was established, the roads were built. Even and straight roads demostrate that Chou is prosperous, whereas the road of Chou overgrouwn with rank grass represents the difficulties experienced by a repudiated son in attempting to return to his royal family. Tao also appears in the cense of « method » and, on one occasion, « to tell ».

 II – LES VERTUS CARDINALES

 1 – Les principes de base

Trois facteurs constituent, à notre avis, les conditions de possibilité de l’homme de qualité : l’étude, la volonté, la bonté qui elle-même comporte plusieurs vertus.

Sima Qian, père de la première histoire de la Chine depuis l’origine. (Blue Hsiao, Epoch Times)

Au livre I du Lunyu Confucius nous dit qu’«étudier pour pratiquer ce qu’on apprend au bon moment » est tout de même une satisfaction, sous entendu, malgré la pénibilité de l’entreprise (I – 1). Or la suite qui concerne l’amitié et la joie nous indique que l’étude doit avoir pour finalité la vertu laquelle est tournée vers autrui (XII – 22), point donc de savoir abstrait, mais un savoir appliqué (V – 14) car « étudier sans penser est vain » (II – 15). Aussi le savoir demeure-t-il toujours inquiet (VIII – 17) car comment accomplir son service, comment ne pas oublier, comment demeurer sur la Voie, comment ne pas s’égarer dans la multiplicité des savoirs ponctuels qui occultent le véritable savoir ? « Car le savoir se résume à une chose celle qui enfile tous les savoir » (XV – 3). Qu’est-ce à dire, si ce n’est que l’essentiel ne consiste pas dans la quantité des savoirs mais dans le principe qui les fonde tous ? A-t-on ici l’esquisse d’une épistémologie? C’est possible. Et à ce propos puisque nous en sommes à l’étude qu’on nous permette un détour. En quoi consisterait l’épistémologie confucéenne ? Simplicité, clarté et distinction des principes, évidence aussi, celle de l’élément simple que l’on saisit en une intuition de la pensée. En XVI – 10, Confucius esquisse une épistémologie de ce type dont la logique serait une dialectique, la méthode de type expérimental, discursive et analytique, allant du connu à l’inconnu, du particulier au général, de l’ effet à la cause, et dont la théorie de la connaissance aurait pour spécificité de n’être jamais distincte d’une éthique de la déférence, du respect, du service. Ce faisant elle tracerait les linéaments d’une anthropologie dont l’étude serait le principe de distinction entre le saint, l’homme de qualité : l’homme, intéressé, et le peuple.

A ce bon usage de l’étude s’oppose celui qu’en peut fait le sophiste, c’est-à-dire celui dont les paroles habiles et la mine affable sont des simulacres de la bonté vraie (1 – 3 ;  XVII – 15). Confucius se méfie de ces paroles qui professent une feinte courtoisie (V – 25) et qu’il soupçonne de ne pouvoir jamais être tenues car telle n’est pas l’intention du beau parleur (XIV – 20) qui ne veut que jeter la confusion (XV – 27). C’est pourquoi Kong Tseu préfère le geste à la parole dont il use avec parcimonie et à laquelle il préfèrerait le silence.

Mais ce faisant c’est toute une attitude qu’il dénonce : celle du formalisme (XVII – 19) de l’esthétisme, de l’artifice qu’on ne connaissait pas jadis (XIV – 24 ; XVII – 14) et qui fait présentement des ravages.

Kong Tseu ajoute donc(1-2) que « piété filiale et fraternité sont le fondement même de la bonté, sens suprême d’humanité » constituant la base à partir de laquelle naît la Voie. Ainsi pour trouVer la Voie ou la retrouver il faut pratiquer la vertu d’humanité qui consiste en un universel amour. Mais cela n’est possible que grâce à l’étude qui permet à l’homme de découvrir ce qu’est la nature puis d’user de son savoir en temps opportun, selon le nxipos convenable (XIV-13). C’est pourquoi ajoute Confucius « penser droit résume tout » (II-2) car penser droit c’est à la fois penser avec justesse et justice en se tenant dans le milieu qui neutralise les excès(VIII-2) et rend juste envers autrui selon une relation asymétrique qui m’enjoint l’exigence envers moi-même et l’indulgence à l’égard de l’autre, mon frère(IV-2). Du reste l’homme ne saurait vivre, au sens essentiel du terme, que dans la droiture (VI-2 ; VI-19) autrement il se donne l’illusion de vivre alors qu’il est dévoré par ses « vices infâmes ». Cela suffit-il ? Point encore car il y faut la volonté que constitue la force morale nourrissant la persévérance de l’individu et suffisant , de ce fait, à accéder au sens suprême d’humanité (IX-6 ; VII-30 ; XII-27). Vouloir le bien c’est en effet témoigne d’une volonté bonne qui manifeste et rend possible mon accès à la vertu. En tant que telle elle est cette force morale ou effort personnel constant que caractérise la fermeté, la constance (IX-6), la vigilance (V-10 ; VI-22) et qui préserve des moments de découragement que le Maître n’est pas sans connaître.

2-L’Humanité : ren

Cette notion qui est la plus fondamentale de l’éthique confucéenne puisqu’elle résume celle-ci est nommée 105 fois dans le Lunyu ou l’on pourrait s’attendre à la voir définie par le Maître et pourtant il n’en est rien. Il est le premier à le dire et redire : je ne sais rien du sens de l’humanité (V-5 ; XII-3 ; V-15 ; XIV-1). Et du reste rien ne semble pouvoir le caractériser au point où il n’y a pas de solution de continuité entre le fait de posséder des vertus et être bon, il y a donc là un saut qualitatif qui est de d’ordre ontologique. Cependant s’il est difficile d’en parler, il n’en reste pas moins qu’on peut et doit en témoigner par la pratique (XII-3 ; V-10). Pareille à une constellation une multitude de composantes la constituent mais aucune ne la caractérise. Toutes semblent échapper à la possibilité d’une conceptualisation et force est d’accepter que cette myriade constitue un lointain inaccessible résistant à l’esprit de système. On semble tourner autour en démultipliant les approches, mais le cœur en demeure mystérieux aussi mystérieux que le cœur de l’homme.

Kong Tseu en parle en termes de générosité, respect, loyauté nécessaires au pouvoir, à la courtoise, et au deuil qui sans elle ne sont que des formes vides (III-26).Elle est dit-il, la voie à suivre pour éviter obscurité et pauvreté et ce au détriment des  richesses matérielles qui substituent à la voie du devoir-être l’impasse de l’être (IV-5 ; IV-14).

Après ce long détour par l’étude revenons en aux vertus cardinales de l’éthique confucéenne, préceptes qui constituent cette voie Kong Tseu indique (VII – 13) qu’il faut aimer les études avec une foi fervente, défendre la vérité au péril de sa vie, ne pas s’installer dans un pays en désordre (IV – 1) être prudent, vivre en harmonie, et être présent à ce que l’ont fait. Morale qui n’est pas sans rappeler celle provisoire de Descartes d’inspiration stoïcienne. Pourtant on se tromperait à la juger aisée car vivre sans envie ni convoitise (IX – 27) et pourtant et justement éprouver de la joie n’est-ce pas la voie la plus étroite ? « Sans désir », s’agit-il là d’une morale rigoriste voire inhumaine puisque l’homme semble naturellement préférer les passions à la vertu (IX – 18), frileuse aussi, de cette morale des faibles fustigée par Nietzsche qui incapables de vivre leurs désirs portent l’anathème sur ceux-ci? « Pire » encore Kong Tseu préconise de « servir avant de chercher à en recueillir les fruits » (XII – 20) de « combattre le mal chez soi plutôt que chez autrui ». Est-ce là une morale masochiste dont la généalogie nous révèlerait qu’elle relève d’une volonté de puissance exacerbée? Mais que veut dire le Maître si ce n’est que mon exemple doit permettre à autrui de comprendre où est la voie sans lui imposer l’impérieux « il faut » qu’il exècre? (IX – 4). Qu’induit-il si ce n’est que le service délivre de la servitude car le service est don, acte d’amour et liberté puisqu’il est voulu? Que signifie-t-il si ce n’est que l’autre importe plus que (le) « moi » (terme encore récusé par le maître) et qu’il faut tout autant éviter de perdre l’homme en lui refusant la parole que perdre celle-ci en la galvaudant? (XV – 8).

Du reste Kong Tseu refuse l’ascèse à laquelle il préfère l’étude (XV – 31) quoique le dépouillement soit une condition nécessaire à l ‘étude (VI – 11 ; XV – 32 ; XII 16/19). On relèvera même une hésitation chez Confucius et une certaine tentation à l’érémitisme. Parvenu au sommet de la montagne (VI – 23), il semblerait vouloir y demeurer plutôt que de descendre dans la caverne (IX – 24) bien que ce ne soit qu’avec autrui qu’il puisse se diriger sur la voie d l’humanité, qui est chemin d’humilité (VI -30 ; XVIII – 6, 7, 8 ; IV – 25 ; V – 26 ; XVII – 7). Ainsi comme le stipule Vandermeersch (in « Le Fait religieux » p. 509) « La morale n’est pas une collection de commandements mais la découverte du sens de l’être au plus profond de soi-même et en solidarité de proche en proche avec l’univers tout entier ». Aussi le devoir n’est –il pas, en l’occurrence, un monstre froid, mais la liberté que se donne l’individu de se  perfectionner, selon une exigence qui vient du plus profond de soi.

 Après ce vaste balayage des composantes de la vertu d’humanité tâchons de la caractériser plus essentiellement tout en gardant à l’esprit qu’il est difficile voire impossible d’en parler et qu’en tout état de cause la pratiquer est préférable. Le principe fondant le ren est un certain type de relation à autrui, relation asymétrique, avons-nous dit, qui s’exprime soit de façon négative « Ce que je ne voudrais pas que l’on me fit, je ne veux pas non plus l’infliger à autrui » (V – 12) ou de façon positive « La bonté c’est vouloir pour autrui que l’on voudrait pour soi-même se dresser et élever autrui, amener autrui là où l’on est parvenu… » (VI – 30). Tout l’ouvrage est ponctué par cette sentence comme si elle en constituait le fil conducteur (XII – 2 ; XII – 22 ; XV – 24). Un premier constat s’impose l’humanité n’est pas une vertu personnelle que l’individu cultiverait dans son quant-à-soi mais elle est de type relationnel, du reste la question de savoir si elle est innée ou acquise ne semble guère préoccuper Kong Tseu qui ne mentionne le problème qu’une fois (XIV – 6) et semble opter pour son caractère acquis même si au demeurant il affiche un optimisme ontologique. Mais sans la culture l’humaine bonté ne trouvera jamais à s’actualiser c’est pourquoi ce n’est qu’en société que l’humanité trouve le ferment de son développement.

On pourrait s’étonner que l’étalon de mesure de cette maxime, disons même de cet impératif catégorique à-priori, semble être l’individu lui-même car après tout ce que je voudrais qu’on me fit ou non ne convient pas nécessairement à autrui et accepter que l’homme soit la mesure de toute chose condamne au relativisme des désirs. La question se pose donc de savoir qui est ce « je », s’agit-il de l’individu, d’un homme de qualité, de Kong Tseu, d’un saint? On pourrait pencher pour cette dernière hypothèse d’autant que le texte qui le mentionne (VI – 30) est à l’hypothétique et emploie le pronom impersonnel « on » de sorte que l’être susceptible d’incarner ce précepte n’est pas de ce monde et n’est même pas identifiable. « Ce serait un saint » écrit le maître soulignant bien qu’il s’agit d’un devoir-être vers lequel tendre.

En XII – 22, il est précisé que le « Sens suprême d’humanité (c’est) : Aimer autrui ». Qu’est-ce-à-dire? S’agit-il d’exprimer son affection à l ‘autre par d’intempestifs « je t’aime »? Point du tout et Confucius de préciser « Promouvoir les justes pour les placer au-dessus des retors est un moyen pour rendre droits ces derniers ». Par conséquent « aimer autrui » c’est le rendre vertueux, en faire un homme debout en l’aidant à trouver la voie. Aussi la pédagogie n’est-elle jamais dissociée de la vertu d’humanité qui me rend responsable l’égard de mon frère. Ce faisant en l’accomplissant l’homme de qualité s’accomplit lui-même (XIV – 7) c’est pourquoi se détourner d’autrui c’est se condamner, on ne peut à la lecture du programme de Kong Tseu s’empêcher de penser à la païdeia élaborée par Platon dans le « Banquet ». Il y trace la voie (pédagogein) qui grâce à l’amour conduit progressivement autrui vers le Bien et lui permet à son tour de connaître la joie de la vertu c’est-à-dire la coïncidence équilibrée de soi à soi et de soi au monde. Ethique de l’action où le Maître par son exemple qui consiste en l‘amendement de ses fautes grâce à autrui (IV – 7 ; V – 27 ; VII – 22) se doit de tracer la voie (XV – 21) avec l’espoir que ses disciples parviennent à le dépasser selon la métaphore du tir à l‘arc.

Quant à la nature du ren, Kont Tseu nous apprend (VI – 23) sous une forme métaphysique qu’elle se complaît à la montagne, image du calme et de l’immobilité, tandis que l’intelligence préfère être au bord de l’eau, c’est-à-dire se livrer à l‘analyse de phénomènes changeants dont la compréhension lui donnera accès aux lois mêmes de l’univers ; qu’elle se plaît au calme et à la longévité, alors que l’intelligence trouve plus d’attrait au mouvement et au bonheur. Est-ce à dire qu’elles s’opposent? Non pas, au contraire et selon le paradigme du yin-yang, elles se complètent en s’opposant, de sorte qu’au sein même du mouvement se fait le calme et en celui-ci son contraire. C’est donc en termes de polarité que la vertu d’humanité invite à vivre le monde. Aussi l’équilibre est-il le point focal de sa tension, qu’illustre par exemple l’image du Ciel qui jamais ne change mais autour duquel tout s’ordonne. De même l’idéal du sage serait-il cette force calme et pourtant en tension mettant les êtres en mouvement par son non-agir même.

Pratiquement les effets de la vertu d’humanité se font sentir à tous les niveaux. Tout d’abord dans l’individu même qui peut parvenir à l’équilibre de ses affects en sachant, et le terme est central, aimer et haïr (IV – 3) car seul l’homme qui cultive la bonté possède le savoir qui le rend apte à aimer et haïr avec justice et justesse, c’est-à-dire non pas en fonction de ses sentiments, mais en fonction de l’être qu’il a face à lui. C’est pourquoi, contrairement à Lao Tseu, il ne répondra pas à l’injustice par la vertu, mais par la justice, car quelle réponse lui resterait-il devant la vertu (XIV -34)? En toutes circonstances il demeurera à sa place, dans ses attributions sans chercher par une ubris rédhibitoire à vouloir en sortir car c’est alors l’équilibre cosmique tout entier qu’il mettrait en danger. L’injustice consiste en effet à ne plus être dans la voie, c’est sans cesse osciller et désirer deux contraires à la fois (XII – 10).

Face à autrui il demeurera respectueux car « la pratique du ren c’est rétablir la courtoisie par la maîtrise de soi » (VIII – 2 ; XII – 1). Qu’est-ce que la courtoisie? C’est en premier lieu le signe de la capacité  à se contrôler en s’efforçant de ne rien dire ou faire, qui puisse froisser autrui, en le regardant et l’écoutant attentivement. Autrement dit en le traitant comme un hôte de marque, et Confucius d’ajouter (           XII – 2) « dirige les gens du peuple comme s’ils participaient à une cérémonie solennelle », précision qui nous indique la pratique essentielle de courtoisie à savoir le rite sur lequel nous reviendrons ;

Enfin la vertu d’humanité est la condition de possibilité du bien-vivre dans un pays, c’est-à-dire du bon gouvernement (IV – 1) puisque le Prince se doit d’incarner au plus haut point cette vertu dont à la limite la possession lui suffirait à diriger le pays et à inspirer la vertu à ses sujets.

Idéal du magnanime (XI – 6) qui n’est pas sans rappeler la figure du sage prônée par l’antiquité dont la vertu culmine dans l’ataraxie.

Cinq vertus cardinales constituent donc l’humanité : la déférence, la tolérance, la bonne foi, la diligence et la générosité.

 3 – La piété filiale (hiao ou Xino)

Piété filiale — Wikipédia

Nous n’avons pas fait mention jusqu’à présent de ce que le Hio King définit comme « une loi aussi importante et immuable pour la vie des peuples, que la régularité des mouvements des astres pour le firmament et la fertilité des campagnes pour la terre » (5).

Epine dorsale de la pensée chinoise, de l’ordre cosmique et de la vie sociale, la piété filiale est le paradigme de l’ordre puisqu’elle fonctionne à partir de l’obéissance qui fonde la hier-archie, c’est-à-dire l’ordre sacré. C’est pourquoi elle désigne la vertu de l’Empereur qui fait régner la concorde entre ses sujets puisqu’en respectant l’ordre du Ti’en il encourage ses sujets à en faire autant.

Source de toutes les vertus, de la discipline et de l’instruction la piété filiale joue à tous les niveaux.

C’est la déférence du Prince pour le Ti’en, du sujet pour le prince, du fils pour le père, du cadet pour l’aîné du disciple à l’égard du Maître, selon un enchaînement dont le sorite est l’expression littéraire.

Les préceptes à l’égard des parents ne manquent pas qui enjoignent l’obéissance (I – 2 ; IV – 5) le respect de leur vivant et après leur mort et ce en fonction des rites (I – 2 ; IV – 20 ; XVII – 15 ; IV – 18 ; XIII – 18) mais aussi et avant tout un amour inépuisable dont le respect est l’expression (II – 5, 6, 7, 8). Soulignons en particulier à ce sujet l’importance accordée aux signes (II – 8) qui donnent naissance à une véritable sémiologie dont on retrouve l’analogue dans l’art divinatoire.

A l’égard du disciple les préceptes ne manquent pas non plus puisque sa relation au Maître est d’ordre filial, c’est pourquoi il doit faire preuve de filiale déférence, respect pour les aînés, amour pour tous, se plaire en la compagnie des bons, pratiquer l’amour des études, traiter le peuple avec équité (VI – 22). Pour résumer on pourrait dire que la piété consiste à toujours considérer autrui comme une fin et non comme un moyen (II – 12).

 4 – Le rite (li)

Nous avons à plusieurs reprises mentionné le rite dont l’omniprésence faire dire à L. Vandermeersch (6) qu’il réalisait, et réalise encore, l’éducation permanente de tous en particulier du peuple qui n’a pas ou peu accès au savoir. Il crée le respect, la confiance, instaure l’ordre et la participation de tous aux mêmes actes qui prennent une valeur cérémonielle quasi religieuse, comme l’indique l’étymologie du terme, li désignant tout d’abord  le vin des libations, puis le formalisme des cérémonies religieuses en général. Il enseigne aussi la loi qui confère sécurité et liberté, puisque celle-ci consiste précisément à obéir à la loi que l’on s’est prescrite. Au plan psychoaffectif son respect confère la maîtrise de soi et joue le rôle de garde-fou contre les désirs désordonnés. Enfin il détermine, exprime et donne forme aux vertus d’humanité et de justice dans la vie pratique et sociale puisque sans lui il est impossible de connaître les relations existant entre parents, le rang social des individus et l’attitude à observer. Ajoutons qu’il comporte une dimension esthétique certaine comme en témoigne le théâtre chinois qui incarne « la plus précieuse dans l’usage des rites, l’aisance de l’harmonie » (I – 12).

On pourrait craindre que ce respect des rites ne tourne au formalisme et au conservatisme (IX – 3) mais il n’en est rien et Kong Tseu s’en défend. Ainsi est-ce la sincérité du sentiment qui est première (III – 4) pareille à la toile dont le fond préparé accueille la peinture (III – 8). Sans humanité, ni les rites, ni la  musique qui leur est étroitement associée, n’auraient de sens (III – 7).

Le livre X est tout entier consacré aux rites à observer en de multiples circonstances dans son village, au temple, à la cour, avec des hôtes de marque, et l’on remarquera que c’est l’attitude du Maître qui est donnée en exemple. Y sont mentionnés :

- son air grave, serain et gai, sa parole rare.

- son type d’habillement et le choix de couleurs selon les lieux.

- sa courtoisie et son respect à l’égard de tous, gens du peuple et messagers.

- les règles pour les offrandes.

- et les funérailles où l’on note l’humanité de Confucius et son sens du devoir.

Rite traditionnel chinois pour le passage à la majorité (2)

 C’est pourquoi on peut dire qu’il enseigne là les règles pratiques de la vie quotidienne, de l’administration, de la cour, de la vie publique, du culte d’Etat du Seigneur en-Haut, et du rituel du temple. A ce propos du reste il est opportun de définir la position de Confucius en matière de religion. Point ici de culte divin, tout au plus un culte des esprits, des morts, des Ancêtres (VIII – 18, 19, 20) au sujet du sacrifice desquels Confucius avoue son ignorance devant un mystère qui le dépasse (III – 11). A leur égard, comme à l’égard des dieux et des démons (VI – 22) il faut les « célébrer comme s’ils étaient présents » (III – 12).

Cette réserve de Confucius témoigne-t-elle de son scepticisme, ou bien de sa croyance en une immortalité incarnée par la pérennité de la famille plutôt qu’en celle de l’âme ? Ou bien ce silence témoigne-t-il justement de la présence d’une absence énigmatique? 

Nous ne nous aventurerons en tout cas pas à répondre.

Vandermeersch par contre dans un article des Recherches asiatiques (1991) déclare qu’il ne s’agit pas là d’une religion de la transcendance mais « de la société dans son existence au monde ». C’est pourquoi il considère que le ritualisme qui est l’essence du confucianisme, préservait néanmoins dans le culte cosmologico-rituel une sorte de sentiment religieux. Confucius n’aurait retenu des qualités du rite religieux que ses fonctions de structuration sociale au dépend de son efficacité sacramentelle. Ce faisant il aurait joué le rôle dévolu au droit en Occident puisque dans les deux cas il s’agit de rendre les relations sociales harmonieuses. Mais tandis que le juridisme transforme les relations déjà existantes en relations juridiques en leur imposant les normes du droit, le rituel impose à des rapports à priori les formes des rites. Les relations sociales deviennent ainsi des relations rituelles.

Dans un cas c’est la liberté qui fonde le juridisme puisque c’est à partir de l’engagement d’individu que le droit va opérer. Donc les droits subjectifs préexistent aux obligations et les fondent. Par contre le réalisme s’intéresse au  rapport abstraction faite de leur contenu. Il règle donc par des formes appropriées de simples formes de comportements.

Dans un cas la liberté a priori et inaliénable impose des droits, alors que dans l’autre ce sont les liens interpersonnels posés à priori qui imposent des devoirs rituels en vertu des cinq relations cardinales : Père/Fils ; Prince/Sujet ; Aîné/Cadet ; Epoux/Epouse ; Collègues/Amis.

Ainsi dans le cas du mariage on n’a pas affaire à la législation d’un consentement mais à la consécration d’une relation préexistante inscrite dans les lois cosmiques et attestée par la divination qui le rend irrévocable en scellant ainsi le lien du Ciel et de la Terre.

  III – LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE KONG TSEU

 1 – La société

La totalité du propos de Kong Tseu semble donc converger vers une harmonisation de l’homme avec l’homme et avec le ciel au point qu’il vaille mieux se désoler de méconnaître autrui, que d’être méconnu (I – 16). Du moins les choses devraient aller ainsi mais Confucius de déplorer l’état actuel du monde qu’il juge selon les critères de l’idéal éthique qu’il véhicule. Une sombre lamentation parcourt le Lunyu, Confucius constate la montée des sophistes, l’état d’esprit terre à terre de ses contemporains sacrifiant l’être à l’avoir, un manque de volonté endémique, une prévalence de la passion sur la raison et la vertu (XVIII – 4), la déconsidération d’autrui et une inconstance généralisée. C’est pourquoi il faut éviter, dit-il de se laisser prendre aux «rets du monde aujourd’hui » (VI – 16). Il faudrait même éviter le siècle et n’avoir pas à parler (XIV – 37). Il se plaint de la stérilité des conversations et des journées passées à étaler sa médiocrité (XV – 16, 17). A cela s’ajoute le fait qu’existent des illusionnistes professionnels, les sophistes qui pareils à des prestidigitateurs font passer le vide pour le plein et la misère, entendons morale, pour prospérité, grâce à la satisfaction des passions. Ils démultiplient les fausses dénominations, les mensonges, et ce faisant créent une inconstance qui est le principal obstacle à la vertu d’humanité (VII – 26 ; VIII – 5). Dès lors c’est au mal que le monde est voué, un mal défini comme un non-être. L’homme court ou plutôt erre de chimères en chimères. Aussi Kong Tseu avoue-t-il n’avoir jamais rencontré ni saint, ni noble, ni homme de bien, pas même quelqu’un de constant (VII – 26). Dès lors la question s’impose, que faire? D’autant que c’est la société qui est en danger et en particulier le peuple incapable de comprendre le pourquoi des choses (VIII – 9), mais susceptible cependant d’un perfectionnement limité à condition toutefois d’avoir pour exemple un prince vertueux.

 2 – L’art de diriger

Le principe de base d l’art de gouverner est de rectifier le peuple c’est-à-dire de lui permettre de vivre bien. « Diriger, c’est droiture », répondait Confucius à Sieur Ji Kang, ajoutant que « Si vous maintenez la barre droite qui oserait dévier? » (XII -17). Or ce qui est droit, c’est tout à la fois ce qui n’est pas tors et c’est ce qui incarne la loi et la justice, en l’occurrence par le truchement du rite. Donc maintenir la barre droite signifie indiquer la voie du milieu et permettre de s’y tenir. Telle est la responsabilité du prince dont l’attitude doit inspirer la vertu sans avoir besoin de moyens coercitifs, telle que la peine de mort (XII – 18/19).

Pareil au vent qui courbe l’herbe, le prince doit faire ployer le peuple sous la force légère de sa vertu. De fait si la coercition est inutile c’est parce que tout homme participe naturellement à la rectitude universelle, mais il en a perdu le souvenir et l’exemple du prince doit jouer un rôle d’anamnèse afin que dans l’idéal tout marche sans qu’il ait à commander (XIII – 6 ; XVII – 17). Aussi ses actions relèvent-elles de l’ordre de devoir (te) qui consiste à être le premier serviteur du peuple (XIII – 15) en :

-ne négligeant pas ses proches.

- ne provoquant pas le ressentiment de ses ministres.

- n’abandonnant pas ses vieux serviteurs.

- ne demandant pas tout à un seul homme (XVIII – 10).

 Ce qui signifie qu’il doit faire preuve de piété, de prudence, de loyauté et de respect, en un mot d’humanité.

Aussi les qualités morales requises sont-elles celles de l’homme de qualité, voire du saint. Il doit en effet gouverner grâce à sa force morale (II – 1), c’est-à-dire sa vertu, avec courtoisie et calme. Du reste il adopte un air grave, se comportant en fils pieux et en père aimant (II – 2, 19, 20). Il sait faire preuve de sûreté dans son jugement pour élever les bons et éduquer les compétents (XIII – 1, 2). Ses rapports avec le peuple sont le fruit d’un équilibre entre la simplicité et la respectabilité.

En bref les qualités qui en font un chef sont : l’efficacité, en instaurant l’ordre et le respect et la générosité ; la pénétration, qui préside à l’harmonisation des partis ; un tempérament artiste car aimer la musique est le signe par excellence de la sensibilité à l’harmonie qui régit le cosmos. Quant au défaut rédhibitoire, qui a du reste amené Confucius come Platon à abandonner le service d’un prince, voire à se retirer de la scène politique, il consiste à gouverner selon son bon plaisir (XIII – 15) c’est-à-dire à n’être jamais contredit dans ses désirs. Or ceci a pour conséquence de ne respecter ni autrui, ni ses devoirs, ni les critiques.

Autrement dit, en coupant toute relation il devient un danger absolu car il est hors la loi et hors la Voie. Au lieu de rassembler il sépare, au lieu d’être constant il s’éparpille, au lieu de planifier, il agit ponctuellement (XIII – 16/17)  et déstabilise ainsi une société dès lors vouée au désordre et à la violence.

 De quels moyens bénéficie-t-il pour bien gouverner?

 Tout d’abord et avant tout de sa vertu d’humanité lui permettant d’étendre au gouvernement la piété filiale et l’amour fraternel ; puis des ministres sages et compétents dont il aura su s’entourer (XIII – 1, 2) ; mais aussi du peuple lui-même en lui assurant son pain quotidien et en lui inspirant confiance (I – 5). Mais ces moyens, somme toute traditionnels, n’auraient pas d’efficacité s’ils ne s’accompagnaient de la nécessité comprise de garder son rôle et de n’en pas changer ce qui requiert comme condition de possibilité l’art de la nomenclature exacte ou dénominations. Celui-ci est en effet, le premier acte du gouverneur (XII – 3) puisqu’il enseigne que le souverain soit souverain, ni plus ni moins ; le sujet, sujet ; le père, père ; le fils, fils. Chacun a donc à se comporter selon sa place dans les différentes hiérarchies, pour être  ce qu’il a à être selon l’ordre voulu par le TIAN (XII). En effet le nom c’est l’être. Il indique le rôle, la nature, la fonction de l’individu dont tout l’être consiste dans ses obligations à l‘égard d’autrui qui en retour le respecte. Le nom comme tout acte de langage règle, dirige (XII – 10) indique le vrai, le faux, le bien, le mal, le juste et l’injuste. Sans cette règle impérative, le Peuple, dit le Maître, ne sait sur quel pied danser.

 Ceci établi le prince pourra réaliser ses objectifs à l’égard du peuple. A savoir, inspirer la confiance, assurer la subsistance et la défense (XIII – 9). Mais à tout prendre si un seul objectif était à choisir ce serait d’exalter la vertu en instaurant la confiance car sans celle-ci le peuple ne se laissera pas éduquer par l’exemple du prince. C’est pourquoi la dénomination qui dénote sa capacité à prendre de décisions fermes et cohérentes évitant l’incertitude et la confusion est primordiale. Cependant  on sera sensible au pragmatisme de Confucius car sans la paix, la sécurité, la satisfaction des besoins primaires nulle éducation n’est possible. La précarité ne fait pas bon ménage avec la vertu du moins chez les gens du peuple.

 Enfin pour s’aider dans sa tâche le prince prendra modèle sur le passé dont il extraira le meilleur (XV –II). Et l’on notera la curieuse façon, toujours discrète, suggestive et métaphorique dont Kong Tseu exalte les vertus du passé. De l’un, dit-il (XV – 11) on retiendra le calendrier, faisant ainsi référence au rituel effectué par le prince en chaque début d’année en vertu de la configuration stellaire ; de l’autre la voiture ; du troisième le bonnet ; du quatrième la musique, et l’on évitera les beaux parleurs. Signes d’une sagesse respectueuse qui propose mais n’impose pas. Du passé on retiendra aussi les cinq excellences : générosité, prudence, désir, respect, dignité, et les quatre détestations, tyrannies, violence, brigandage, mesquinerie bureaucratique, chacune étant soigneusement explicitée et exemplifiée par le Maître (XX -2). Inscrit dans ce passé historico-mythique où l’on s’adresse au prince comme à un dieu (XX – 2), il s’auréole de la dimension sacramentelle que lui confère son rôle de prêtre, de Fils du Ciel, d’intermédiaire entre le Ti’en et le peuple qu’il met en marche vers la Voie en procédant  à l’annonce du calendrier.

 IV – L’ANTHROPOLOGIE CONFUCEENNE

 1         -L’homme de qualité

Lanting Xu : La plus grande œuvre de calligraphie semi-cursive de l'histoire de la Chine

a)      sa nature

 Comme toute activité la culture doit être animée d’une intentionnalité qui lui confère un sens. De même que toute conscience est conscience « de », toute culture est culture « de ». Aussi l’homme de qualité est-il un homme d’action et de persévérance (II – 13 ; XI – 14 ; XIV – 27 ; IX – 24) pour qui voir ce qui est juste de faire sans agir est lâcheté.

Culture et nature doivent constituer un équilibre (VI – 18, 2) afin d’éviter les excès de la sauvagerie, définissant l’état de celui qui vit en deçà de la culture et se boutonne à gauche ! Et de la pédanterie laquelle caractérise les excès de sophistication d’une culture oublieuse de la simplicité naturelle. Point d’affectation mais un comportement courtois qui permet à l’homme de qualité de se maintenir sur la crête de la vertu.

Cependant il faut prendre garde au fait que si « la nature humaine nous rapproche, les us et coutumes nous éloignent les uns des autres » (XVII – 2). On peut penser que la culture est à manipuler avec circonspection car facteur d’humanité, elle peut l’être aussi  de dénaturation. C’est pourquoi l’homme de qualité doit rassembler sans discriminer, retenir les proches et attirer les lointains sans toutefois entrer dans cette familiarité qui aliène les autres à soi comme c’est le cas avec les gens du peuple et les femmes.

En tout point l’homme de qualité recherche et trace la voie qui est équilibre dynamique de forces polaires. Il ne se consacre ainsi qu’à ce qui est fondamental car la base une fois établie alors naît la Voie (I – 2). Son héroïsme est du reste tel qu’il est prêt à mourir pour réaliser sa vie (XV – 9). Et pourtant rien ne transparaît de cette passion qui l’anime, au contraire toute son énergie est employée à canaliser sa nature, à maintenir l’équilibre des forces polaires. Ainsi est-il réservé, ce qui lui évite d’être querelleur, ouvert, ce qui le protège du sectarisme (XV – 22 ; XIX -4). L’on sera sensible dans ce fragment au raisonnement par l’absurde qui y est esquissé, A = non B, qui si on le poursuit, or B dont non A, montre bien l’équilibre précaire de A si difficile à maintenir. Les dangers sont en effet là, multiples et coextensifs à la vie dans ce qu’elle a de plus biologique (XVI – 7) puisque la vivacité du sang, sa tension, ou son atténuation sont autant de facteurs somatiques agissant sur le psychisme. Devant chaque situation une stratégie appropriée et rodée par les exercices sera mise en place, de sorte qu’on peut penser que ce qui distingue l’homme de qualité c’est sa capacité à réagir devant les situations de la façon la plus libre et appropriée possible (XV – 2) en vertu de sa finalité humaniste. Ainsi face au danger il risquera sa vie car il est courageux,  face au gain il songera à la justice, car il est loyal, devant les sacrifices il ressentira un sentiment de révérence, puisqu’il est respectueux, enfin, lors de  funérailles il ressentira de l’affection car il aime ses frères (XIX – 1). De même face à chaque catégorie d’individu il sait quelle attitude adopter et quel sentiment manifester (XIX – 3). Enfin citions à nouveau l’exemple du livre XX – 2 pour souligner l’expression littéraire d’un équilibre paradoxal exprimé par la préposition « sans »  « L’homme de qualité est généreux sans dépenser (puisque) avantager les gens en les laissant agir à leur guise n’est-ce pas être généreux sans dépenser? ».

L’équilibre que l’homme de qualité cherche à obtenir demande qu’il puisse se déprendre de ses désirs qui l’attachent au monde. C’est pourquoi il ne cherche ni à s’adapter, ni à s’opposer à celui-ci (IV – 10) car il se rapporte à ce qui est juste, c’est-à-dire droit, c’est la voie du Milieu. Aussi est-il sans peur, ni tourment (XII – 4 ; XIV – 28).

Prudent, circonspect, observateur, il évite les regrets et les repentirs. Sa réserve le prémunit contre les regrettables excès et décisions intempestives (I – 14 ; II – 18). Mangeant à sa faim ajustant ses demandes à ses besoins primaires, diligent dans ses affaires, circonspect dans ses paroles, conseillé par des gens de bien et adonnés aux études, enfin ne sortant jamais de ses attributions (XIV -16), il met tout en œuvre pour se perfectionner sans hésiter à s’amender lorsqu’il est dans l’erreur (I – 7 ; IX -24, 25). Semblable au magnanime décrit par Aristote (Ethique à Nicomaque 1125 a 13-13) « sa démarche est lente, sa voix grave, sa parole posée… Car l’homme qui prend peu de choses au sérieux n’a rien qui le fasse hâter et celui qui n’estime rien comme grand n’est point prompt à s’exciter ». Sa quête est longue, difficile, progressive, il se sculpte comme un artiste sculpterait une statue (et l’on ne peut s’empêcher de songer à l’idéal du même ordre exprimé par Mishima) pour parvenir à ajuster son vouloir, son pouvoir et son devoir.

Exemple (VIII – 2) pour tous il insuffle le bien aux gens du peuple et ainsi ouvert à tous les hommes de bonne volonté il vise un « salut » universel qui requiert la libération de l’homme à l’égard des désirs égoïstes qui le séparent d’autrui et de lui-même. Certain que le monde constitue une totalité dont l’équilibre tient à son unité ordonnée, il ne saurait penser un salut qui ne soit point collectif. Aussi la différence des figures grecques du magnanime, l’homme de qualité n’a de raison d’être qu’en vertu de l’autre vers lequel il est tendu. Aussi ne trouverons-nous pas chez lui le mépris du monde et l’indifférence plus ou moins affichée à l’égard de l’autre que l’on rencontre dans l’antiquité.

 b)      Autrui, le monde 

 L’homme de qualité a des amis (I -1) car il est, comme tout homme sociable, c’est même ce qui lui permet d’être un homme de qualité, mais à condition de savoir les choisir (XVI – 4). Toutefois c’est à l’égard de tous qu’il adopte une attitude modeste en bannissant toute morgue ; qu’il inspire confiance par l’expression de son visage, et qu’il adopte un ton franc et élégant (VIII -4 ; XVI – 6). Affable et prévenant (XIII – 26, 27, 28) il se comporte en homme de cour, gentilhomme qui ne se pique de rien, mais plus encore en incarnation des vertus cardinales qui lui permettent précisément cette courtoisie raffinée. Mais ce serait en brosser un portrait fallacieux et superficiel que de le réduire à n’être qu’un cortegione car c’est avant tout un guide compétent, et efficace, qui ne se paye pas de beaux discours (V – 5) mais sait s’entourer de sages, évaluer les choses pour ce qu’elles sont (VIII – 5 ; VII – 26) et dénoncer les illusions. Enfin il fait preuve de la piété filiale requise et respecte le Ciel, les hommes éminents et les paroles du Saint (XVI – 5) en quoi il joue son rôle et demeure dans ses attributions sans chercher, comme sa magnanimité pourrait le faire craindre, à déroger à l’ordre du monde auquel il préfère bien plutôt soumettre ses désirs.

C’est pourquoi il est « citoyen du monde » et prône une universelle fraternité car « tous les hommes entre les quatre murs sont frères » (XII – 5). Sentence pour le moins inattendue dans le contexte où se situait Kong Tseu et partant révolutionnaire malgré son caractère somme toute évident si l’on admet une nature humaine égale.

 2 - L’homme de peu

Pourtant Confucius opère des distinctions entre les hommes selon une échelle des valeurs dont le critère est éthique.

Les auteurs divergent quant à savoir si Confucius distingue trois ou quatre catégories d’individus, nous en verrions personnellement quatre à savoir le saint qui est naturellement vertueux, l’homme de qualité, qui est aussi bien un disciple du Maître qu’un homme politique ou un noble, l’homme de peu, qui est l’antithèse du précédent et qui n’appartient pas à une classe sociale spécifique, son manque étant d’ordre éthique, les gens du peuple qui peuvent faire preuve d’une certaine vertu.

A propos de l’homme de peu, il est en tout point l’opposé de l’homme de qualité 5IV – 11). En effet il est terre à terre, recherche les faveurs plutôt que le respect de la loi, ne songe qu’à ses intérêts au détriment de la justice, est l’esclave de ses désirs qui ébranlent la fermeté de sa volonté. Aliéné à soi, il et forclos sur un égo qui obstrue toute ouverture sur autrui et tout respect (XVI – 8). A l’inverse l’homme de qualité est dévoué à la vertu, la loi, la justice, l’équité, et l’accomplissement de ce qui est beau en l’homme (XVII – 16). Outre disant, l’homme de peu croit en imposer par sa morgue (XIII – 26). En un mot il tend vers le bas (XIV – 23).

Devant ce portrait sans nuance on est étonné car Confucius nous a appris que l’homme est perfectible et bon par nature, serait-ce que la culture de soi manque  à l’homme de pu et que passé le temps de l’éducation les vices deviennent rédhibitoires?

 3 – L’homme du peuple

Japon - Okimono en ivoire représentant un cueilleur d’ananas, début du XXème siècle 2

Enfin l’homme du peuple tout comme du reste le saint est peu mentionné si ce n’est pour souligner ses capacités limitées. L’homme du peuple est capable de savoir-faire mineurs mais ne saurait assumer de grandes responsabilités (XV – 34). Pourtant le Maître conseille de faire appel à des hommes modestes et de n’ignorer ni leurs questions, ni leurs conseils. Le Lunyu est lui-même émaillé de nombreux adages et un assez long fragment donne la parole à des paysans (XVIII – 6) qui sont les porte-paroles des positions que lui-même désapprouve. A cette occasion Confucius exprime cette hésitation que nous avons cru discerner chez lui entre une existence politiquement engagée et l’érémitisme d’autant que l’un des protagonistes est un ermite.

Nous voudrions terminer notre étude par un examen de la figure de Confucius qui se dégage du Lunyu et qui est pour le moins contrastée puisque d’une part ses disciples et interlocuteurs le présentent comme l’incarnation du sage, tandis que lui-même se défend d’être ni un sage, ni un homme de qualité, pas même un homme constant. Celui qui a tant parlé de l’homme de qualité aurait-il été incapable de suivre son exemple? Faut-il y voir une fausse modestie? Cela signifie-t-il qu’on a affaire à un idéal inaccessible et que la quête est déjà le signe de la qualité? En tout cas Confucius n’apparaît pas comme un homme serein, calme, sans trouble, ni inquiétude.

 V – LA FIGURE DU SAGE : CONFUCIUS?

 1 – Le Pédagogue

Procédant de la façon que préconise Confucius, c’est-à-dire sans dénigrer ni louer, sans nous fier aux ouïe-dire (XV – 25, 26),  nous tenterons de suspendre notre jugement afin d’observer ses actions.

Que fit-il? Il enseigna et, précise-t-il, sans se lasser, il apprit aussi, sans se décourager et il accumula des connaissances silencieusement (VII – 2). Par conséquent il fut d’abord et avant tout un home d’études, nous ne dirons pas un savant, car lui-même s’en défend (IX – 8) et un pédagogue soucieux d’enseigner à tous (ce qui est à noter sans exclure ni rien ni personne (IX – 14 ; VII – 7 ; XV – 39 ; XVIII -8), à condition toutefois que son élève en prenne l’initiative et lui offre le cadeau rituel. Or ceci confère à l’étude à la fois une dimension ontologique puisqu’elle instaure un initium qui est commencement de l’être, et sacrée comme l’indique le rite d’entrée. En outre, l’élève doit être, à l’instar de son Maître, enthousiaste et passionné (VII – 8). Bien sûr le rôle de Kong Tseu ne se borne pas à celui du pédagogue tel qu’on l’entend de nos jours, car il est celui qui ouvre la Voie. Il est celui qui met en marche  en enseignant la culture, qui discipline par les rites, qui suscite le désir mais laisse à chacun la tâche de gravir la montagne aux pieds de laquelle il l’a mené (IX -11°. Il donne tout à ses disciples et sans compter (VII -24) car il n’a pas pour objectif d’accumuler un avoir qu’il se réserverait mais d’être un accoucheur d’âmes aidant les êtres à s’amender (XI – 23) comme lui-même doit sans cesse le faire. Mais encore faut-il qu’on le lui demande et là il laisse transparaître son désarroi devant la difficulté de susciter l’interrogation, la demande d’aide, le doute, ce que la formule « Avec qui ne se demande comment faire, comment faire, je ne sais vraiment pas comment faire » (XV -16) met fort bien en valeur.

a)      Qu’enseigner ?

L'art d'enseigner dans l'ancienne Chine (2ème partie) | culture chinoise traditionnelle | éducation | Epoch Times

Qu’a-t-il à leur enseigner, pas seulement à eux du reste, mais au prince qui lui demande comment gouverner?

Du contenu il ne nous dit pas grand-chose, cependant lorsqu’il répète qu’il n’est pas un créateur mais un intermédiaire (VII – 1, 20, 28) (ce qui n’est pas rien répétons-le, lorsqu’on songe à la fonction des intermédiaires dans les cérémonies jouant le rôle d’intercesseurs enrte le Ciel et la Terre). Il se présente comme le mémorial des sagesses passées transmises par les livres que nous avons déjà mentionnés et à l’étude desquels il dit avoir passé sa vie et à laquelle il incite son fils (XVIII -8 ; XVI -13). Ce dépôt le rend, dit-il invincible (IX – 5) car c’est le ciel même qui le protège et s’il ne prend exemple sur la geste mythique  des Rois, alors « Il n’entrera pas dans la chambre » (XI-19 ; XII-22)

L’essentiel de son enseignement tient donc dans les six arts hérités du passé : les rites ; la musique dont elle souligne que d’elle vient l’accomplissement et que celui qui la comprend perce les secrets de la morale (VII-14 ; VIII-8) ; le tir à l’arc, la conduite des chars (mais sans but lucratif. Voir le désaveu d’une telle finalité (XI-2)) ; l’écriture, le calcul (VII-6).

Mais ce n’est pas seulement un contenu qu’il importe d’enseigner, mais c’est avant tout un comportement humaniste et une façon de penser par l’exemple même qu’en donne le Maître.

Son attitude sera en effet pétrie de respect (VII-3,10) à l’égard de tous, de pondération dans la satisfaction des besoins et de respect de la nature (VII-27), c’est pourquoi il optera pour une vie simple et dépouillée où l’eau et la nourriture grossière suffisent comme le prouve son disciple favori (VII-16,19). Tendre sa volonté vers la Voie, connaitre la puissance de la vertu et l’humaine bonté voilà ce qu’enseigne le Maitre.

 b)      Un rationalisme pratique

Cependant Confucius a aussi enseigné une façon de penser liée à cet art de vivre laquelle apparait comme un rationalisme pratique. Rationaliste il l’est, lorsqu’il refuse violence, désordres et génies, préférant là-dessus se taire et demeurer dans les limites de la vie hic et nunc en l’informant grâce aux rites, selon les exigences et les principes de l’ordre cosmique rationnel (VII-21).

A ce propos le fragment VII-35 ne va pas sans poser de problème puisque à la demande de Zilbu de réciter des prières pour sa guérison, Confucius répond qu’il y a fort longtemps qu’il conjure les divinités célestes et chthoniennes. Aveu d’incroyance, ou au contraire d’une habitude de la prière telle que cette invocation est inutile ? Rationalité aussi dans sa façon analytique et discursive d’aborder les questions et de donner des conseils. Or cette rationalité parce qu’elle est tournée vers la vie de l’homme en société s’assortie d’une méthode expérimentale (XV-25) qui sert une pratique omniprésente comme si Confucius bien que persuadé de la relation du ciel et de la terre concentrait sa pensée sur le vécu humain ici bas, seul du reste accessible à sa raison d’homme, afin de répondre à la question : que dois-je faire ? Cette philosophie pratique s’assorti aussi de conseils technico-pratiques touchant à la prudence (VII-11 ; XIV-26 ,28), l’efficacité, la courtoisie (VII-15), la diplomatie et l’adaptation aux situations comme en fait preuve le Maitre lui-même qui prône deux définitions de l’homme accompli selon qu’on considère le passé ou le présent (XIV-12)

2 – L’homme politique

Fut-il un homme politique? Oui dans la mesure où il en eut les responsabilités, mais pareil à Platon il se découragea et s’il fut parfois conseiller des princes il garda souvent et longtemps le silence attentant qu’on vint le solliciter (IX – 13). Cependant c’est bien une préoccupation du politique qui est à l’origine de son œuvre et de son enseignement puisque son but en tout cas pour ici- bas, était de contribuer à l’élaboration d ‘une société saine et vertueuse conduite par un prince, réellement Fils du Ciel et donc assumant sa tâche éthique.

 3 – L’homme dans le monde

Mais ce portrait serait bien incomplet et surtout formel s’il ne s’attachait à la dimension existentielle du personnage. Confucius admire, Confucius aime, Confucius souffre, Confucius se désole. C’est surtout à propos de son disciple favori Yun Hui que le maître exprime ses sentiments les plus profonds d’admiration et d’amour au sujet de sa fidélité, de sa vertu, de son ascèse. Que de fois ne pleure-t-il sa mort à propos de laquelle lui est peut être venue cette réflexion « Qui n’a jamais encore été au bout de lui-même ne s’y trouvera-t-il pas à l’enterrement de ses proches le splus chers » (XIX – 17). Et l’on se plaît à penser qu’il aurait fait sien ce poème de Li Ling 

  Adieu à Sou Wou 

« Il faut pour toujours ici nous quitter

Du moins demeure encore un court instant

Puissè-je au vent du matin m’envoler !... »

 Ou bien celui de Sou Wou

«Je t’invite à chanter pour l’ami qui s’en va :

Au chant d’un ruisseau quel chagrin soudain se mêle?

Vifs et purs raisonnent les bambous et les cordes

Sous les rythmes virils, la tristesse y domine » (7)

 Cependant le plus souvent Confucius se désole de l’inconstance de ses disciples qui dorment en plein jour, préfèrent la passion à la vertu, manquent de courtoisie, ou dérogent aux rites, ou bien encore ne le comprennent pas, rapportent mal ses propos et sont incapables de la vertu d ‘humanité. Du reste c’est à l’égard du monde en général qu’il est parfois découragé au point, nous semble-t-il, de douter de son action. Après tout les choses ne suivent-elles pas leurs cours quoiqu’il arrive, pareilles aux saisons qui se succèdent sans que le Ciel ne parle. C’est pourquoi le Maître aimerait ne plus parler (XVII – 17). Faut-il y voir un aveu de découragement, ou bien le souhait d’être, pareil au saint, capable d’insuffler la vertu par son seul être là. Le Maître veut-il dire que connaissances et actions sont silencieuses et qu’il est vain de se livrer à des disputes doctrinales. « Pourquoi le monde se fait-il du souci, demande Hi Tseu. Tous les chemins mènent au même endroit. Toutes les pensées vont au même but. Pourquoi le monde se fait-il du souci? ».

S’agit-il là encore d’une aspiration à la vie contemplative dont on a dit qu’elle avait tenté le Maître? Mais conscient de son devoir il y a renoncé car lorsque le monde est en mauvaise voie il faut  s’engager afin de ne pas « porter atteinte à cette relation fondamentale dans le désir de vivre dans la pureté » (XVIII – 5).

Mais c’est surtout à son propos que le Maître se désole. Après tout accumuler des connaissances, apprendre, enseigner, « qu’est-ce pour moi »? demande-t-il (VII – 2). Doute-t-il alors de la finalité de sa quête? Est-il déçu par un certain échec de son action politique? Voit-il la vanité de toute connaissance dans laquelle justement la vertu ne réside peut-être pas? Ce « pour moi » est-il à comprendre par opposition à un « pour autrui » que satisferait l’enseignement du Maître alors que lui-même le considère comme vain?  En effet quelle valeur lui accorder alors que son auteur se déclare incapable de voir ses propres fautes et d’y remédier? (V – 27).

Pire encore il se considère comme inférieur aux plus humbles, il n’est ni assez fiable, ni assez loyal, quoiqu’il aime l’étude (V – 28) et tire sa force du Ti’en (VII – 23). Cependant il ne s’est encore jamais comporté en homme de qualité qui en effet ne connaît ni inquiétude, ni doute, ni peur (XIV – 28). Aussi est-il taraudé par le remord et tourmenté à l’idée des vertus qu’il ne cultive guère ou des études qu’il ne professe pas comme s’il s’agissait d’injustices qu’il ne combattrait pas (VII – 3).

 Alors Kong Tseu, un saint, un sage, un homme de qualité? De son propre aveu non « S’il s’agit de la sainteté et du sens suprême d’humanité comment oserai-je y prétendre? » Nous récrierons-nous? Non, car nous préférons au discours apologétique, le respect de la parole de celui qui résume ainsi la vie :

« Qu’ai-je fait de bien extraordinaire? Servir mon prince et ses ministres au dehors, chez moi mon père et mes aînés, ne pas oser faire moins que mon possible aux funérailles et ne pas me laisser mettre à mal par le vin » (IX – 16).Ce qui dit assez son respect des autres et de lui-même.

En définitive Kong Tseu fut un « homme du commun à l’ouvrage ».

 

« Hélas, personne ne me connaît.

Je ne murmure pas contre le Ciel,

Je ne reproche rien aux hommes.

J’ai cherché ici-bas et

Suis en communication avec là-haut.

Quelqu’un me connaît : c’est le Ciel. »

                                                               Kong Tseu (Lunyu)

 

« La bonté c’est vouloir pour autrui

Ce que l’on voudrait pour soi-même ».

                                                               Kong Tseu (Lunyu)

 Encore quelques mots

Les disciples de Confucius l'interrogent concernant la Bienveillance | culture chinoise traditionnelle | Epoch Times

 

1. Synthèse

Dirons-nous de Confucius qu’il fut un métaphysicien? Sans doute mais pas au sens grec du terme. Parlera-t-on de son « système philosophique »? Point non plus, si c’est au sens dont on parle de ceux de Kant ou de Hegel. Mais il n’en demeure pas moins que de façon diffuse et selon un système de correspondances, ténues mais bien réelles, nous y avons découvert les linéaments d’une métaphysique établissant l’active participation du Ciel à la réalité toute entière, l’unicité d’un univers en équilibre, la Voie inscrite au cœur de tout être ; les éléments d’une logique et d’un épistémologie ; un enseignement éthique privilégiant les relations humaines et les devoirs afférents ; les composantes d’une politique fondée sur une axiologie ; une pédagogie considérant l’instruction comme la clef de la modernisation de la société et de l’éducation de l’homme de qualité ; les bases d’une culture ayant pour objectif de faire de l’homme un être dressé en lui inculquant dignité humaine, respect, loyauté, amitié grâce à la fois à la maîtrise de soi, à l’introspection, aux échanges sociaux et à une appréhension rationnelle du monde. Peut-être pensera-t-on que cette approche est exclusive d’une spiritualité soucieuse de la préoccupation de l’Ultime, ce serait une erreur car Kong Tseu, bien qu’il ne distingue pas politique, morale et religion dans la pratique du prince, a bien su théoriquement distinguer une spiritualité afférente aux rites culturels et une pratique propre à la sphère sociale et fondée sur l’éthique. En cela on peut dire  qu’il fut un métaphysicien des mœurs. Le rite jouant un rôle de la loi morale il est la condition de possibilité de la liberté puisqu’en agissant conformément  à celui-ci l’individu qui n’est animé par aucun intérêt personnel, aucun désir, mais par le seul devoir se montre capable d’un acte désintéressé lequel est le signe par excellence de sa liberté. Ce serait par conséquent commettre un grave contresens que de considérer le rite comme une contrainte alors qu’il est un devoir. Pareille à une catégorie pure et a priori c’est le rite qui rend l’expérience, en l’occurrence sociale, possible et non pas celle-ci qui détermine celui là lequel serait alors voué à l’inconstance et à la variabilité dont justement Confucius le prémunit grâce aux dénominations.

 2. Le renouveau du confucianisme en Chine

Ce caractère structurel du rite, de ses composantes et de ses conséquences théoriques et sociales explique-t-il le renouveau du « confucianisme » en Chine? En tout cas on peut penser que le choc du monde occidental l’a amené à repenser son identité originée dans son passé et en particulier chez Kong Tseu, afin de pouvoir établir un dialogue à parité avec l’occident. Sans cela soit nous assisterons à un repli frileux du pays sur soi, hanté par la peur de ne pouvoir appréhender un mode de penser qui risquerait de le phagocyter, soit nous serons face à une explosion de violence pour répliquer à ce que l’étrangeté de l’Occident présenterait d’agressif, soit chacun observera une réserve qui préviendra tout échange fructueux, car l’Occident de son côté développe aussi une méfiance similaire devant cette Chine qui devrait faire trembler le monde. Reste à savoir, d’une part si les fondements essentiels de la Chine lui permettront de répondre aux exigences de la société moderne, ou bien s’ils ne l’enfermeront pas dans une nostalgie du passé, ou encore, on l’a récemment, vu avec le communisme, en feront la proie d’une idéologie manipulatrice de ses anciennes valeurs. A ce propos il est intéressant de noter certaines analogies existant entre confucianisme et communisme.

 Un texte contemporain montre la persistance en Chine de certaines pratiques et de certains comportements beaucoup plus anciens qu’on aurait pu croire disparus. L’examen de conscience dont on sait l’importance qu’il a eu dans la tradition néo-confucéenne s’accompagnait sous les Ming et les Qing de l’usager de noter jour après jour ses fautes et d’en faire le bilan à intervalles réguliers. Un roman récent révèle qu’il n’est presque aucun détail dans le comportement d’un bon communiste qui ne rappelle très exactement celui du bon néo-confucéen :

« Since senior high scholl, when he’d first become a commited commmunist and had come to believe that dialectical materialism was the only correct way to undersantd the world, he’d embarked upon a daily examination of his own faults, relentlessly castigating in his diary every one of his words and actions that was not for the  good of the people ; he wrote a short summary every week, a longer one every month, and a comprehensive  summary every year. He rigorously cultivated in himself many virtues – frugality, diligence, breath of knowledge, self-discipline, lenience towoards others, a resolute stand againste misguided words ans deeds, and any ability to get alone with people. Whenever he thoutht someting to be right,he would stick to it with perseverance – he always had an accurate yard-stick by which to measure right ans wrong : dialectical materialism and the good of the people » (Yu Luojin, A Chines Wintertale, Renditions Paperbacks, Hong Kong, 1986, p. 20).

 On voit dans un tel texte à quel point la pensée est réduite à ce formalisme stérile que Kong Tseu a su éviter en ne distinguant pas les pratiques rituelles de leur finalité éthique et de leur origine cosmologico-spirituelle.

 Les avis sont du reste partagés en Chine car tandis que Zhan Jung-Li chef de file des « Nouveaux confucianistes » soutient que « La naissance de la philosophie confucianiste est un processus indispensable à la moderniation », Geng Yun Zhi est d’un avis sinon contraire, du moins critique, arguant que les quatre enseignements hérités de Confucius, savoir une politique fondée sur des principes moraux ; une étique privilégiant les relations familiales, ; une « cultivation de soi » formant un esprit solide et un intellectualisme promouvant connaissance et pédagogie, peuvent présenter des conséquences problématiques. En effet le premier enseignement mène, selon lui, à former un monarque absolu, voire un despote ; le second à soutenir l’ordre hiérarchique en place puisque la même obéissance est due au prince come au père, en vertu de la sacralité de la cellule familiale dont l’état est analogue. Ce faisant les droits comme de l’individu en tant que citoyen jouant un rôle hors de chez lui, à savoir dans la société, ne sont pas même évoqués chez Confucius, alors qu’ils sont prioritaires dans le monde moderne. Ce qui explique sans doute qu’il n’y ait pas de termes en chinois équivalent à « droits de l’homme ».

 Le troisième enseignement a pour conséquence, cette fois-ci positive, d’inculquer à l ‘individu un idéal de dignité, une habitude de l’introspection lui permettant de distinguer entre vrais et faux besoins pour se mettre à l’abri de ceux-ci, mais avec le risque de se détourner de l’engagement social au profit de la seule méditaion.

 Enfin le mode d’éducation et l’exercice des connaissances sont sans doute, selon l’auteur, le plus appréciable de l’enseignement de Kong Tseu car il prônait de « questionner sur tout ce qu’on ne sait pas, de ne pas dédaigner d’interroger plus jeune que soi » afin d’éviter tout subjectivisme dogmatique, et de généreusement offrir tout ce qu’il savait afin d’actualiser les potentialités de chacun. De la sorte il ouvrait la voie de la modernisation grâce à la pédagogie.

Qu’en retenir? Tout d’abord la nécessité de ne pas distinguer morale et politique afin d’éviter que celle-ci ne devienne une technocratie, ce qui suppose que les hommes politiques procèdent à leur examen de conscience pour se donner en exemple ; éviter querelles, sectarismes et intolérance ; puis la formation de l’esprit grâce à la culture, celle-ci devant être ouverte sur le monde car à l’homme de qualité rien de ce qui est humain n’est étranger ; enfin un pédagogie conçue sur le mode de la quête commune du bien-vivre ensemble, et ouverte à tous.

 Nous voudrions pour notre part souligner un dernier point à savoir la nécessité pour l’Occident de procéder à une analyse de son identité, de ses choix, de ses valeurs et projets qu’on a trop souvent le tort de considérer comme des absolus. Or un dialogue ne sera jamais possible si on ne procède de part et d’autre à cet examen qui permettrait de comprendre pourquoi l‘autre agit ainsi, comme il convient de réagir, quelles transformations je puis être invité à faire. Ainsi l’Occident cesserait-il peut-être de se faire le champion d’un humanisme qui ne l’a jusqu’à présent rendu citoyen du monde qu’à condition que le monde lui soit soumis.

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ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

 

 

1) Vandermeersch – Le Confucianisme in le Fait religieux sous la direction de Delumeau – Fayard – 1993

(2) Pham Van Tien – La pensée confucéenne et platonicienne sur la politique p. 10 – Thèse Zurich – 1974

(3) Vandermeersch – Le nouveau confucianisme  in le Débat – Sept/Oct 1991

(4) Pour un exposé plus détaillé des principaux concepts utilisés ou élaborés par Kong Tseu nous renvoyons au glossaire in fine.

(5) Sou Youn – Op. Cité  p. 72

(6) Vandermeersch – Le fait religieux – p. 584

(7) Anthologie de la poésie chinoise – p. 82/85 – NRF – 1962

 

 

GLOSSAIRE

 

CHENG (ou xin) (sincérité, véracité, perfection)

Paroles qui inspirent confiance, dignes de foi. Sincérité qui désigne l’adéquation des sentiments aux paroles et de celles-ci aux actes. Indissociable de la bonté innée, il est une étape dans la réalisation de soi.

« Seul celui qui parvient à l’extrême vérité accomplit sa nature. En accomplissant sa nature d’homme, il accomplit celle des êtres… et contribue à la transformation de l’univers (Zhongyong) ».

La sincérité accomplit la réalité du monde.

 

Confucianisme

Correspond à « La culture des lettres » qui se caractérise par la place accordée aux li (rites) à la morale humaniste : ren, et au sens du devoir : yi.

 

Dao ou Tao (voie)

1. marcher, tracer un chemin, dire, renseigner, doctrine, méthode, diriger, expliquer

2. valeur éthique : voie de la vertu, principe de sagesse

3. valeur métaphysique : raison d’être « Un yin, un yang c’est là le Dao »

D’où deux aspects : l’un actif, lumineux, chaud, l’autre passif, obscur, froid, l’univers étant fait de l’alternance de ces aspects.

Le Dao est le recteur de l’univers concret. Le ciel, la Terre et l’homme sont les trois composantes de l’univers et il est nécessaire que l’harmonie règne entre elles.

Le Dao de l’homme (responsable de l’ordre du monde par le truchement du roi) est un idéal moral tel que « qui en a entendu parler le matin peut mourir tranquille le soir » (Lunyu).

Le Dao consiste à se conformer à sa propre nature qui lui vient du Ciel, et ce grâce à l’éducation qui permettra d’accéder à cet état d’équilibre parfait.

Le Dao céleste qui est à l’origine de toute vie reste cependant sans agir (cf. Le premier moteur immobile d’Aristote Métaphysique ∆. Cette notion est le modèle du Dao de l’Homme de qualité et du Roi. Confucius y fait référence lorsqu’il aspire à ne plus parler sans cesser d’exercer une action comme le Ciel dont la métaphore revient souvent (cf. L’astre immobile autour duquel tournent les planètes). Mais chez Confucius le Dao demeure une morale active.

 

De (Vertu)

1. Proche du sens de « pouvoir » car signifie une vertu efficace. Force intérieure spécifique.

2. Bonté, générosité. S’acquiert par la pratique des vertus morales.

 

Jiao (enseigner-éducation)

« Ce dont le haut fait montre, le bas l’imite ». Le souci de transmission du savoir de génération en génération est fondamental chez Kong Tseu. Tâche mais avant tout devoir afin de faire de chacun un être accompli y compris des gens du peuple et des femmes, même si cela est plus difficile. Ainsi les bienfaits de la culture et de la civilisation sont-ils transmis et accrus.

Enfin le terme signifie « la vertu sociale » puisqu’il pourvoit à l’acquisition des savoirs nécessaires (rites) pour tenir harmonieusement sa place dans les cinq relations sociales. Même bonne la nature humaine a besoin d’être guidée, éduquée.

 

Jig (révérence-respect)

Une des principales vertus de l’honnête homme. Il distingue l’homme de l’animal. Lié aux rites et aux convenances, il exprime le respect dû et perçu.

« Faire preuve d’une attitude respectueuse voilà le rite (Daxue) ». Indépendante des situations elle est le fondement moral du rite.

 

Li (rite, respect des rites)

Le confucianisme développa les rites, par ailleurs dévitalisés de leur transcendance et de leur  fonction culturelle, comme moyen d’exprimer et renforcer les rapports sociaux établis. Les rites devinrent des matrices de la moralité, à condition toutefois que s’y ajoutât une adhésion du cœur, comme Confucius le souligne à maintes reprises.

A contrario il ne peut y avoir de véritables vertus sans rites (cf. ch. 8 des Entretiens que le traducteur rend par « courtoisie »).

Ainsi la formalisation des comportements par les rites, les disciplines dans le sens de l’harmonie.

Au plan cosmologique « les rites nécessairement prennent leur principe dans le Ciel, fonctionnent comme la Terre, s’ordonnent selon les festivités de l’année, suivent les saisons et se diversifient selon les activités humaines » (Liji ch. 9).

Analogues aux lois d’un code juridique, les rites règlent les rapports sociaux et font l’objet de codifications. Sont ainsi codifiées les grandes cérémonies, les règles de fonctionnement social (calendrier, administration, loi pénale).

De la sorte échappant à la dictature du légalisme grâce aux rites, les Chinois étaient amenés à la vertu, par le respect des rites.

 

Ming (nom)

Nom donné par le père à la naissance et demeurant secret. Signifie aussi « ordre, mandat, vie, loi ontologique ». « Quand un nom est donné entendu une réalité est explicitée » (Xun zi).

Ainsi nommer est-il un moyen de gouverner selon Confucius et de faire régner l’ordre. « Que le prince soit prince », signifie que dénomination et réalité doivent coïncider pour que le mot fasse sens, autrement on n’a affaire qu’à un concept vide.

L’art de nommer fait le bon Prince qui tisse le réseau social en mettant chacun à sa place, et en châtiant ou récompensant justement. En même temps, bien nommer est le premier principe d’un gouvernement en accord avec l’ordre cosmique. C’est pourquoi « ming » a aussi le sens de décret céleste. Se conformer à son nom c’est se conformer à son lot social.

 

Ming (destin, mandat)

Tout être reçoit à sa naissance un lot de vie fixé par le Ciel, lequel est inscrit dans son corps.

Analogiquement le Fils du Ciel reçoit, à tire de destin personnel, l’investiture céleste, le Tian Ming qui est ponctuel, renouvelable et de plus ou oins longue durée.

C’est ainsi que Confucius (ent. Ch. 2) peut dire qu’à 50 ans il connaissait le destin du Ciel.

 

Ren (humanité)

Concept le plus important de confucianisme. Etymologiquement composé du radical de l’«homme » et du chiffre « deux ». On le rencontre 105 fois dans le Lounyo. Vertu qui consiste à toujours traiter l’autre avec respect, loyauté, affection en termes kantiens comme une « fin » et non comme un « moyen »).

D’où le caractère social de l’humanisme chinois qui ne se confond ni avec l’humanisme occidental, ni avec l’esprit de charité qui voit en l’autre un frère en Jésus Christ, ni avec l’altruisme qui répand sa bienveillance sur une humanité anonyme. Là au contraire chacun est considéré selon sa nature, sa fonction et la situation, en toute loyauté et avec respect.

La vertu d’humanité consiste donc à ajuster sa conduite à la particularité de chaque situation sur un plan social, moral et cosmique, ce qui met en jeu tous les concepts du confucianisme (dao-respect-loyauté-rite-savoir-vertu).

 

Ren (l’homme)

L’homme est par excellence le « junzi » seigneur, opposé à l’homme de peu « xioaren ». C’est le sage, l’homme de qualité. Sa vie est exemplaire, policée par la culture des rites et la musique.

 

 

 

Tian (Ciel, nature)

Désigne à l’origine le souverain d’en haut, puis l’être suprême auquel on consacrait le grand sacrifice. Ensuite la voûte céleste devint porteuse de signes organisant l’ordre du monde au naturel et humain.

Enfin, le tian désigna la transcendance d’une norme de caractère éthique. C’est ce sens que lui confère Kong Tseu.

 

Tong (égalité, harmonie, concorde)

Signifie « ensemble, rassembler, harmonie ». L’harmonie est féconde tandis que la similitude est stérile. L’harmonie est l’expression de l’équilibre de composantes diverses.

« Tong » est aussi proche de  « communication, circulation, universalité ».

Deux types d’harmonie coexistent, soit par la fusion, l’égalité, soit par un ordre qui donne à chacun sa juste place et son juste nom.

 

Wuwei (non-réagir)

Confucius propose Shun en exemple, disant qu’il gouverne wuwci. Pour l’homme il s’agit de la non ingérence ou non interférence, de l’absence de passion, d’un décentrement par rapport à l’égo. Mais pour Confucius le wuwci ne joue en principe pas au plan personnel où sont privilégiés la force morale, l’effort personnel.

 

Xi (exercice, s’exercer, mœurs, coutumes, habitudes)

Terme important pour Confucius « Etudier et mettre en pratique continument je ne sais pas plus grand bonheur ». Grâce aux arts nobles l’homme acquiert l’aisance nécessaire  à l’accomplissent des rites pour s’accorder à la spontanéité du cosmos.

 

Xino (piété filiale)

Axe de la société traditionnelle chinoise. « L’Education de l’homme accompli se fait au moyen de la piété filiale ». Sentiment naturel au cœur de l’homme s’exprime par l’obéissance absolue au père et au Prince. Elle relie la famille à l’ensemble du corps social, et a pour contrepartie l’assistance des ainés aux cadets.

 

Xing (nature, nature humaine innée)

Caractère fondamental d’un être ou d’une chose. Equivaut souvent à Tian et Ming. « La voie du Ciel opère des changements et transformations : toute chose se voit correctement pourvue de sa nature et de son destin ». Synonyme de spontané, est le fond vrai de l’homme, cependant elle doit être organisée et parachevée par la culture et les rites.

Les passions (ging) pervertissent la nature, car elles sont partiales agitées, intéresses et personnelles (contraire de wuwci).

Enfin, en sondant le principe et en allant au fond de sa nature on peut parvenir au ming (cf. Confucius à 50 ans. Ent. II – 4).

 

Xue (étude, étudier)

Enseigne ce qui nécessaire à la compréhension de ce que doivent être les relations sociales, les rites, l’équité. Elle forme l’homme accompli, grâce à la connaissance de livres canoniques. Mais ceci est insuffisant s’il n’y a pas écoute de la vie parmi ses semblables. L’étude n’est donc pas une fin en soi sa finalité est de préparer à la vie familiale sociale et politique.

Complément de la nature humaine, l’étude développe ce qu’elle possède en puissance.

 

Yi (devoir)

Désigne aussi la vertu de celui qui agit comme il se doit, c’est-à-dire conformément aux rites. On observe un glissement de sens du mot vers l’« emploi correct des termes », celui-ci relevant d’une obligation morale comme l’indique Confucius avec la doctrine de la « dénomination ».

Le devoir n’est pas imposé au sujet mais découvert par celui-ci comme ce qui est dans le droit fil de sa nature. Par conséquent agir par devoir n’est pas obéir à un commandement, mais se rectifier par l’approfondissement de la connaissance de la nature grâce aux rites établis en conformité avec la nature de tous les êtres.

Le devoir s’oppose à l‘intérêt qui, au service des passions détourne l’homme de sa nature vraie, dont seuls les rites indiquent la voie.

 

Yi (changement, simple, ne pas changer)

Yi = bian, changement. Comme le dit Confucius « Tout passe comme cette eau, rien ne s’arrête ni jour, ni nuit »,  mais tandis que les Grecs déplorent ce devenir, les Chinois y voient la garantie de la durée. C’est ainsi qu’en se succédant les quatre saisons assurent le perpétuel accomplissement de l’Univers.

Ce mouvement joue à tous les niveaux de l’univers cosmique, social, cognitif et Confucius l’exprime par un traitement dialectique des notions. C’est pourquoi « Un Yin, un Yang, c’est le Dao ».

Yi = jian-yi (simple facile)

Le Yi, c’est ce par quoi les sages atteignent la profondeur et scrutent le « ji » « presque rien » infime. La profondeur seule rend possible de pénétrer les vouloirs du Monde. Le ji rend seul possible l’accomplissent des affaires du Monde « Connaître le ji c’est l’affaire du spirituel » (Confucius).

 

Yin et Yang

Ne sont pas des entités mais des lignes de force, principes dynamiques, aspects changeants, fonctions et relations, mouvements qui tout à la fois s’annulent et s’engendrent.

Connaître le yin et le yang permet d’éviter la séparation et la fusions absolues.

L’unité ne peut donc se connaître que mouvante et changeante dans ses opérations, elle ne se saisit que dans sa diversité.

 

You (amitié)

Confucius lui attribue une signification morale, elle est un moyen d’avancer dans la vertu (cf. Lunuy XII – 24), ce qui n’est pas sans rappeler les propos tenus par Platon dans le Banquet à propos de l’amour comme voie d’accès au Bien.

La première exigence de la véritable amitié est la loyauté, puis l’égalité. Parmi les devoirs il y a le conseil loyal, l’aide réciproque (cf. Lun Yu V 25) ou générosité, la présence dans l’adversité (id. IV-2).

 

 

Yue (musique)

Rôle philosophique, politique, thérapeutique de la musique. A pour fonction d’élever l’homme au-dessus de l’animalité, de modérer ses passions. La musique rapproche et unit les participants grâce aux vibrations sonores qui concentrent les esprits dans l’intériorité.

Le jeu du musicien témoigne du reste du degré de pureté intérieure auquel il est parvenu. Les douze normes sonores (Lü) entretiennent des rapports avec le chant des oiseaux, le rythme yin-yang, les divisions du Calendrier.

La tradition lettrée a du reste considéré le luth comme un instrument de méditation, il facilite la régulation du souffle, assure la longévité, ouvre le chemin du Dao.

 

Zheng (vrai, vérité, réel)

Dans le contexte confucéen, vérité signifie bonne foi, sincérité. La sincérité est l’une des cinq vertus cardinales  du confucianisme, avec le ren (humanité), le yi (droiture), le li (rite), la sagesse (zhi) et le xin (bonne foi).

 

Zhi (connaissance, sagesse)

La connaissance est ordonnée à la conduite morale et à la paix intérieure et sociale, ainsi est-elle sagesse et pénètre-t-elle au cœur profond des choses grâce à la méditation.

 

Zhong (milieu, centre, équilibre)

Désigne l’action juste qui n’obéit pas à un principe formulable mais dont la forme change avec les circonstances. Equilibre centré et naturel qui existe en toute chose.

 

 

 

 

 

Annexe

 

 

Composantes de

 

L’humanisme occidental à partir du XVIIIe s.                    L’humanisme chinois après Confucius

 

●  individu : sujet libre, indépendant,                           ● l’individu n’existe qu’au sein d’un système autonome                                                                            de relations

●  conçu comme doué du libre-arbitre                         ●le devoir dû à chacun pour                                                                                                                                    sauvegarder

                                                                                                              l’ordre social et cosmique prime sur                                                                                                                    l’initiative personnelle

● pourvu d’une nature douée de droits                               ●avant d’avoir des droits il a des devoirs, sa

inaliénables et universels                                                           nature conçue par le Ti’en porte la Voie qu’il                                                                                                   lui faut suivre

●faisant de la liberté la valeur prééminente                      ●le service prime sur la liberté individuelle   

●définie comme agir selon la loi que l’on

s’est donnée.

●d’où le développement d’un juridisme qui                     ●le ritualisme gère les relations humaines

gère les relations humaines du strict point                         selon 5 types fondamentaux. Le rite

de vue du droit pour ratifier des                                             constitue l’épine dorsale de la société et

engagements volontaires.                                                         l’identité de l’individu.

●l’individu est défini comme doué de raison                     ●l’individu doit se vouer à l ‘étude avec la

laquelle doit le rendre capable de devenir                         finalité de connaître le Ciel et la nature,

maître et possesseur du monde et des                                               pour aider à développer chez autrui la

autres.                                                                                               bonté.

●d’où un développement des sciences                                              ●les sciences tiennent à préserver l’unicité humaines fragmentant l’homme à l’infini afin                        du monde en en découvrant les             

d’en percer le mystère.                                                                             Correspondances (cf. Art divinatoire / Livre                                                                                                     des Mutations)               

●l’individu est conçu comme l’auteur d’une                      ●l’histoire est le fait du Prince qui en tant

histoire linéaire et continue dans laquelle il                       que Fils du Ciel veille à respecter le mandat

lui faut insuffler du nouveau                                                    de celui-ci et l’ordre du cosmos

●d’où un esprit d’entreprise, responsable,                       ●aspiration à constituer une fraternité entre

s’illimitant aux confins du monde pour en                          les hommes des quatre mers.

déterminer le cours au détriment de

l’ héritage du passé.

 

   

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

Anthologie de la poésie chinoise classique -  Gallimard – 1962

 

 

Confucius – Entretiens avec ses disciples – G. F. – 1994 – (Trad. André Levy)

 

Delumeau – Le fait religieux – Fayard – 1993 – (Article de Vandermeersch, « Le confucianisme »)

 

Do-Dinh – Confucius et l’humanisme chinois – Maîtres spirituels – Seuil – 1962

 

                     Encyclopédie philosophique universelle – Bordas – 1992

 

                   Encyclopédie universalis. T. 4

 

Etiemble – Confucius – Club du Livre - 1968

 

M. Granet – La pensée chinoise – Albin Michel – 1950

 

Jaspers – Les grands philosophes – Agora – Press Pocket - 1989             

 

D. Leslie – Confucius – Philosophe de tous les temps – Seghers - 1962  

 

Mizoguchi – Recherches Asiatiques – L’Harmattan – 1991

Vandermeersch

 

Nikkila – Early Confucianism and inherited thought in the light of some key terms – Helsinsky – 1982

 

Pham-Van-Tien – La pensée confucéenne et platonienne sur la politique – Zurich – 1974

 

Vandermeersch – Le nouveau confucianisme – in le Débat – Sept/Oct 1991

 

Youn (L. Eul sou) – Confucius,  Maisonneuve – Paris - 1948

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