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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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21 octobre 2020

LE SACRIFICE DES SACRIFICES

LE SACRIFICE DES SACRIFICES

 

ETUDE DE LA CONCEPTION MAÏMONIDIENNE

 DU SACRIFICE

DANS

LE GUIDE DES EGARES

 Moïse Maïmonide — Wikipédia

 

INCIPIT

« Ma pensée va vous guider dans le

chemin du vrai et en aplanir la voie.

Venez, marchez le long de son sentier, ô

vous qui avez erré dans le champ de la

religion ! L’impur et l’ignorant n’y passeront

point ; on l’appellera le chemin sacré ».

 

Maïmonide – Guide des Egarés

 

« Tous les mots pour dire Dieu, même les

meilleurs, doivent être passés au feu.

Nous parlons en ce sens d’Ecritures

Saintes ; elles sortent du feu et nous y font entrer ».

 

P. Beauchamp – Parler d’Ecritures Saintes.

 

En partance

 

Moshe Ben Maïmon ben Joseph, plus connu sous son diminutif de Rambam, est passé à la postérité sous celui de Maïmonide. Il naquit à Cordoue en 1198 mais demeura la plus grande partie de son existence en Egypte où il fut tout à la fois médecin et consultant des sultans, chef de la communauté juive et conseiller de ses compatriotes dispersés en divers pays méditerranéens, rabbin en exercice et philosophe. C’est dire d’emblée que son œuvre s’inscrit dans deux champs : celui du commentaire des Ecritures et celui de la spéculation philosophique. Pour preuve : d’une part, le « Mishné Tora » qui est le commentaire éclairé d’un rabbin conseillant les fidèles sur les pratiques du rituel, et d’autre part, le « Guide des égarés » adressé à ces « désorientés » ou « perplexes » dont la raison interroge les Ecritures de façon à en obtenir des réponses discursives. C’est pourquoi le propos de Maïmonide a une portée universelle non seulement par le fait qu’il pose des problèmes philosophiques qui s’adressent à tout croyant quelle que soit sa religion (en cela il croise les chemins d’Ibn Rush et de Saint Thomas) mais aussi parce qu’il écrit en arabe et sera traduit en latin.

 Globalement on peut résumer la problématique philosophique de Maïmonide par la question suivante : peut-on être philosophe et croire en Dieu? Ayant lui-même été confronté à ce problème, car il est à la fois un croyant convaincu de la véracité du judaïsme puisqu’il s’agit d’une religion révélée, mais aussi un philosophe certain de la cohérence de la philosophie, en particulier aristotélicienne (laquelle constitue l’essentiel de sa formation intellectuelle) puisqu’elle est démontrée, il a dû faire face aux divergences de méthode, de contenu, d’exigence, d’objectif qui, a première vue, semblent radicalement opposer la religion et la philosophie, alors que toutes deux se proposent de répondre aux problèmes existentiels que rencontre tout homme.

 Refusant le choix crucial d’être homme de foi ou philosophe, Maïmonide tente, dans le « Guide des égarés » de démontrer que non seulement elles ne sont pas incompatibles mais que les exigences rationnelles de la philosophie sont le moyen d’arracher la masse des croyants, voire des rabbins, à des conceptions qui frisent la superstition et à des pratiques se réduisant à un pur formalisme. De la sorte la philosophie serait un intermédiaire permettant de s’orienter vers la « religion sublime » dont seule une élite, celle à laquelle il s’adresse dans le Guide, aurait accès. Mais ne court-on pas dès lors le risque de ne voir dans l’observance du rituel qu’une étape dans le progrès de l’esprit humain s’acheminant aux mieux vers une théologie rationnelle au pire vers l’abandon de toute forme de religion?

 C’est bien sûr ce qu’on n’a pas hésité à reprocher et que l’on reproche toujours à Maïmonide taxé d’hérétique (1) en oubliant toutefois qu’il s’inscrit dans la plus pure tradition des sages de Yavne, celle qui préconise l’étude, l’interrogation, l’exigence philosophique de cohérence rationnelle.

 Or il semble que la théorie du sacrifice qu’élabore Maïmonide dans le Guide cristallise les problèmes évoqués ci-dessus, en même temps qu’elle éclaire sur le débat, toujours d’actualité entre la foi et la raison. C’est pourquoi nous nous proposons d’analyser la position de Maïmonide exposée dans deux chapitres du Guide (2) mais dont en fait la compréhension requiert la lecture de la totalité de l’ouvrage puisque par exemple la 7ème classe des commandements y fait référence à propos des injustices et des crimes ; la 12ème classe à propos des notions de pur et d’impur ; sans compter que la 1ère partie qui établit une véritable théorie de l’homonymie afin d’étayer une lecture allégorique des Ecritures en général et du sacrifice en particulier, s’avère essentielle si l’on veut rendre compte de contradictions apparentes du texte et conférer un sens à des pratiques qui ne peuvent qu’égarer un esprit en mal de rationalité.

 Enfin le problème des lectures requises ne serait pas complet si l’on ne se référait pas à la Torah que Maïmonide mentionne sans cesse afin d’effectuer ce mouvement en retour qui consiste à justifier sa lecture philosophique du texte par les termes de celui-ci (3).

 Si l’on veut saisir les enjeux de la conception maïmonidienne du sacrifice, il faut conserver à l’esprit que son objectif essentiel est de démonter la conjonction entre la philosophie et la religion, ce qui suppose que la première est avant tout un exercice spirituel dont toutes les interrogations épistémologiques à propos de la connaissance de l’homme et du monde, sont une propédeutique à une thérapie de l’âme, tandis que la seconde parce qu’elle s’adresse à la raison, est elle-même intelligible car rationnelle. Or ceci n’alla pas, bien sûr, sans susciter de fortes résistances de la part de croyants et philosophes tels que Halevi qui déniait à la philosophie quelque compréhension que ce soit du Tout Autre. Bien plus ces prétentions ne pouvaient que nourrir l’orgueil de celui qui ne serait égaré dans cette voie l’éloignant de Dieu (4). Nous aurons l’occasion d’y revenir. Pour lors, disons que l’objectif que se propose Maïmonide, qui est aussi un postulat de base, requiert une méthodologie spécifique fondée sur une exigence allégorique dont le préalable est une théorie sémantique justifiant la distinction entre le sens propre et le sens figuré du texte susceptible dès lors d’attester la théorie de l’accord philosophie et religion et ce conformément au Talmud.

 L’idée même de cette démarche présuppose l’orientation vers une religion spirituelle, contemplative, requérant l’économie des signes extérieurs d’amour de Dieu. C’est pourquoi le sacrifice se trouve au premier plan de son interrogation puisque d’une part sa remise en question du rituel invite le croyant à en repenser l’esprit, à s’interroger sur le sens de ses actes et de ses intentions. Néanmoins ceci pose d’une part le problème de sa pratique qui souvent non fondée en raison heurte l’esprit philosophique et d’autre part le problème de l’accès à une telle conception à laquelle tous les esprits ne sont pas aptes pour de multiples raisons. Tout d’abord la vérité est difficile à saisir et seul un « professionnel » en est capable ; deuxièmement il faut du temps et des efforts pour étudier et comprendre ; troisièmement l’aridité de la métaphysique se conjugue mal avec les exigences du quotidien et requiert un équilibre psychologique et intellectuel.

Faut-il dès lors se détourner de la masse croyante pour ne s’adresser qu’à la classe des philosophes dont Maïmonide n’hésite pas à écrire qu’elle est la meilleure des deux et qu’en conséquence la religion contemplative a le plus de valeur? Absolument pas, et Maïmonide trahirait sa charge de guide spirituel des croyants s’il se détournait de ceux-ci alors même qu’il veut en être l’éducateur et pourquoi pas le réformateur. Or les masses ont besoin de commandements et d’interdits dès lors qu’elles ne manifestent pas les qualités requises à la recherche de la vérité et qu’elles s’engluent dans le souci quotidien.  A la façon d’Aristote pour qui la philosophie requérait le loisir et la tranquillité matérielle  Maïmonide préconise les mêmes conditions pour s’adonner à la compréhension des Ecritures.

 Cependant il ne pense pas que la spécificité du judaïsme consiste en la seule loi positive, celle-ci assure avant tout une triple fonction : la paix sociale, l’amélioration des masses et la correction des opinions, c’est pourquoi le sacrifice a un rôle à jouer dans cette perspective, mais Dieu lui-même n’a-t-il pas prévenu des risques du formalisme en la personne de Job, dont le respect du rituel s’attend au contre-don de l’amour divin? N’y a-t-il pas justement dans cet épisode biblique que Maïmonide traite en termes allégoriques, quelque chose à comprendre de la religion spirituelle?

 Quant à l’origine du cheminement de Rambam, elle se situe sans doute dans la crise que suscita la confrontation avec la philosophie grecque et aux interrogations qu’elle éveilla chez l’homme de foi, tout comme l’avait éprouvé Philon d’Alexandrie qui avait ouvert la voie de l’exégèse allégorique du texte saint menant au seuil de sa compréhension anagogique. Lui aussi s’était affronté à la tâche de penser les termes de la relation entre religion et philosophie. S’agissait-il de subordination, la philosophie se faisant la servante de la religion ; de conciliation, à condition de réduire les ambitions de l’une et de l’autre ; de complémentarité ou encore de compromis?

 Quoiqu’il en soit, (et c’est en quoi on peut dire que Maïmonide a contribué à l’élaboration d’une théologie juive) en refusant l’idée d’une obéissance aveugle à la loi, il a mis en avant le sens même du texte sacré qui invite à la compréhension, à l’étude, à l’interrogation sur les préceptes et rituels afin de les choisir et aussi de s’élever (5) librement vers Dieu.

 Obéir à la loi est le signe même de la liberté mise en l’homme par Dieu puisqu’Il lui a fourni deux sources de vérité : l’Ecriture et la raison, afin de s’approcher de Lui.

Marc Chagall. Le Sacrifice d'Isaac – ▷ Phil info

 La théorie du sacrifice de Rambam intéresse donc différents niveaux de lecture :

- son inscription dans la tradition spirituelle du judéo-christianisme, aussi  bien en amont vis-à-vis des Ecritures, de ses contemporains rabbins et philosophes, qu’en aval par les répercussions qu’il connaîtra par ailleurs chez Saint Thomas (6).

- l’exposé de ses conceptions philosophiques et anthropologiques, mais aussi son vécu de croyant, sa tâche politique et spirituelle à l’égard de ses compatriotes, son enseignement prodigué à ses élèves, dont Joseph Ben Yehouda Ibn Aqnin auquel s’adresse le Guide.

- sa contribution à une théologie juive (7) dessinée dans le livre de Job, l’Ecclésiaste, les Psaume, le Talmud, qui interrogent sur Dieu, ses relations avec l’homme et le monde, la Providence, les miracles, la prière, le culte, le libre arbitre, le péché, le repentir et le problème du mal. 

 Pour notre part, il s’agira de comprendre et d’évaluer la consistance et la cohérence de la thèse de Maïmonide à l’égard du sacrifice ; celui-ci étant défini comme un reliquat des pratiques ancestrales idolâtres émanées de la nature même de l’homme et conservées par Dieu à tire de propédeutique orientée vers leur abandon progressif après une réorientation des croyances du fidèle vers le Dieu unique et vérace. Autant dire que l’intention de Dieu à l’égard de l’homme est tout aussi paradoxale qu’est déroutante la démarche de Maïmonide pour guider les perplexes puisqu’il explique que c’est à partir  des habitudes erronées des hommes que Dieu, qui les aime, ouvre la voie vers un contenu de pratiques épurées de toute forme d’irrationalité issue de l’idolâtrie.

 Les questions qui nous occuperont principalement seront par conséquent :

1) des questions d’ordre méthodologique : quelle méthode Maïmonide élabore-t-il pour mettre au point sa théorie du sacrifice, laquelle requiert des outils d’interprétation?

2) des questions d’ordre anthropologique : quelle conception de l’homme la théorie de Maïmonide suppose-t-elle ? Qui suis-je, moi qui sacrifie? Que fais-je? Corrélativement : quelle représentation de Dieu et de ses relations avec Lui le sacrifiant exprime-t-il?

3) des questions de l’ordre de la connaissance, indissociables dans ce contexte de celles de la pratique. Quelles sont la nature et les fonctions du sacrifice? do ut des, réparation ; compensation ; louange ; action de grâce ; don sans contre-don ; abnégation ; accès à soi par arrachement au moi ; médiation entre l’homme et Dieu ; passage de la nature de la culture par le truchement de la Loi qui induit  l’humanisation de l’être ; éradication de l’idolâtrie conçue comme pernicieuse…. ? 

4) enfin ce sont des questions que nous adresserons à Maïmonide :

a) sa conception du sacrifice est-elle distincte, contredite ou en accord avec la philosophie de la Loi juive ?

b) si l’on admet que le sacrifice a pour fonction de maintenir vivante la mémoire de Dieu, ne plus le pratiquer, n’est-ce pas L’abandonner ? Quelles réponses Maïmonide offre-t-il à cette problématique ?

 Guide des égarés — Wikipédia

I – PREREQUIS METHODOLOGIQUES

 1) – LE PRINCIPE D’ANALOGIE

Nous conformant au principe préconisé par Maïmonide « d’examiner les livres prophétiques… de considérer les noms qui y sont employés et de prendre chaque nom homonyme dans l’un des sens qui puisse lui convenir par rapport au discours où il se trouve » (8), nous nous proposons d’exposer brièvement les principes méthodologiques sans lesquels l’approche maïmonidiennne du sacrifice semblerait des plus arbitraires.

 Maïmonide en posant comme préalable à toute lecture du Texte l’étude de la langue commence par le vrai commencement, afin d’une part de souligner le sens métaphorique de l’écoute, des desseins, des paroles, des réactions, prêtés à un Dieu qu’il ne faut pas concevoir à la ressemblance de l’homme et d’autre part de mettre en garde contre toute lecture imaginaire du texte. Or le sacrifice en supposant Dieu doué de vue, toucher, ouïe, odorat (« parfum d’agréable odeur ») risque de nourrir notre imaginaire en Lui prêtant une corporéité.

 Il s’agit par conséquent de radicalement séparer la réalité divine des images qui chercheraient à en rendre compte. Puisqu’aucun attribut ne peut Lui être conféré, le rapprochement de Dieu (qôrban) exige la purification originelle de l’imaginaire qui entraîne dans son sillage des pratiques rituelles au nombre desquelles le sacrifice.

 Conscient que l’imaginaire constitue le premier et ultime obstacle épistémologique à la connaissance de Dieu et à l’élévation spirituelle, Maimonide y consacre la première partie du Guide.

 Il inaugure sa réflexion par l’analyse du terme Tselem (Gen. 1.6), signifiant forme ou ressemblance, car il est l’exemple même de l’homonymie qui prise au sens littéral peut faire croire que Dieu est un être corporel, alors que la susdite ressemblance doit être comprise comme celle de l’intellect grâce auquel l’homme est susceptible de s’élever vers Lui en dévoilant les idées philosophiques qui s’y trouvent. C’est ainsi que l’auteur interprète l’expression « une odeur agréable s’élève vers Dieu » comme la volonté de Lui complaire en Lui offrant une âme apurée de tout péché.

 Autre exemple à propos du boire du manger, un sacrifice absorbé, est l’allégorie de la science consommée par celui qui sacrifie et s’élève de la sorte dans la connaissance (9)

 On pourra cependant objecter que Maïmonide ne fait pas vraiment œuvre de pionnier en la matière puisque, non seulement Philon d’Alexandrie en son temps, mais l’ancien judaïsme n’hésitait pas à recourir aux interprétations allégoriques.

 Ainsi les Targums issus du judaïsme palestinien substituaient-ils à l’expression « parfum de bonne odeur », « une offrande reçue en odeur d’acceptation ».

 En outre des contemporains de Maïmonide tels qu’Ibn Gabirol ou Ibn Erza recouraient fréquemment à l’exégèse allégorie (10). Mais Maïmonide va plus loin encore, lui qui lit la Genèse comme un abrégé de la physique aristotélicienne et les visions d’Isaïe, Ezéchiel, Zacharie comme des vérités métaphysiques, ce qui requiert, notons-le, la connaissance de la logique, de la physique et de la métaphysique aristotéliciennes de façon à intégrer la pensée juive au sein de l’univers mental des grecs. Dans cette perspective, on conçoit quels sacrifices préconisés par Dieu seront compris comme des allégories de ses dessins. Et Maïmonide aurait put faire sienne cette profession de foi d’Apollonius de Tyan (Epître27) (11).

 « Celui-ci honorerait dignement Dieu qui sans immoler de victime, sans allumer de feu, ne lui offrirait que le logos sans parole… et solliciterait l’être le plus noble par ce qu’il y a de plus noble en nous, la pensée. »

 Sous jacente bien sûr est la critique des sacrifices inaugurée par le Texte lui-même dans le Lévitique (17, 7), chez les prophètes, Amos (5. 25) ou Jérémie (7. 22), et que Maïmonide fait sienne afin de ramener à Dieu ce qui hors de sa volonté et de ses intentions renverrait aux cultes idolâtriques. Par conséquent Maïmonide reconnaît bien une valeur aux sacrifices, mais pareillement à la façon dont Aristote définit la vertu comme l’équilibre précaire entre deux défauts, le manque ou l’excès, notre auteur, définit l’essence spirituelle du sacrifice entre idolâtrie et formalisme.

 C’est dire qu’il lui faut combattre sur deux fronts s’il veut à la fois rendre compte de la légitimité du rituel tout en se détachant de sa pratique pour ne conserver de celle-ci que l’esprit qui l’anime et en vertu de quoi Dieu l’a instauré.

 Face à cette thèse plusieurs objections peuvent être formulées. Tout d’abord, celle émise par Maïmonide lui-même qui, soulignant les limites de l’intelligence humaine (car pour connaître, il faut percevoir) ne prétend pas rendre compte des objets métaphysiques au moyen de preuves démonstratives. Au contraire, l’absence d’accord des théologiens et philosophes à leur égard témoigne de leur inaccessibilité par l’intelligence susceptible par suite de la subtilité du sujet, de l’ignorance, des habitudes de pensée, de faire erreur. Bien sûr, on pourrait objecter que Dieu aurait pu rendre notre intelligence parfaite, mais c’eut été au détriment du choix entre les possibles, c’est-à-dire de notre liberté. En outre, si le sens du texte est obscur, n’est-ce pas pour stimuler notre recherche intellectuelle laquelle s’accompagne d’une quête spirituelle?

 Dès lors, s’adonner à l’étude c’est par excellence opérer le rapprochement qui signifie le sacrifice. Enfin, l’allégorie nous rend conscient de nos limites, de notre claudication originelle, de sorte que « ce dont on ne peut pas parler, il faut le taire » (Wittgenstein).

Et le logos de s’anéantir devant l’Indicible.

 En effet, si Dieu se dit par métaphore, qu’est-ce qu’un intellect humain peut savoir de Lui, ? Est-il réductible à un ensemble de formes intelligibles? C’est dès lors la démarche même de Maïmonide qui fait l’objet du soupçon et avec elle l’une des méthodes d’élucidation de l’Ecriture à savoir l’allégorie dont l’étymologie qui signifie « le fait de dire autre chose que ce que l’on dit » souligne bien la distance entre les mots et les yďobjets qu’ils prétendent signifier.

 Qu’est-ce qui, en effet, témoigne de la véracité de la lecture allégorique d’un texte? Qu’est-ce qui, en général, confère une valeur de vérité à l’interprétation d’un texte? Telle est en définitive la question herméneutique à laquelle nous affronte l’analyse maïmonidienne.

 Cependant si l’on peut bien admettre qu’en matière de connaissance un doute radical est permis et avec lui la suspension du jugement, en matière d’éthique il faut faire face à des urgences, ce qui signifie que même en l’absence de compréhension du rituel, il faut l’observer comme s’il avait une raison d’être, seule connue de Dieu.

 Par conséquent, on saisit là l’une des clefs de l’herméneutique maïmonidienne qui consiste en un postulat de rationalité du réel. Je puis bien me tromper quant à l’interprétation des desseins de Dieu mais il n’en demeure pas moins qu’ils existent et ne peuvent manquer l’universelle rationalité voulue par Dieu.

Que signifierait un réel qui ne serait pas rationnel? Un univers dans lequel Dieu ferait intervenir l’arbitraire de la contingence? On comprend ainsi pourquoi le miracle n’a pas ici droit de cité.

 Enfin posons-nous la question de savoir si Maïmonide ne conçoit pas lui-même la lecture allégorique comme une propédeutique nous accoutumant  à nous distancer de notre imaginaire? Propédeutique qui serait elle-même destinée à disparaître dès lors que l’homme aurait compris l’esprit de la loi.

Mais pour lors il s’agit de dévoiler et d’adapter la vérité sans la trahir. C’est pourquoi la démarche de Maïmonide est fondée sur un postulat de rationalité sur lequel il s’agit maintenant de se pencher puisque Maïmonide entend démontrer le caractère rationnel du sacrifice en partant des intentions divines.

 2) – LE PRINCIPE DE RAISON SUFFISANTE  

La possibilité d’accorder un sens aux sacrifices et au détail de ceux-ci repose sur le postulat de la rationalité du réel. Si en effet, tout phénomène est intelligible, c’est parce qu’il s’inscrit dans un système dont chaque élément est le complémentaire de l’autre. C’est pourquoi l’irrationnel n’est que le nom de notre actuelle ignorance car au sein de la création Dieu même ne saurait déroger aux lois naturelles. (12)

 Maïmonide applique ce principe à tous les degrés de l’être, qu’il s’agisse du composé âme-corps constituant une unité indissoluble à tel point qu’«une vie déréglée menace l’âme et (qu’) inversement qu’un esprit ignorant toute loi étique aura sur le corps des effets désastreux "ou bien de l’organisme lui-même dans lequel Maïmonide, le médecin, voit le modèle de la cohérence et de la prévoyance divine au point qu’au début du chapitre 32 du Guide (Troisième partie) qui vise à établir le sens des sacrifices et du culte, il fonde sa démonstration  sur l’observation de « la disposition des mouvements des  membres et dans la position de ceux-ci les uns à l’égard des autres ».

 Qu’est-ce à dire si ce n’est que  la création toute entière est redevable d’un principe téléologique? L’organisation des corps, tout comme la congruence de l’âme et du corps, témoigne de la création de tout objet par une intelligence sage et prévoyante. C’est pourquoi, recourant à un raisonnement analogique, Maïmonide établit que, de même que les corps sont organisés de telle sorte que le cerveau, par l’intermédiaire de la moelle épinière, des nerfs, fibres, muscles, ligaments, tendons, met le corps en mouvement en vertu de la fonction qui est la sienne, de même, les sacrifices ont-ils été donnés aux hommes par Dieu afin de réguler les comportements, d’assurer la cohésion sociale, d’éradiquer la violence, d’acquérir des idées saines  en particulier en luttant contre l’idolâtrie, en quoi le sacrifice assure une tâche éducative permettant à l’homme de se rendre digne de Dieu.    

 Mais ces considérations seraient incomplètes si l’on s’en tenait à la seule analogie : les organes sont à la nature ce que les sacrifices sont à Dieu car le but de Maïmonide s’il est bien de justifier la rationalité des motifs rendant compte des sacrifices est aussi de souligner leur caractère propédeutique. Si Dieu a commandé l’observance des sacrifices, c’est pour respecter la nature des hommes habitués depuis les temps les plus reculés à les perpétuer.  

 Or Dieu est en l’occurrence un réformateur mais non un « terroriste » même si sa visée peut être révolutionnaire puisqu’il s’agit de détourner le sacrifice de son origine idolâtre pour le consacrer au seul vrai Dieu, et finalement l’abandonner. Ceci présuppose une philosophie de l’Histoire de type progressiste fondée sur le principe d’espérance. Que m’est-il permis d’espérer sachant ce que sont les hommes et ce dont ils sont capables? 

 Face à cette position, les objections ne maquent pas : en quoi le polythéisme prépare-t-il au monothéisme? Pourquoi cette étape serait-elle nécessaire? Un objet peut-il trouver sa finalité ailleurs qu’en lui-même? Originé dans le polythéisme, le sacrifice ne risque-t-il pas de le perpétuer au lieu de l’en éloigner? Pourquoi Dieu recourrait-il à cet expédient alors qu’Il est prévoyant? Pourquoi n’a-t-il pas directement indiqué la voie à suivre? 

 A cela Maïmonide répond encore grâce à un raisonnement analogique dont il emprunte les éléments à Exode 13, 17, 18. En vertu d’une logique du détour, Dieu détournerait son peuple du but visé pour mieux l’y ramener. Ainsi le sacrifice dévierait-il le croyant de son but premier afin de mieux déciller ses yeux sur la fin à atteindre « à savoir la conception du vrai Dieu et l’abolition de l’idolâtrie ». Or, si Dieu pratique le détour, c’est en vertu de la fragilité de l’homme « car il n’est pas dans sa nature qu’après avoir été élevé dans des espèces très variées de cultes et dans des pratiques habituelles… qu’il les abandonne tout à coup » (Guide III. 32). La prudence exige par conséquent le sacrifice du principe de l’économie afin que les habitudes demeurent puisqu’elles constituent la nature même de l’homme, elles lui apprennent paradoxalement à ne servir que le seul vrai Dieu. 

      Moïse, prophète à facettes - Culture / Next

 Notons la subtilité de la démarche de Maïmonide qui s’adresse à des rationalistes susceptibles de s’égarer. En effet, c’est à leur bon sens qu’il fait appel, à leur observation, à leurs sensations physiques, grâce à un raisonnement inductif afin de s’élever de considérations particulières et physiques, à des vérités d’ordre universel et méta-physiques de sorte que la pratique sacrificielle soit conçue comme légitime et non comme le résidu de pratiques barbares irrationnelles.

 Mais par quoi le hiatus entre physique et méta-physique peut-il être justifié? C’est là toute la difficulté de l’analogie qui présuppose l’adhésion à un postulat dont elle veut précisément convaincre.       

 En l’occurrence, l’analogie repose sur une ontologie de l’un et l’on comprend dès lors pourquoi Maïmonide comme ses prédécesseurs Philon d’Alexandrie ou Ibn Gabirol est allé puiser à la source aristotélicienne d’un principe unique et unificateur de la totalité du réel en osmose avec les fondements de la religion juive (14). C’est, par conséquent, au sein d’une dialectique opérant à divers niveaux (particulier –universel ; Torah – logos ; révélation – raison) que se dessine la vérité de l’action de Dieu. Dans ces conditions, on serait tenté de ne voir dans le sacrifice, du moins lorsque Maïmonide, le philosophe, l’expose, qu’une étape de l’élévation (ôla) de l’homme vers Dieu. Si tel est le cas, le sacrifice suprême qui est  requis du fidèle n’est-il pas celui de ses représentations du divin, de ses habitudes de penser, de croire et d’agir en matière de religion comme en témoigne le fait que la genèse du sacrifice l’inscrive dans une pratique idolâtre dont le croyant doit précisément s’arracher. Le vieil homme doit mourir afin que l’être s’ouvre à l’universel spirituel.  

 C’est pourquoi le sacrifice s’avèrera inutile (Guide III. 32, p 526) pour ceux qui auront dépassé la dichotomie profane-sacré dans la mesure où tout le réel sera conçu selon son caractère originellement sacré. Du reste, Maïmonide affirme que le culte sacrificiel n’est qu’un pis-aller pour que le peuple ne sacrifie pas aux démons ou aux anges (15), en quoi il confirme les propos des Prophètes « l’obéissance vaut mieux que les holocaustes » mais la prière en tant que reconnaissance manifestée à l’Eternel possède une valeur supérieure. De la sorte, l’homme est bien susceptible de se rendre digne de Dieu, c’est-à-dire de faire passer en acte le divin dont il est porteur en puissance.

 Mais cette voie pourrait sembler incompatible avec la moralité pratique si on oubliait que les rituels fournissent les conditions permettant de s’en approcher grâce à un effort infini consistant dans le respect scrupuleux des mitsvoth. « Dieu, écrit Maïmonide, a occulté la raison des mitsvoth afin que l’on ne négligeât pas leur accomplissement… » (III, 26) « de peur, poursuit-il, qu’il ne fasse irruption ».    

 Autrement dit, le rituel inspire la crainte de Dieu, non pas celle que l’on éprouve pour soi ou ses biens mais celle qui consiste dans le scrupule (scrupulus : grain de sable) à l’égard de celui que l’on respecte.   

 « Pour Maïmonide, l’homme craint Dieu et trouve la sagesse quand il s’aperçoit de la grandeur de Dieu par rapport à la sienne. La crainte de Dieu prend un sens d’humilité » (16).Dès lors, la pratique du sacrifice a pour but de rendre l’homme conscient que les purifications extérieures sont insuffisantes si elles ne témoignent pas de la purification intime de l’être conférée par Dieu. Or cette purification n’est autre que le sacrifice dont le parfum est allégoriquement agréable à Dieu. Si l’on admet donc que la vraie pureté n’est pas cérémonielle mais qu’elle connote la sainteté de vie et par voie de conséquence, le fait que le vrai sacrifice n’est plus extérieur mais intérieur (Ps -26, 6) alors l’analogie entre les démarches de la foi et de la raison, de la religion et de la philosophie a tout lieu d’être fondée. Et l’on est même porté à penser que Maïmonide privilégie cette dernière lorsque par exemple il explique que les sacrifices sont opérés par les seuls prêtres non pas en vertu du caractère dangereux attaché au sacré mais en vertu du combat mené contre l’idolâtrie car chacun peut en tout lieu et tout temps sacrifier aux idoles.

 II – PREREQUIS ANTHROPOLOGIQUES

 Maïmonide élabore son anthropologie à partir de  plusieurs objectifs. D’une part, il veut purifier les représentations bibliques de Dieu en désaccord avec ses postulats philosophiques, c’est pourquoi il insiste sur le fait que l’homme est avant tout un être doué de raison ce qui le rend capable, grâce à la connaissance des vérités métaphysiques, d’abandonner un imaginaire trop humain du divin ce qui a pour conséquence de ne pratiquer le sacrifice que dans le cadre de l’échange mercantile du « do ut des ». Or la proximité de Dieu s’acquiert par la connaissance et la méditation, c’est-à-dire qu’elle est d’ordre conceptuelle. D’autre part, les attributs qui définissent l’homme sont autant de facteurs le distinguant de Dieu qui est et doit demeurer le pôle d’altérité radicale, si paradoxalement l’homme veut s’approcher de lui.

 Enfin, les composantes essentielles de l’homme lui confèrent un dignité qui signifie que Dieu lui a octroyé en puissance les moyens de s’élever en acte vers Lui. Ces attributs se distribuent en une combinatoire d’éléments positifs et négatifs qui signifient la nature contradictoire de l’homme, la guerre intestine contre laquelle il a sans cesse à lutter. Ainsi est-il doué d’une pensée rationnelle, capable de le faire accéder à la sagesse qui revêt un caractère à la fois intellectuel et spirituel. Du reste, au chapitre 33,  Maïmonide souligne que le but de la Loi est le refoulement des appétits et des passions dont l’intempérance corruptrice est un obstacle non seulement aux relations sociales mais aussi à la perfection dernière. Conscient de la fragilité de l’homme toujours susceptible de céder à la paresse et à la lâcheté, en vertu du principe de plaisir qui l’anime, Dieu lui a donné la Loi pour détruire l’intempérance qui ravage le corps, l’âme, la société et engendre le manque, la jalousie, la violence comme l’illustre la parabole du Fils prodigue. En effet, celle-ci met en scène un individu paradigmatique dont l’existence symbolise les étapes d’élévation vers Dieu : l’intempérance première, la traversée du désert, le retour du dépouillé qui est retour au Père, en un mot, le sacrifice de ce superflu si nécessaire.

 La fonction du sacrifice est donc  de créer le contexte propice à la purification requise au service de Dieu e échappant à la servitude des passions. Paradoxalement, c’est l’obéissance à la Loi qui est le signe de la liberté à condition que l’action soit faite par respect pour la Loi et non par simple conformité à celle-ci.

 On pourrait faire une analyse similaire du livre de Job qui symbolise l’assoupissement dans la prospérité, la conformité du rituel exempt de toute inquiétude, de toute conscience, de la fragilité et des limites constitutives de l’être. De même, le sacrifice a-t-il pour fonction de rappeler à l’homme sa pauvreté originelle sans laquelle se croyant maître et possesseur du monde, il en exclut Dieu. Sacrifié, c’est se mettre dans la disposition nécessaire à l‘accueil du Père.

 Les cas que nous venons d’évoquer posent le problème de la liberté et soulèvent le paradoxe de concevoir la Loi non pas comme une contrainte mais au contraire comme l’expression même de la liberté à la fois à l’égard des penchants et tendances naturelles de l’être mais aussi à l’égard du déterminisme auquel la nature tout entière est soumise. Corrélativement, ceci conduit à s’interroger sur l’origine du mal et sur l’intervention divine car après tout pourquoi avoir à effectuer des sacrifices de réparation alors qu’il serait si simple de ne pas pouvoir fauter car notre nature n’en serait pas capable? Mais que devient le libre-arbitre sans possible? Tandis que la masse pense qu’il est incompatible avec la puissance divine, le philosophe sait que c’est Dieu même qui l’a institué car si le possible n’était à notre disposition, alors ce serait le règne du déterminisme mais en ce cas prétendre rétribuer ou châtier, effectuer des sacrifices de réparation (17), chercher à se purifier n’aurait pas de sens puisque ces actions présupposent la prise de  conscience d’un sujet responsable. Par conséquent le sacrifice n’ayant de sens que pour un sujet auteur de ses actes, il faut que celui-ci ait eu le choix parmi des possibles.

 Cet exposé des pré-requis anthropologiques serait incomplet si nous n’abordions la notion d’habitude. L’humain est en effet pétri d’habitudes au point que celles-ci constituent comme une seconde nature bien souvent confondue avec notre nature originelle. Or, face aux habitudes, il s’agit d’être prudent et clairvoyant car elles sont tout à la fois un obstacle au changement salvateur qui consiste à se défaire des pratiques idolâtres dont le peuple a précisément l’habitude (il n’est que de se reporter à l’épisode crucial du Veau d’Or) et, dans cette perspective, on souhaiterait les éradiquer mais, d’un autre côté, en tant que telles, elles constituent une structure nécessaire à l’intériorisation de croyances et de pratiques requises pour affermir une religion. « Abêtissez-vous » dira Pascal et Maïmonide de souligner la sagesse divine qui conservant la pratique ancestrale du sacrifice vise à la détourner de son contenu afin que les hommes prennent l’habitude de servir l’unique et vrai Dieu.

 Là encore on pourrait s’interroger : pourquoi Dieu n’a-t-il pas fait notre nature parfaite ? Mais, outre le fait que la perfection n’est que de Dieu et qu’aucun des attributs humains n’appartient à son être, changer la nature humaine serait reconnaître que la création voulue par Dieu est imparfaite. Enfin, ce serait recourir à un miracle, c’es-à-dire introduire de l’arbitraire au sein de l’histoire qui deviendrait incompréhensible, imprévisible, au point que ni les prophètes, ni les législateurs n’auraient plus de raison d’être. Quel serait le sens de la Loi et des pratiques qu’elle ordonne si plus aucun ordre ne présidait à la création? Que signifierait l’histoire si elle n’était plus cet acheminement de l’homme vers Dieu grâce aux dispositions naturelles qu’Il a placées en lui et à la Loi qu’Il lui a offerte? Cette dimension anthropologique de l’approche maïmonidienne ne fait que renforcer le caractère novateur de sa méthodologie car celle-ci vise à établir la validité de ce dont mon cœur saisit la vérité. Rappelons-nous que Maïmonide veut concilier ce dont son cœur l’assure, c’est-à-dire la vérité de la révélation avec ce dont sa raison le convainc, à savoir la validité de la religion. Or ceci requiert une conversion du regard à l’égard de la religion afin de ne pas réduire celle-ci à un ensemble dogmatique.

 C’est pourquoi Maïmonide doit jouer sur deux tableaux : face aux croyants et aux rabbins, il invite à prendre ne compter les interrogations de la philosophie à l’égard de la religion (18) et à faire usage des méthodes rationnelles qu’elle préconise (analogie – dialectique – contradiction – paradoxe) afin d’éviter de tomber dans la contradiction, l’irrationalité voire la superstition (19) ; face au philosophe, il propose un « pari », celui de la validité c’est-à-dire de la cohérence rationnelle de la religion. Et l’on peut dire qu’en l’occurrence, le sacrifice s’offre comme le  nœud gordien de cette double problématique : comment échapper à la double faute du dogmatisme et du scepticisme, qui menace la validité sous prétexte de préserver la vérité du cœur ou qui sacrifie celle-ci sur l’autel de la rationalité à tout prix ?

 « Deux excès, écrira bien plus tard Pascal, exclure la raison, n’admettre que la raison » cherchant comme Maimonide l’avait fait une voie intermédiaire.

 III – PRINCIPES D’INTERPRETATION

Le sacrifice d'Abraham de la synagogue de Beth Alpha

 Partant, comme nous l’avons souligné à plusieurs reprises, du principe que les mitsvoth sont justifiés par des motifs perceptibles à la raison humaine mises  par Dieu en l’homme à cet effet, Maïmonide n’en émet pas moins deux restrictions, d’une part, il faut être prudent afin de ne pas tomber dans un délire interprétatif animé par le désir de trouver un sens à tout prix aux commandements, « Dieu (en effet) a occulté la raison des mitsvoth afin qu’on ne négligeât pas leur accomplissement » (Guide III, 26) et, d’autre part, ne pas chercher à justifier la totalité de détails des rituels. Dans le même chapitre, Maïmonide écrit à propos des sacrifices qu’ils « ont une grande utilité, mais que la victime soit un agneau ou un bélier, ce ne sont là que des choses dont on ne pourra rien dire. Et tous ceux qui se donnent la peine de chercher des raisons pour ces détails font preuve d’une grande folie… ». Cependant, cela n’empêche pas paradoxalement Maïmonide de tenter d’expliciter des sacrifices tels celui du vin en recourant, sans le mentionner, à Aristote puisqu’il se réfère aux facultés appétitives (le foie), vitales (le cœur), psychiques (le cerveau) qui chacune cherche à s’approcher de Dieu en lui offrant ce qu’elles aiment le plus (20).

Aussi s’en tient-il à quelques grands principes d’interprétation dont certains ne font que reprendre la tradition. Ainsi les mitsvoth remplacent-ils une fonction morale en assurant le bien-être de l’âme grâce à l’apprentissage des idées saines et à l’éradication des malsaines et une autre sociale en améliorant les relations humaines.

 Or ceci s’obtient par la suppression de la violence (d’où les sacrifices de réparation et la pratique du bouc émissaire que Maïmonide mentionne) et  l’acquisition des attitudes utiles à la vie en société comme en témoigne le fait que le sacrifice se décline essentiellement sur le mode du partage festif. Or il est intéressant de noter que ces deux fonctions sont complémentaires puisque pour faire disparaître la violence et donc restaurer le lien social, le sacrifice s’approprie l’usage d’une violence à la fois réelle et symbolique afin de mieux l’expulser hors de l’univers profane grâce à un rituel de passage qui en délivre les hommes dès lors purifiés.

 Seulement pour Maïmonide le rituel est loin de suffire, il n’est même qu’une étape sur la voie qu’emprunte l’homme qui doit tendre à posséder l’intelligence en acte, c’est-à-dire les idées acquises par spéculation métaphysique sur la nature de Dieu, le sens de la Création, l’éternité du Monde… Dès lors, les mitsvoth n’ont, selon lui, qu’un caractère pratique et la morale n’est qu’un moyen d’accéder  la connaissance métaphysique.

 Mais la Torah, qui est le livre divin, n’en conserve pas moins une valeur éducative et c’est fort de cette conviction qu’il faut en comprendre les principes de lecture qu’adopte Maïmonide et qu’il applique à la compréhension des sacrifices lorsqu’il donne des conseils à la masse des croyants.

 1 – Principe de rationalité en vertu duquel Maïmonide récuse le recours à l’astrologie et refuse toute forme de superstition.

2 - Caractère pragmatique des rituels : ainsi le porc n’est-il pas sacrifié car il est impur.

3 – Fonction morale : les sacrifices de réparation brident les passions, rétablissent la justice.

4 – Mémorial : les fêtes religieuses rappellent l’homme à son histoire, à son devoir de mémoire, à son amour de Dieu.

5 – Lutte contre l’idolâtrie : c’est ainsi que Maïmonide fait un véritable travail d’ethnologue, fondé aux dires de Saint Thomas (21) sur sa connaissance d’un livre nabatéen sur l’agriculture qui fournit l’explication des pratiques idolâtres des Sabéens (22). Ainsi explique-t-il qu’il est interdit de se raser les coins du visage et de la barbe car les Egyptiens le faisaient ; ou bien de porter des vêtements féminins (cf. Dt 25, 5, s) ; ou encore de faire cuire « le chevreau dans le lait de sa mère » (Ex 34, 26) comme le pratiquaient les Sabéens. Mais le culte sacrificiel n’est qu’un pis-aller afin que le peuple ne sacrifie pas aux idoles (cf. Guide III, 32) car si l’obéissance vaut mieux que les holocaustes, la prière en tant que reconnaissance de Dieu lui est nettement supérieure, voire d’une autre nature.

 C’est pourquoi il faut souligner que, dans le même ordre d’idée, la conception maïmonidienne du sacrifice, en tant que propédeutique à la vraie connaissance de Dieu (Guide III, 52) et à la vraie sagesse (id. 54), privilégie l’étude qui est du reste dans la tradition juive considérée comme une forme de sacrifice effaçant toutes les fautes au point que l’étude du Talmud appelé Abodah, c’est-à-dire « service » est le sommet de la vie juive et supplée au servie du Temple. On peut à ce propos lire dans le Midrash « Quiconque s’occupe de la Torah est comme s’il offrait un holocauste » (23).

 IV – FONCTIONS DU SACRIFICE

 Il est paradoxal de constater que l’unique fonction que Maïmonide reconnaisse au sacrifice soit sa capacité à se sacrifier car en perpétuer la pratique, c’est concevoir une trace de cette idolâtrie qui détourne de l’unique vrai Dieu. De la sorte, c’est l’esprit du sacrifice qu’il faut retenir. Sachant que grâce à la Loi, Dieu se communique aux hommes, ce n’est pas tant la Loi qu’il faut scrupuleusement observer que l’esprit qui l’anime afin de comprendre ce que Dieu communique de Lui par cet intermédiaire ; saisir ce que la capacité de respecter la Loi révèle de l’homme ; prendre conscience que l’exercice du sacrifice confère des qualités spirituelles par lesquelles l’homme s’élève vers Dieu en s’arrachant à sa nature, du moins dans ce qu’elle comporte d’impur, c’est-à-dire d’obstacles au rapprochement (ôla = monter), (qorban = rapprochement). La pratique induit un travail sur soi qui permet à l’homme d’advenir à son humanité grâce à Dieu. C’est pourquoi le sacrifice ainsi conçu ne peut être que consenti. Signe présupposé de la liberté de l’homme, le sacrifice n’a de sens que si on le comprend comme l’une des multiples façons dont peut se dire l’Etre Unique.

Marc Chagall: La Crucifixion blanche - Franciscains du Canada

 Dès lors, les fonctions que Maïmonide reconnaît au sacrifice ainsi compris sont sensiblement différentes de celles qu’il expose lorsqu’il s’adresse aux fidèles. Du moins, visent-elles un autre niveau non plus pratique mais métaphysique. Dieu lui-même est du reste nommé le « suprême régulateur » (24), ce qui laisse augurer que ce n’est plus essentiellement le « Dieu d’Abraham, Isaac et Jacob » mais « celui des philosophes » qui préside à l’ordre du monde. Or, ceci signifie que l’on s’achemine vers une ontologie de l’Un grâce, entre autre, à la réflexion sur le sacrifice qui en arrachant l’homme aux cultes idolâtriques l’amène à la conception du Dieu Unique, Un et Vérace. Corrélativement, la nature même de l’être en est changée puisqu’en s’arrachant à la nature, à la matière et au multiple, l’individu réalise le plan divin « faire de nous un royaume de prêtes  et un peuple saint » (ex 19 : 6) ce qui tout à la fois dé-finit Israël, c’est-à-dire trace les limites au-delà desquelles s’étend le profane dont il se distingue et lui confère sa réelle identité. La représentation du monde est elle aussi réordonnée en vertu de ce principe c’est pourquoi les dimensions spatio -temporelles de l’existence sont réorganisées physiquement et spirituellement. Au Dieu unique doit correspondre un lieu unique dans lequel le culte bâtira le temps (25) offert en action de grâce au créateur. Dès lors, l’Histoire revêt un sens. Non plus juxtaposition d’évènements disparates, inattendus, in-signifiants mais fruit conjoint du plan divin et de la volonté humaine qui animée par l’in-tention (ou in-tension) de se rendre digne de Dieu, devient l’acteur d’une histoire aussi bien collective qu’individuelle qu’il se réapproprie grâce aux sacrifices de réparation (treshouva = réversibilité de la faute ; pardon) lui permettant d’échapper au mécanisme de la faute.

 Le sacrifice ayant pour condition de possibilité la reconnaissance de la faute sans quoi il n’est pas agrée par Dieu, s’en reconnaître l’auteur c’est refuser d’être la victime passive du mal et, dès lors, se donner les moyens d’une libération grâce à l’aide de Dieu. L’évènement traumatique devient mon histoire dès lors qu’il s’inscrit dans un ordre signifiant car ordonné à une fin.

 Mais ce ressaisissement de l’être, devenu même, n’est possible que grâce à l’altérité d’un Tout-Autre unique dont il reste néanmoins séparé par un entre-deux qui, s’il en préserve l’identité, laisse néanmoins place au resurgissement du mal. C’est pourquoi le cœur (radicalement?) malade de l’homme requiert une thérapie qu’assure le sacrifice qui vise à remettre de l’ordre dans cette âme déséquilibrée.

 Autrement dit, le sacrifice assure une fonction de justice à tous les niveaux de l’être : le cosmos, la nature, l’homme (esprit et corps). Notons qu’à ce propos Maïmonide, en tant que médecin et philosophe, insiste (cf. Guide III, 32) sur la fonction thérapeutique du sacrifice auquel il confère les qualités et fonctions que la tradition philosophique antique conférait à la philosophie. Là encore, religion et philosophie nourrissent cette gémellité que Maïmonide suit à la trace. Nous renvoyons à ce propos au chapitre des maladies de l’âme (26) dans lequel Maïmonide identifie mal et maladie et préconise de consulter les médecins de l’âme (métaphore épicurienne) pour s’en guérir.

 Autrement dit, l’homme peut aussi bien pratiquer des sacrifices que la philosophie pour se soigner du mal auquel ni les sots qui n’ont pas conscience de leur état, ni les pervers qui persistent dans leur erreur, n’échappent. On aura noté l’importance de la prise de conscience (que souligne le Lévitique) qui réfère à la pureté de l’intention qui préside à l’acte destiné à Dieu, pureté sans laquelle le sacrifice ne peut agréer à Dieu comme en témoigne son refus du sacrifice de Caïn. Dès lors que l’humanité aura compris vers quoi l’achemine la « pédagogie » divine, alors le sacrifice des biens pourra disparaître puisque c’est ce travail sur soi qui est l’unique don destiné au Dieu unique. Ainsi le sens du sacrifice requiert-il un long détour pareil à une traversée du désert puisqu’il s’agit de parcourir les étapes de la science physique (connaissance des corps), de la logique (théorie de l’allégorie), de la psychologie (l’habitude), de la métaphysique (connaissance des principes) et de la théologie (domaines rationnels dont la prévoyance divine) pour enfin saisir la teneur des Lois pratiques. 

 V – REDEFINITION DU SACRIFICE - OBJECTIFS ET ENJEUX 

 V.1 – Dieu n’a pas besoin de sacrifices

Marc Chagall: Job en prière, Dessins pour la Bible, 1960, Lithographie - Acheter des estampes originales en ligne

L’éthique maïmonidienne étant de l’ordre d’un désintéressement ab-solu (sans condition), le sacrifice ne peut relever ni du « do ut des » ni même de la reconnaissance car pour remercier encore faut-il avoir reçu ce que l’on a demandé dès lors le sacrifice a-t-il encore un sens et une fonction?

 On peut répondre à cela que la théorie de Maïmonide s’inscrit dans la perspective d’une théologie mystique où le sacrifice, défini comme l’une des voies d’approche de Dieu, fait l’épreuve de ses limites ainsi que de tout moyen mis en œuvre pour s’approcher de Dieu. C’est pourquoi le sacrifice doit à son tour être sacrifié car la montée consiste justement à savoir se dépouiller de tout y compris de l’espoir de comprendre Dieu car ses « raisons » sont radicalement impénétrables. 

 Mais alors la question se pose de savoir s’il ne faut pas se dépouiller d l’étude elle-même lorsqu’en tant que propédeutique, elle a joué son rôle d’effacement des fautes et d’apuration de tout désir hormis celui de Dieu.

 De même que la dialectique platonicienne conduit du sensible à l’intelligible, tout comme la démarche aristotélicienne achemine du physique au métaphysique, de telle sorte que l’apprenant fait l’épreuve de l’effort spéculatif et du prix moral à lui accorder, le dernier mot du système maïmonidien revient à la Révélation qui transcende la philosophie en tant que but tendu vers une fin qui lui échappe car elle est donc contre nature.

 On assiste ultimement à un passage de la pensée rationnelle dont le sacrifice était l’un des objets d’interrogation, à la pensée mystique où il acquiert un sens tout autre, celui d’une progression à travers le néant, celui d’une kénose pour s’ouvrir à l’abîme. La prière, dès lors, vrai sacrifice, est comme toute observance, tension vers l’Amour qui permet le franchissement de l’abîme. Tout autre sacrifice n’est qu’une préfiguration du sacrifice spirituel qui consiste à s’offrir soi-même et Maïmonide aurait pu faire sienne cette affirmation de Philon d’Alexandrie « Ce qui, selon la loi, constitue le sacrifice, ce ne sont pas les victimes mais l’esprit de celui qui sacrifie et le rôle qui l’anime » (27). Ainsi que l’indique la 25ème Paracha Tsav qui commente le Lévitique (6, 1 ; 8, 35) le sacrifice est le prototype éducatif du passage de notre matérialité, de nos biens et de notre brutalité à la qualité des gestes dans l’intention du cœur et jusqu’à la rencontre intime avec le destinataire : c’est un don complet qui s’exprime dans les actions les  plus quotidiennes. En négligeant ce que les Epicuriens nommaient les « in-différents » on met son cœur à disposition de Dieu et l’on rend possible sa présence dans le monde.

 Dès lors, on comprend que « Dieu n’a pas besoin de sacrifices » car l’homme en s’arrachant à soi se rend digne d’offrir à Dieu l’amour auquel il s’offre.  

 V.2 – Convergence de la philosophie et de la loi                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        Citations de Platon                        

Au début de notre analyse, nous avions souligné que la conception maïmonidienne du sacrifice lui servait de pierre de touche afin d ‘évaluer la convergence entre la philosophie et la Loi, la Raison et la Foi, qu’en est-il du résultat?

 Rappelons rapidement les principes de Maïmonide :

1. La loi est rationnelle, Dieu serait abaissé s’il en était autrement.

2. Pour l’appliquer, il faut donc la comprendre.

3. Cette compréhension contribue à la perfection de l’âme, bien qu’elle soit limitée.

4. Ainsi est-ce par choix, c’est-à-dire après délibération, que l’homme obéit librement.

5. Incapables de la comprendre, certains « sages » et beaucoup d’ignorants soutiennent qu’elle est incompréhensible et que ceux qui s’y emploient sont des hérétiques.

6. Or c’est en fonction de ces ignorants que Dieu a instauré une réforme douce, visant à éduquer et à réorienter les opinions, mœurs et cultes. C’est pourquoi, en vertu du principe de condescendance (qui signifie que Dieu concède la conservation d’habitudes afin de ne pas violenter la nature humaine), Dieu opère sur le mode du compromis afin d’éradiquer l’idolâtrie du cœur des hommes, en l’investissant d’un contenu différent.

 A quoi les « sages » adressent les critiques suivantes :

1. Les décrets de Dieu sont insondables

2. L’intelligence humaine est limitée.

3. L’incompréhension de la Loi témoigne de sa valeur (or, c’est en ce point précis que la divergence est la plus radicale, puisqu’elle porte sur la nature de la Loi et la possibilité d’accéder ou non à des vérités métaphysiques compatibles avec la Révélation immédiatement suivie par le « cœur »).

4. Si on veut expliciter la Loi, alors c’est qu’elle n’est pas d’origine divine mais humaine. Or cette critique vise la réintroduction de l’idolâtrie, en l’occurrence, celle de la Raison. Ce faisant, l’homme devenant la mesure  de toute chose au détriment de Dieu sacrifie à la vérité à tout prix, à n’importe quel prix (28).

 A ces objections, on peut répondre qu’en effet la connaissance liée à l’émergence d’une philosophie du sujet susceptible d’accéder à la compréhension des lois de l’univers ou plus exactement d’en élaborer une représentation théorique a progressivement substitué la Raison à Dieu, tant sur le plan de la connaissance que du fonctionnement social et des valeurs éthiques. Mais on peut aussi rétorquer que c’est à force de souligner que Dieu est absconditus que l’homme s’en est progressivement désintéressé pour porter son attention sur l’univers phénoménal seul accessible à sa compréhension.

 La religion ne se doit-elle pas alors de répondre aux sollicitations de l’interrogation philosophique afin d’opérer un retour sur elle-même au lieu de mettre en avant des dogmes qui la sclérosent tout autant qu’ils peuvent la rendre obsolète. Or, n’est-ce pas à ce défi qu’a voulu répondre Maïmonide avec le triple objectif de rendre accessible à la spéculation les observances bibliques qui lui semblent les plus rebelles  afin de libéraliser la religion ; de satisfaire ainsi les exigences des perplexes de façon à leur faire goûter et comprendre le sens et la valeur de la Loi de sorte qu’il leur soit éventuellement possible d’accéder à la Sublime Religion ; enfin de créer un réel dialogue entre la religion et la philosophie. Ceci explique qu’il ait élaboré ne méthodologie qui reprenne les formules dogmatiques sous une forme problématique afin de les soumettre à la discussion philosophique. C’est pourquoi la triple perspective sous laquelle il traite le sacrifice (physique ; éthique ; prophétique) est une mise en application de son intuition fondamentale qui se traduit par le projet de donner à la révélation la forme d’un corpus rationnel sans cependant tomber dans les travers qu’il récuse : théologie dogmatique ; rationalisme vide de sens.

 Mais afin que cette convergence ne soit pas de pure forme et qu’elle n’oblige pas à trahir et la philosophie et la religion pour les soumettre au projet de Maïmonide, encore fallait-il que leur compatibilité vienne de leur nature propre. Aussi n’est-ce pas un hasard si c’est vers des ontologies de l’Un que se tourne Maïmonide. Après tout, pourquoi ne pas s’adresser au scepticisme ou au cynisme ou bien encore adopter la pragmatique sophiste qu’il devait connaître à travers les dialogues de Platon? Et l’on pourrait du reste faire la même remarque à propos du christianisme. C’est parce que, dans tous les cas de figure, la philosophie grecque développe une ontologie de l’Un adéquat à la spiritualité monothéiste que la théologie s’exprime au moyen des concepts philosophiques grecs. Il n’est à ce propos que de relire Maïmonide « Dieu existe, mais non par l’existence » ; « Il est Un mais non par l’unité » (29) ; de consulter son chapitre sur l’accord d’Aristote et des Rabbins en matière de vitalisme cosmique (30) ; et, enfin, ceux consacrés à la nature de Dieu (31) fortement inspirés de la tradition philosophique (ex : « Dieu est parfait en acte ») et préparant la voie vers la Religion sublime qu’il appelle de ses vœux via un apophatisme en germe à la fois dans le Talmud et la métaphysique grecque. Or, le projet de cette Religion sublime requiert, plutôt exige, l’éradication de toute forme d’anthropomorphisme dont l’idolâtrie est le support et que la pratique du sacrifice, qui s’y origine, risque de perpétuer. On comprend pourquoi ce détour par la philosophie est nécessaire si l’on veut comprendre que la conception maïmonidienne du sacrifice s’inscrit dans un projet plus vaste dont il constitue l’une des étapes.

 V.3 – De la liberté avant toute choseDix commandements - Scoutopedia, l'Encyclopédie scoute !

Les enjeux du débat quant à la nature et à la fonction du sacrifice relève d’une part de la relation  de l’homme et du monde, d’autre part de la connaissance, enfin de la pratique et des fins. En effet,sacrifier c’est présupposer la réversibilité du cours de l’histoire et donc la possibilité d’échapper au déterminisme naturel puisque l’individu en assurant la responsabilité de ses actes échappe à son caractère sensible conditionné qu’il transcende en vertu de son caractère intelligible inconditionné qui seul confère du sens à un parcours dont il fait son histoire. L’obéissance à la Loi étant conçue comme la manifestation d’un respect qui présuppose la liberté radicale de l’être, servir n’est pas, dans ces conditions, le signe d’une aliénation à un pouvoir transcendant irrationnel. Le sacrifice en ouvrant à une dimension verticale qui manifeste la « préoccupation ultime » (P. Tillich) qui taraude l’homme le fait accéder à son essence propre qui dit l’impératif de la ressemblance à Dieu. Or, comment se rendrait-on semblable en acte à ce qui ne serait déjà là, en puissance? Tout comme l’influence n’a d’impact que sur celuiqui l’attend, la ressemblance ne peut se manifester que sur fond de semblance.

 Pour l’existant, s’ouvrir à Dieu, c’est se découvrir comme sujet libre et ce faisant s’affronter à la problématique du fondement de la morale ainsi qu’à celle du pouvoir puisque l’homme est un zoon politikon (cf. Aristote). Comment, dès lors, gérer les relations avec autrui, éviter la violence, instaurer la paix et la sécurité, respecter sa liberté sans me priver de la mienne? A ces questions, la Loi apporte des réponses et le sacrifice permet de réparer, d’assurer le bien-être du corps social sous le regard de Dieu. Et si l’homme souffre le mal, c’est-à-dire s’il connaît cette privation d’être dans son corps et son âme, il lui faut savoir qu’il en est le responsable car aliéné à ses penchants et tendances égoïstes, il fait des choix qui en se muant en destin l’amènent à sacrifier à des idoles dont il espère des interventions miraculeuses. Muant son histoire en fatalité, il sacrifie un libre-arbitre offert par Dieu aux hommes (libre-arbitre aussi infini que la volonté divine et donc signe de leur ressemblance) à des idoles muettes. C’est pourquoi l’éradication de l’idolâtrie en vertu de tout ce qu’elle véhicule est la pierre de touche du sacrifice en tant que processus libératoire permettant à l’existant d’accéder à soi c’est-à-dire à Dieu « plus intérieur à moi-même que moi-même »  (Saint Augustin).

 Accéder à soi n’est-ce pas accéder à la vérité de l’être? Or, il ne faut pas négliger le fait que c’est avec tout son être que l’on va vers la vérité ; c’est pourquoi la raison est sollicitée dans cette recherche qui exige que l’on se déprenne de ses opinions, représentations, habitudes de pensée qui sont autant d’obstacles épistémologiques. En étudiant la logique, la physique, la métaphysique ; en récusant tout recours aux superstitions ou à la croyance, la voie s’ouvre ver s la vérité. Autrement dit, il s’agit de s’accoutumer à une ascèse intellectuelle préparant à celle spirituelle que requiert ce travail sur soi pour accéder à soi grâce à l’Etre dans lequel il en va de mon être.

 On l’aura compris, l’enjeu ultime de cette démarche est le bonheur, enjeu sans lequel on ne verrait dans le sacrifice qu’une pratique naïve, inutile et vaine relevant de la magie puisque agissant à distance ; dans l’ascèse qu’une forme de masochisme ; dans l’obéissance qu’une servitude.

 Or, Maïmonide le soutient avec force si la Loi « ordonne » d’effacer toute trace des faux cultes, c’est afin d’assurer le bonheur d’être homme en aimant Dieu « De tout son cœur, de toute son âme, de toute son énergie » (Deut. 6, 5).

 S’approchant de Dieu, sans cependant fusionner avec Lui, l’homme connaît le bonheur de la vraie liberté, celle qui se sait « vouée à l’autre » (Lévinas).

 Qu’est-ce que l’homme? Sans doute est-ce là la question qui motive la vie et l’œuvre de Maïmonide. Y en a-t-il d’autres?

 Pour ne pas conclure

Pour ne pas conclure, car ce serait briser l’approche…

Pour ne pas conclure car les questions ont plus de sens que les réponses…

Pour ne pas conclure car le dialogue est sans fin…

 En guise de viatique

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 « Cette transcendance de la personne par rapport à la légalité qui l’enserre, cette incommensurabilité de la conscience avec le tragique de la faute, la Torah lui réserve le nom étrange de Teshova que le français traduit improprement par « repentir » mais qui signifie « reversibilité » - Betty Rojtmar.

 « … les philosophes ne parlent-ils pas toujours de Dieu? Ne font-ils pas constamment des recherches sur son unité, sur la Providence? La philosophie n’a-t-elle pas pour but d’enquêter sur le divin? » - Justin : Dialogue avec Tryphon.

 « … Les paroles de la Torah seront dites dans la langue de Jephet et dans les termes de Sion » -Midrash – « Enoncer en grec les choses que la Grèce ne connaissait pas » - Lévinas.

 « Partout où l’on parle de la pensée comme réquisition, injonction de faire un chemin, on suit la pensée juive ; partout où la pensée est en quête d’harmonie, de conciliation rationnelle des contraires, la pensée grecque est à l ‘œuvre » -  Claude Birman.

 « Et ce n’est pas par hasard si la langue biblique confond sous le même terme « hessed » le don absolu et l’abomination, l’amour sans limite et l’horreur sans limite, craignant que dans l’oubli des différences la sainteté (Kedoucha) ne verse dans la prostitution (dichat) »  - Betty Rojtman (32).

 Pour poursuivre l’interrogation

Et pour provoquer une réflexion nouvelle sur Maïmonide et sur son approche du sacrifice, sans doute faudrait-il se demander si l’auteur ne s’inscrit pas dans la grande tradition de la gnose que l’on voit naître vers le IIème siècle avec entre autre Philon d’Alexandrie que connaît bien Maïmonide. Si on admet en effet que la gnose est une méthode visant à élaborer un savoir rationnel du divin, du cosmos et de l’homme, recourant à l’allégorie pour déjouer les pièges de la lecture littérale, récusant toute forme de pratiques et d’approche irrationnelle de Dieu, alors force n’est-elle pas d’admettre que Maïmonide nous livre une lecture gnostique du sacrifice?

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

 

(1) Voir à ce propos : 25 Paracha Tsav – Commentaire du Lévitique 6, 1 – 8, 35

(2) Guide des Egarés – chapitres 32 et 46 – traduction Munk – éd. Verdier 1979

(3) Mentionnons à titre d’exemples : Dt : 4.35 ; 39 ; 11.13 ; 5.26 ; 23.23 ; 12.27 ;32.17 ; ex : 23.25 ; 20.21 ; 22.19 ; 31.14 ; 28.41 ;13.21 ;22 ; 8.22 : LEV : 1.2 ; 17.6,7,11 ; 4.18 ; 19.26 ; NI : 13.28 ; Isam 15,21 ; 1.11 ; Jie 7M,22,23 ; 5,12 ; 7,9.10 ; PS : 50, 7.9

(4) A ce propos, Halevi écrit dans son ouvrage le « Cusari » « Mais celui qui ne s’en tiendrait pas à elles (les lois) comment pratiquerait-il les sacrifices, la circoncision et les autres commandements qui sont dans l’ensemble des lois dont l’esprit ne nous rapproche ni ne nous éloigne? Ce sont elles qui singularisent Israël et grâce à elles, il est gratifié de chose divine ». Cité in Maurice Ruben Hayoun, Maïmonide ou l’autre Moïse, 1994 Ed. Lattès

(5) Voir à ce propos « L’allégorie du château » 3ème partie chapitre 51.

(6) Cf. Saint Thomas « Somme théologique » I à II Question 102 « La raison d’être des préceptes cérémoniels

(7) Pour une étude approfondie de la question, nous renvoyons à L’Arche, année 5760 - Septembre 1999

(8) Guide – I, ch. 8

(9) Guide I, 30

(10) Cf. Hayoun, Op. Cité p 141

(11) Neusch : Le sacrifice dans les religions – Beauchesne

(12) Cf. Guide III, 26 « Si tel ou tel commandement vous semble vain, c’est en raison de votre incompréhension et non en raison de la mitsva elle-même » cf. III, 31 ; cf. Siracide, 38, 1-4

(13) ??? Hayoun, op. Cité, p 96

(14) Voir l’article de S. Trigano « Juive n’est pas une épithète » in l’Arche – Septembre 1999

(15) Guide III, 32

(16) « La notion de crainte de Dieu dans la culture juive » http://membres.tripod.fr/métaphysis/2initial.htm page 5

(17) « L’acte reconvertit les méfaits en mérites » - Yoma, 86 b

(18) Cf. Guide III, 31 où Maïmonide démontre la contradiction des raisons invoquées par ceux qui pensent que les mitsvoth sont incompréhensibles sous prétexte qu’on pourrait les attribuer au génie humain si le sens en était intelligible. Selon ce raisonnement, la perfection de Dieu consisterait en l’arbitraire de la Loi donnée aux hommes !

(19) Cf. Guide III, 26

(20) Cf. Guide III, 46 Onzième classe : les sacrifices, p 588 in Munk

(21) Saint Thomas « Somme théologique I à II ae Question 102 : les raisons d’être des principes cérémoniels ». Tout comme Maïmonide, qu’il cite à plusieurs reprises, Saint Thomas répond à ces ensembles d’objections à propos du caractère non fondé des sacrements de la loi ancienne, en postulant que tout précept à une raison d’être du fait d’être ordonné par Dieu à une fin, même si elle nous échappe. Il souligne trois fonctions  des cérémonials : fuir l’idolâtrie, célébrer les bienfaits de Dieu, fixer l’attitude spirituelle nécessaire ; et recourt à la distinction sens littéral, sens figuré ou allégorique afin de justifier les pratiques. On se situe dans les deux cas dans des univers de pensée à logique participative où chaque objet, ou être, est conçu comme le symbole d’un ordre spirituel avec lequel il entretient une correspondance analogique.

(22) c) Mischne Torah, Lois de l’idolâtrie XII, 1 et Guide III, 37

(23) Cité in « Le sacrifice dans les religions », article de Pierre Lenhardt « La valeur des sacrifices dans le judaïsme d’autrefois et d’aujourd’hui » in Sciences théologiques et religieuses – Beauchesnes - p 70 note n°31

(24) Guide III, 32

(25) Abraham Herschel « Les bâtisseurs du temps »

(26) Traité des Huit chapitres – chapitre 3. In Guide des égarés

(27) Philon d’Alexandrie Spec. Leg. I 290 cité in Nusch op. Cité

(28) Pour une critique de ceux qui considèrent les lois comme irrationnelles - Guide III, 31

(29) Guide I, 64

D’une part, Dieu n’existe pas comme un existant (ex-sistence), se tiendrait hors de lui-même car Dieu est tout entier en soi et s’il est Il ne peut ex-sister.

D’autre part, Il est un-en-soi et non par participation à l’idée d’unité. Au contraire, c’est de Lui que vient tout ce qui est analogue à l’unité.

Enfin, il s’agit de distinguer entre l’Un (cf. Plotin, Platon) et l’unité qui est la qualité de ce qui est simple, c’est-à-dire non multiple, or pour parler d’unité il faut la comparer et l’opposer à la multiplicité mais Dieu est in-comparable donc son Unicité n’est en rien comparable à l’unité, de même que sa véracité n’est en rien comparable à la vérité.

En outre, il n’existe aucun être-un, tout unité est à caractère synthétique et est obtenu après épuration, tandis que Dieu est originellement et essentiellement Un. Il est l’Un.

(30) Guide II, 5, 20, 30

(31) Guide I, 51 et suivants

(32)  Citations extraites de L’Arche – Journal de l’année 5760 Septembre 1999

  

BIBLIOGRAPHIE

 

Revue « L’Arche » Le mensuel du judaïsme français – 5760 – Septembre 1999 è Philippe Haddad – « Le sens des mitsvoth chez Maïmonide »

 

Maurice Ruben Hayoun – Maïmonide ou l’autre Moïse – Lattès – 1994

 

Dictionnaire de Théologie – article « Sacrifice » Cerf. Paris – 1988

 

Maïmonide – Le Guide des égarés – Lagrasse 1979 (Editions Verdier, traduction française, Salomon Munk)

 

André Neher – « La philosophie juive médiévale » – Histoire de la philosophie T. 1 – Pléïade – Paris 1969

 

Marcel Neush – Le sacrifice dans les religions – Sciences théologiques et religieuses – Beauchesne

 

Saint Thomas – Somme théologie I à II a Question 102 – Les raisons d’être des préceptes cérémoniels               

 

A consulter sur Internet :

 

- « 25 Paracha : TSAV » pages 1 à 16 Modia – Commentaires de la Torah

http://www.modia.org/tora/vayiqra/tsav.html

 

- Introduction linguistique et culturelle « La notion de crainte de Dieu dans la culture grecque ; dans la culture juive »

 

 

Pierre Christophe Cathelin com : « D’un agent  qui ne serait pas l'intellect

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