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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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2 mai 2020

AVEU OU TRANSPARENCE DES CONSCIENCES

UNE PHILOSOPHIE DE L’AVEU

OU

DE LA TRANSPARENCE DES CONSCIENCES

 File:Maurice Quentin de La Tour - Portrait of Jean-Jacques ...

UNE ANALYSE DU RUBAN VOLE

 

Le ruban volé entre dans la thématique de l’aveu laquelle est illustrée par deux autres évènements de l’enfance de Rousseau : la fessée de Melle Lambercier ; l’épisode du noyer. Mais aux dires mêmes de Rousseau, l’épisode du ruban volé jouera un rôle fondamental dans sa vie. L’histoire apparaît à la fin du « Livre II », alors qu’il n’a plus, apparemment rien d’important à narrer et que Mme de Vercellis étant morte, cela clôt une page de sa vie.

Pourtant la place même de l’aveu en fin du « Livre II », alors que rien de l’annonce, le vocabulaire et la rhétorique employés soulignent l’extrême importance de l’évènement.

En tant qu’évènement il est ce qui survient alors qu’il n’a pas sa place chronologique en cette fin de livre, ce qui, notons-le au passage, atteste qu’une autobiographie n’est pas la reproduction telle quelle d’une vie mais sa reconstitution puisque l’auteur n’hésite pas à bouleverser la trame des faits. Or ceci obéit au double souci de l’homme, d’avouer même l’inavouable apparemment anodin, et de l’écrivain, de susciter l’intérêt du lecteur, d’opérer une mise en scène, de faire appel à toute la rhétorique dont il est capable. Plus stratégiquement encore l’évènement est narré en fin de livre, comme en fin d’épisode de ce séjour afin de signifier que quelque chose s’achève là, à savoir l’innocence de Jean-Jacques. Mais en même temps pour l’homme Rousseau qui fait cet aveu, c’est une reconnaissance qui s’opère, il se décharge du fardeau d’une culpabilité qu’il supporta quarante ans durant. C’est dire que l’évènement fut capital. Reste à savoir en quoi il le fut.

 Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1, figure page 0089.png

I – Nature et fonctions de l’évènement

Nombreuses sont les fonctions que remplit cet épisode de la vie de Rousseau :

1 – Fonction initiatique (L 3-4) Jean-Jacques meurt à lui-même pour renaître à un autre.

2 – Souvenir douloureux persistant, grandissant (L 8) car révélateur d’un crime.

3 – Générateur de remords, donc initiateur de la conscience morale de Rousseau née à cette époque.

4 – Déclencheur d’évènements ultérieurs (L 9) donc à l’initial, de ce qu’il sera. Le récit est donc de type archéologique, il revêt l’allure d’un mythe en tant que récit des origines, c’est-à-dire des conditions mêmes de l’être et de son existence.

En effet :

a) Il fut peut être à l’origine de la perte de Marion (L 11 à 13 ; L 63). A l’époque une jeune fille sans référence, accusée de vol, pauvre, courait tous les risques de se retrouver à la rue, voire sur le trottoir, or Rousseau a la prostitution en horreur et se savoir à l’origine de cela lui est insupportable, d’autant que face à cette jeune fille modeste, belle, bonne (L 13), il joue le rôle du mâle générateur du mal. L’évènement lui renvoie donc une image insupportable de lui-même et de l’homme en général : dur, sans scrupule, pervers, corrupteur (à l’image de la société qu’il fustige pour cette raison) face à la jeune fille incarnant l’innocence (L 13) et valant mieux que lui. Donc paradoxalement Rousseau qui recherche une pureté et une innocence originaires que la société a corrompues, joue lui-même le rôle de corrupteur et ce, sans vraiment le savoir, ni le vouloir à l’époque. Par conséquent l’homme Rousseau à quarante ans d’intervalle, juge à quel point il doit se méfier de lui-même puisqu’il a été susceptible d’incarner tout ce qu’il hait et ce alors qu’il était enfant, c’est-à-dire dans un état présumé d’innocence.

 

b) Le second impact de cet évènement, et qui en dit long sur le cheminement inconscient de la faute et sur son caractère déterminant, est l’écriture même des « Confessions » (L 94 – 95) qui, comme le titre l’indique, consistent à avouer une faute afin d’en avoir la conscience soulagée. De ce fait le livre n’est donc pas un roman (« C’est de mon portrait qu’il s’agit et non pas d’un livre ») puisqu’il y expose ses sentiments et impressions avec spontanéité, de façon authentique sans négliger le moindre détail, ni se faire la moindre concession, sans sacrifier au romanesque (c’est-à-dire à la narration d’évènements irréels ne ressortant qu’à la pure imagination et de ce fait irréalisables) mais au contraire en se faisant le juge impitoyable d’un être fragile, petit, mesquin en même temps que l’interprète de ce qu’est l’homme. Loin de vouloir donner, comme dans les romans, une apparence mensongère au moi, il fait l’aveu de la misère de celui-ci par souci et respect de la vérité. Or n’est-ce pas de la peinture de sa petitesse que paradoxalement Rousseau sort grandi?

S’il ne s’agit pas d’un roman de quoi s’agit-il? Comme le titre l’indique de : « Confessions » ce qui inscrit l’œuvre dans la tradition de la pastorale chrétienne de la Contre-réforme, qui exige la tâche infinie de se dire à soi-même et à un autre tout ce qui a trait au sexe. La pastorale chrétienne considère comme un devoir de faire passer par la parole tout ce qui concerne le jeu des plaisirs. Plus profondément encore, cette pratique signifie pour lui la possibilité en faisant appel à un travail de mémoire et en prenant autrui à témoin de recouvrer un état de transparence et d’innocence que les scories de la société ont recouvert jusqu’à le faire disparaître. Avouer non pas pour se faire pardonner, mais avouer pour expulser progressivement tout ce qui l’éloigne de soi et le rend méconnaissable à ses propres yeux, mais aussi aux yeux des autres, qui l’appréhendent comme un barbare parce qu’ils ne le comprennent pas. Se confesser (de : confiteri : avouer) c’est par conséquent un acte de réflexion grâce auquel par l’intermédiaire d’autrui le moi peut se connaître.

 Les Confessions, Rousseau: Amazon.co.uk: Jacques Domenech ...

c) Corrélativement cet évènement permet à Rousseau de prendre conscience du rôle primordial de la société dans le type de comportement que l’on adopte (L 37 -57 – 110 à 125) car la honte plus forte que la vérité fait que l’on se conforme à ce que l’on attend de vous. On peut donc dire que cet évènement est principiel car, de ce jour, l’horreur qu’éprouvera Rousseau pour le mensonge, l’injustice, l’inégalité seront à l’origine de la réforme de la société qu’il tentera dans la perspective d’y instaurer les conditions de possibilité d’un état d’innocence recouvrée, c’est-à-dire d’une transparence intersubjective telle que l’on ose y être ce que l’on est sans craindre la honte de déplaire. En découvrant la honte comme moteur de l’action Rousseau saisit l’un des principes du mal dont la source la plus profonde est sans doute l’amour-propre qu’il ne faut pas confondre avec l’amour de soi qui en est l’antithèse. L’amour-propre est en effet une sensibilité négative qui porte l’individu à l’amour exclusif de soi au détriment de l’autre que l’on veut posséder (consommer) ; l’amour de soi est au contraire le sentiment qui porte à aimer l’universellement humain, ce qui inclut, soi, autrui, Dieu. Or cet amour s’origine dans la conscience qui est en nous la marque du Créateur, traçant ainsi la voie vers soi-même, autrui et Lui. Non pas désir de possession, mais désir du désir de l’autre, l’amour de soi induit le détachement à l’égard de soi pour que l’autre puisse être. Or avec l’évènement du ruban volé Rousseau fait rétrospectivement l’épreuve de ces deux types d’amour. L’amour-propre qui l’a conduit à s’aimer au détriment de Marion puisque la honte c’est précisément un sentiment de défense développé par le moi blessé, et l’amour de soi qu’il ignora mais dont il connaît dorénavant toute la valeur.

Dès lors on comprend pourquoi Rousseau fustige son acte, pour tout autre anodin, avec une telle véhémence. Il s’agit bien d’un crime, non pas dans les faits, mais quant à son origine et ses implications, quant à l’abîme qu’il révèle de l’âme humaine.

Semblable à l’entreprise thérapeutique freudienne, la confession de Rousseau s’attache à l’anodin pour en faire le signe de pulsions enfouies dans  l’inconscient. La faute d’un enfant, le ruban volé? Non, répond Rousseau, le symptôme d’une pulsion perverse.

Dès lors la confession devient thérapie et l’acte d’écrire analogue à la parole avouée par le patient à l‘analyste, se mue en acte cathartique dont le récepteur est le lecteur lui-même et au-delà de celui-ci Dieu que Rousseau rencontre dans tous les regards qu’il croise.

 

II – Larcin ou crime : l’objet du procès

Il n’en demeure que le récit, puisque récit il y a, là relate avec force détails les circonstances de l’évènement, mais dans quel but? Telle est la question. Ne s’agit-il que d’informer le lecteur? Ou bien d’obéir à un souci maniaque du détail? Ou encore de se livrer à une mise en scène? Si oui, de quoi? Du seul incident, ou bien d’une stratégie visant tout à la fois à disculper et à accuser son auteur? S’il s’agit d’une stratégie alors peut-on se fier à la véracité prétendue du récit, voire de l’entreprise autobiographique toute entière?

Comment Rousseau présente-t-il la chose? Comme un procès :

1 – Le vol

- une situation banale, le désordre d’une maison après un décès, d’où quelques objets égarés, ce qui d’emblée minimise le fait ;

- l’auteur : un enfant, sans malice (L 22) qui n’a pas conscience de son méfait ;

- l’objet : un ruban, petit et vieux (donc sans valeur) ce qui dénote le caractère désintéressé de l’enfant.

On aura noté le souci de Rousseau d’amoindrir le caractère du vol voire de l’excuser par avance.

2 – Sa découverte

- Le larcin est découvert par « on » (L 22) ;

a) « On » accuse l’enfant qui se trouble. Celui-ci est donc d’emblée obligé d’endosser l’habit du coupable devant ce « on » anonyme menaçant, inhumain car sans visage.

Incapable de dire la vérité dont il redoute les effets, il ment car l’attitude de « on » l’y contraint. Notons l’emploi du présent historique qui signifie toute l’émotion qui submerge Rousseau lorsqu’il écrit cela, comme si tout d’un coup il était contemporain de la scène comme l’atteste l’emploi du pronom « je » (L 24). L’engrenage est enclenché car en accusant Marion il s’ôte toute possibilité de pourvoir se récuser, se justifier, et s’amender. Par conséquent le mensonge et le remords sont désormais et pour quarante ans en lui, jusqu’au moment où revivant cette scène il pourra adopter l’attitude qu’il aurait dû – et voulu- prendre à ce moment-là : celle de l’aveu. Autrement dit il fait l'épreuve d’une frustration qui le place en position passive face à une puissance supérieure, celle du plus fort qui fait de l’autre un aliéné. Sentiment qui deviendra idée à l’origine du « Discours sur l’inégalité » et du « Contrat Social ».Discours sur l'origine et les fondemens de l'inégalité ...

b) Rousseau ne fait rien pour rendre son crime moins odieux, au contraire ; il insiste sur l’origine modeste de Marion, sa joliesse, sa modestie, son amabilité (L 30…), sa sagesse, sa fidélité. Bref rien ne la désigne comme coupable, au contraire et l’on s’en étonne du reste. Toute la stratégie de Rousseau va donc consister à renverser la situation en sa faveur en manipulant l’opinion publique dont il dénonce ce faisant la sensibilité au vraisemblable plutôt qu'au au vrai puisque c’est à partir de l’apparente attitude assurée de Rousseau qu’on va le juger innocent.

On est donc dans une société du paraître où seul importe ce qu’on semble et non ce qu’on est. Rousseau dénonce ainsi les habitudes de la Cour et de la société noble bien qu’il en soit à ce moment-là l’un des représentants en accusant injustement Marion sous prétexte qu’il veut paraître autre qu’il n’est.

3 – Le procès

a) Sont en présence :

-Rousseau – Marion : les présumés coupables

- L’assemblée : les jurés

- Le Comte de la Roque : le juge

b) Défense de Rousseau :

- il attaque d’emblée (L 39 – L 45-46)

- son imprudence a quelque chose de surnaturelle, elle est infernale, comme si le Diable agissait en lui (est-il donc responsable même s’il est coupable?) (L 41-45 ; L 55).

c) Attitude de Marion :

- interdite et muette (L 39-40)

- elle regarde (notons l’importance du regard qui est le médium par lequel se fait la communication des consciences). Or par ce regard Marion implore mais elle indique aussi à Rousseau qu’elle sait. Plus loin (L 108) le pouvoir du regard est tel qu’il déchire Rousseau (bien qu'il ne lui interdise pas de la «tuer»)  enfin c’est le regard des autres porté sur lui qui induit un sentiment de honte tel qu’il est réduit à l’impuissance. C’est donc le regard de l’autre qui me fait prendre conscience de ce que je suis, je fais, ou de ce que je pourrais être et faire. En l’occurrence le regard d’autrui fait qu’il se voit comme un coupable, un criminel de sorte qu’il va se comporter comme tel, jusque là il ne s’agit que d’un larcin d’enfant sans conséquence, maintenant c’est un vol aux conséquences infinies et durables. Qui est dès lors responsable?  Rousseau se confond-t-il  avec ce regard porté sur lui, est-il le criminel que le regard d’autrui lui renvoie, ou bien ce regard ne le méconnaît-il pas? En en-tête des « Dialogues », Rousseau écrivait « Je suis un barbare, parce qu’ils ne me connaissent pas », or n’a-t-on pas ici la parfaite illustration de cette apostrophe? Rousseau devenant un barbare à l’égard de Marion, parce que le regard porté sur lui ou qui pourrait l’être s’il se dénonçait l’incite à se comporter ainsi.

Mais il est aussi des regards qui bonifient parce qu’ils vous voient tel que vous êtes et vous le révèlent. Ainsi le regard de Marion est-il celui de la transparence. Et l’on voit comme en superposition s’instaurer un dialogue entre Marion et Rousseau qui les abstrait de la situation.

Marion en effet est le point convergent de plusieurs discours qu’elle adresse :

- au public pour sa défense (L 41)…                         Langage verbal. Attitude pondérée

- à Rousseau pour qu’il avoue la vérité (L 42)      Langage verbal. Argument de type moral

                                                                                              (rentrer en soi ; ne pas la déshonorer)

- à Rousseau qu’elle juge comme (L 48-49-50)    Langage gestuel et verbal

lui-même se juge, mais sans l’invectiver (L 52)    Argument psychologique et moral

et pour lequel elle conserve toute

sa tendresse (L 50)

- à Rousseau, qu’elle connaît et comprend au point d’éprouver ce que lui-même éprouve dans la transparence des consciences qui les lie.

 

4 – Le jugement

a) Ce procès apparaît comme la transformation d’une innocente en coupable à partir de la seule interprétation de signes conventionnels.

Ainsi : l’attitude modérée de Marion, son discours moral et sage, ses pleurs, sa retenue, l’accusent car on les impute à une hésitation due à sa réelle culpabilité. Par contre la véhémence de Rousseau prêche en sa faveur.

Or on a là la dénonciation des sophismes auxquels sont sensibles les juges qui ne se fient qu’aux apparences et les interprètent en fonction de préjugés (L 57) et valeurs communément admis. L’important n’est pas tant d’établir la vérité que de convaincre les juges.

b) Enfin nulle décision n’est prise et Mr de la Roque renvoie chacun au jugement de sa conscience. Or c’est bien là le pire châtiment qu’il pouvait, tel Dieu le Père, infliger, puisqu’il est laissé au seul individu se jugeant lui-même. Rousseau ne pouvant s’en excuser, ni l’oublier sera taraudé par le remords et le repentir (L 74 – 75 – 76 – 84) que ce soit dans ses rêves (L 78) dans l’adversité (L 85) et jusque dans ses écrits (           L 94 – 95) jusqu’au moment où il pourra enfin en faire l’aveu et revivant cette scène originelle, la neutraliser. Il n’est donc pire bourreau que soi-même car la conscience morale dont est doué tout être le rendra entièrement responsable de lui et des autres car étant liberté  il choisit d’être ce qu’il est. En l’occurrence aucun jugement n’ayant été rendu nulle instance ne l’a déchargé, grâce à une punition, du poids d’une faute, dont le seul juge est dès lors Dieu.

c) Mais sur quoi Rousseau se juge-t-il?

- sur les conséquences concrètes de son acte (L 64 – 65) ;

- sur l’avilissement moral infligé à Marion : elle passe pour une séductrice, une voleuse, une perverse (L 69).

Mais ce n’est pas là le plus grave (L 70). Le plus grave c’est le destin qu’elle a pu connaître, celui d’une fille de rien, d’une prostituée déchue par Rousseau, de son innocence (L 55 angélique ; L 76). Or quel mal pire peut-on faire à un être que de le rendre méchant? Rousseau a perdu une âme, c’est là le crime inexpiable. Mais est-ce tout?

.File:Rousseau - Les Confessions, Launette, 1889, tome 1, figure page 0109.png

III – Les coulisses de la conscience

1 – Les objectifs avoués de Rousseau

Or que veut Rousseau?

- Tout d’abord se disculper à l’égard de tous ceux qui l’attaquent car ils le méconnaissent

- Restaurer un état d’innocence en deçà des couches successives qui l’occultent

- Donc, selon la formule socratique, il cherche à se connaître soi même

- Or cette volonté de transparence rencontre des obstacles dont il doit faire l’aveu afin de les surmonter

- A cette condition, c’est-à-dire en exhibant la fragilité de son moi qui est aussi celui de tout être, il vise à une communication transparente des consciences, en deçà de tout jugement que l’on porte sur soi-même et en deçà des jugements qu’autrui porte sur le moi qu’il s’agisse du sien ou de celui de l’autre. Ainsi sera-t-il possible d’établir les conditions d’une relation intersubjective qui permettra la réhabilitation de Rousseau, et fondera une société où les hommes ne subiront plus le poids du regard accusateur de l’autre. Si l’on admet que le mal a une double origine, celle de la liberté humaine et celle de la société, alors l’accès à une authentique connaissance de soi permettra de le maîtriser, puisque connaissant ce que je suis (capable du bien et du mal) et ce qui m’a formé (les expériences de l’enfance, les normes de la société), il me sera possible non seulement de m’amender mais aussi de contribuer à l’élaboration des conditions d’une société humaine. Tel est en tout cas le projet qui est en germe dans ce ruban volé.

 

2 – L’obscur objet du désir

Est-ce là tout?

Point encore et maintenant nous arrivons à cette strate du texte que Rousseau occulte justement par l’aveu qu’il nous fait de son crime, car en exhibant celui-ci c’est tout autre chose qui est signifié mais aussi masqué, un peu comme ces lapsi révélateurs qui satisfont une pulsion sans rien en dévoiler afin de soulager la tension psychologique sans susciter d’angoisse. Ceci ne transparaît que sous forme de traces mais qu’est-ce qui justifierait un vocabulaire aussi excessif s’il ne s’agissait pas d’autre chose que ce qui est dit? Quelques termes nous semblent remarquables :

- opprobre ; honnête ; ruban ; en rougissant ; jolie ; aimer ; déshonorer ; innocent ; diabolique –angélique ; séduire ; vices ; innocence avilie ; amitié ; L 105 à 108 ; perdez ; honte.

A quoi correspond ce vocabulaire, si ce n’est à l’expression d’un désir amoureux violent, sadique, et de ce fait inavouable même à sa maîtresse Mme de Warens?

En effet d’une part, nous l’avons déjà mentionné, la violence à la fois de l’opprobre de Rousseau à son propre égard, d’autre part la représentation diabolique qu’il donne de lui-même, mais aussi l’impossibilité de faire cet aveu durant quarante ans signifient que Rousseau a été en face de l’innommable entr’aperçu à l’occasion de cette scène.

Or les termes mentionnés concourent à la justification de cette thèse qui nous dévoile une sexualité naissante à caractère fétichiste (le ruban) dissimulateur (le ruban est le simulacre d’un désir qui ne s’avoue pas) violent (Rousseau met toute son énergie à cacher ce vol qui dévoilerait son amour) répréhensible (le désir est mis du côté du mal à l’opposé de l’innocence de type angélique, or les anges n’ont précisément pas de sexe) et avilissant (l’innocence est tâchée, or la sexualité masculine

tache la femme en lui ôtant son innocence) et par conséquent honteuse (honte liée au jugement que l’on porterait sur sa sexualité exhibée) c’est pourquoi son amourette est soigneusement cachée, confère le cadeau qu’il voulait faire : un vieux ruban égaré – signifiant, sans le dévoiler, son désir. Mais outre la honte qui s’attache pour Rousseau à la sexualité, (il fut en effet toujours passif, timide, voire impuissant avec les femmes à la suite d’une éducation dont la sexualité était bannie puisque sa mère étant morte à la naissance il vécut avec le faux couple de son père et de sa sœur incarnant une relation chaste, pure et innocente) ce qu’il découvre dans cet épisode c’est à la fois qu’il fut un être sexué que le désir taraudait, mais celui-ci étant empêché il prit des voies détournées, obscures et malsaines : le vol, ce qui signifie que le désir ne pouvait,  pas s’exprimer librement chez lui. C’est pourquoi mis en face de celui-ci, Rousseau en éprouva une « honte universelle ».

Enfin dernier trait de sa sexualité, elle s’avère être celle d’un pervers car Rousseau s’acharne avec sadisme sur Marion comme si sa violence était nourrie par son désir même. Pourquoi ce sadisme? Sans doute parce qu’à travers elle, c’est lui-même qu’il fustige avec une telle violence, lui et son désir honteux, coupable (L 106 – 107 – 108). C’est pourquoi il n’éprouve aucune méchanceté à l’égard de Marion, au contraire son amitié pour elle en est la cause (L 104) ce qui peut s’entendre comme « mon désir pour elle en fut la cause », or celui-ci étant inavouable il fallait bien qu’il la rendît responsable mais sans que cela s’originât dans une quelconque animosité. Mais ce que Rousseau ne dit pas c’est peut-être la jouissance qu’il éprouva à ses cris, à ses pleurs, à son tourment. Si tel est le cas, alors on comprend pourquoi il parle d’un crime et se décrit comme un bourreau entretenant avec ses victimes de relations sadomasochistes comme en témoigne l’épisode de la fessée avec Melle Lambercier. De même ici, se dit-il « déchiré » (L 109) mais quelle jouissance dans le déchirement de l’être aimé!

Ainsi Rousseau nous découvre-t-il sans vraiment le vouloir toute la complexité des « dispositions intérieures » (L 99), dispositions cachées comme le signifie l’horreur qu’il éprouve à l’égard de ce qu'il est voleur-menteur-calomniateur.

 

3 – L’esquive finale

On pourra s’étonner dès lors de l’aveu de Rousseau, mais en fait qu’avoue-t-il? Une faute d’enfant

(L 128), une faiblesse même (L 131) dont l’affligent plus les conséquences possibles (L 134) que le mal lui-même. Ainsi Rousseau désamorce-t-il complètement la charge explosive de ses aveux, et même finit-il par trouver quelque chose de bon à ce mal lui-même, puisqu’il l’a dégouté du mensonge à jamais, autrement dit en a fait un être moral, mais précisément quel est le rôle de la censure si ce n’est de refouler l’obscur objet du désir?

Enfin et comme pour répondre au jugement laissé en suspens par Mr de la Roque, Rousseau se disculpe finalement de sa faute qu’il a expiée par ses propres malheurs, une vie de droiture et d’honneur (et là on s’étonne quelque peu!) et la multitude des méchants qu’il rencontra et  qui furent autant de vengeurs de Marion.

La chute est admirable car d’un forfait sans nom, et indicible, Rousseau fait un épisode anodin de sa vie comme pour dire à ceux pour qui il écrit, je ne suis pas le barbare que vous croyez à la condition toutefois que vous me compreniez, ce qui exige d’une part que je me confesse à vous, et que d’autre part, vous vous écoutiez.

Cependant ne reste-t-on pas sur un sentiment d’insatisfaction lié au fait que Rousseau ne parvient pas à assumer sa part d’ombre? 

 Les confessions de Jean-Jacques Rousseau Extens10

Conclusion

1 – Quelle est l’origine du mal ?

La question à laquelle tentent de répondre « Les Confessions » est : Qui suis-je? Or cette question ne se pose qu’à partir du moment où le moi fait problème, ce qui est le cas pour Rousseau car cet être épris d’innocence, de transparence, de vérité, rencontre en soi des obstacles qu’il doit s’efforcer de surmonter. Au nombre de ces obstacles il y a la dualité des sentiments, dans le cas de Marion, l’amour, et des actes, en l’occurrence l’acharnement à inculper l’innocente. Ainsi éclate le scandale du mal, et quel pire crime que celui commis contre la victime innocente? Rousseau est-il donc méchant? Pourtant il s’en défend, il n’a, écrit-il, pas agi par méchanceté, or le mal réside dans l’intention de le faire, mais s’il n’en avait pas l’intention alors pourquoi s’y être laissé aller? Face à un moi problématique, Rousseau s’interroge : Qui suis-je? Quel est cet autre moi-même qui agit en moi et pour moi?

Pour répondre à cette question Rousseau se livre à un travail d’anamnèse, c’est-à-dire de remémoration, afin de procéder à une généalogie du mal à partir de l’analyse du sentir (sensations et sentiments) puisqu’aux dires de Rousseau, l’homme se définit par son cœur!

Très vite s’impose la conviction que l’origine du mal gît dans l’action du milieu social. Mais est-ce bien la cause recherchée? N’est-elle pas mise en avant pour en occulter une autre, à savoir le désir devenu dangereux parce que refoulé, refoulé parce que supposé dangereux et sale. Car si la société était coupable, alors pourquoi ressentirait-il un sentiment de culpabilité malgré la certitude d’être innocent? Pourquoi le remords si l’autre est responsable? Pourquoi la pénibilité de l’aveu et l’exigence de celui-ci, car qui dit aveu, dit faute?

Du reste de cette innocence ne parle-t-il pas trop pour qu’elle ne cache autre chose? Et cette culpabilité ne peut-elle concerner qu’un larcin d’enfant? N’est-elle pas plutôt celle du désir qui refoulé ne s’exprime qu’avec plus d’agressivité, celle dont Marion fait justement les frais?

Mais quelle est l’origine d’une culpabilité si forte qu’elle refoule toute l’énergie désirante? Pour le comprendre il faut revenir au Jean-Jacques coupable de la mort de sa mère alors qu’elle le met au monde, au Jean-Jacques usurpant la place du frère aîné qui s’enfuit à jamais, au Jean-Jacques élevé par des êtres innocents parce qu’asexués. Marqué au sceau de l’innocence Rousseau ne peut qu’en éprouver une nostalgie dont l’éloignent ses propres forfaits et l’influence de la société qui lui sert partiellement d’alibi d’irresponsabilité.

 

2 – La transparence

Mais cette innocence pressentie au fond de lui n’est-elle pas un leurre? Cette transparence qui en est l’analogue n’est-elle pas une illusion d’autant plus tenace qu’originée dans le passé mythique d’une jeunesse dorée passée en compagnie d’anges? Pourtant de cette transparence il a fait l’expérience précisément dans cet épisode du ruban volé. Si l’on admet à la suite de Rousseau que la nature de la conscience est la transparence, laquelle consiste en l’appréhension immédiate des sentiments et de la souffrance d’autrui comme de soi-même en vue de faire effort pour le bien, alors force est de constater qu’avec Marion, Rousseau a expérimenté avec la conscience la plus aigüe ce qu’il sentait, ce qu’il était, ce qu’elle-même ressentait et la manière, coïncidant avec la sienne, dont elle le jugeait. Transparent à lui-même, Rousseau l’était aussi à Marion, et il le savait en éprouvant la honte qu’elle voyait en lui, en se condamnant comme elle le condamnait, comme s’il n’y avait de plus grande osmose qu’entre le bourreau et sa victime.

Face à sa nature bipolaire, faite de la conviction de son innocence, et c’est du reste ainsi qu’il se jugera au final, mais aussi du savoir traumatique d’une perversité originelle qui distille un sentiment lancinant d’angoisse, Rousseau se donne les moyens d’attester de l’une et de la concrétiser dans la société, tout en neutralisant l’autre.

 

3 – L’aveu

C’est pourquoi il passe aux aveux :

- pour satisfaire aux exigences d’une conscience qui est en fait la trace de la présence de Dieu en lui, sous le regard duquel il vit.

- pour prendre le lecteur à témoin et se convaincre grâce au jugement de celui-ci, de sa propre innocence.

- pour muer sa réactivité d’antan en activité présente car si devant Marion, Rousseau fut passif, impuissant, lâche, face à l’influence du milieu social, en avouant et revivant volontairement cet épisode traumatique il peut lui donner la fin qu’il aurait voulu lui donner, celle, courageuse de l’aveu du vol et surtout d’un désir qui au lieu d’être honteusement refoulé, se serait joyeusement affirmé comme innocent. Or son occultation en a fait un vice qui lui a rongé l’esprit pendant quarante ans. C’est pourquoi, selon une formule célèbre de l’auteur, en paraissant ce que l’on est on peut devenir ce que l’on doit être. Et c’est justement cet espoir qu’il place dans l’aveu.

Si on va plus loin dans cette voie, on se rend compte que Marion est le double de Rousseau, comme lui passive, innocente victime, comme lui femme (Rousseau insiste sur cette ambiguïté de sa personnalité) et l’on peut supposer que l’acharnement qu’il met à la perdre s’exerce en fait contre lui-même, contre lui-même en tant que victime expiatoire des autres, comme Marion l’est pour lui, contre lui-même en tant qu’il éprouve à son égard un désir inavouable, d’où une double réaction à la fois sadique et moralisatrice, car c’est ainsi que l’énergie désirante s’exprime. C’est pourquoi Rousseau tout à la fois ressent un sentiment de culpabilité et censure moralement son acte (Marion est devenue une fille perdue, elle est déshonorée, avilie…).

 

4 – La délivrance

Cependant Rousseau ne demeure pas à ce stade réactif. Grâce à l’aveu qui apparaît comme un opérateur de conversion et à l’écriture qui fait office d’acte thérapeutique, il peut sortir de ce refoulement mortifère, afficher son désir et en sublimer l’énergie dans une œuvre qui tout à la fois lui permettra de le satisfaire mais qui en même temps le détournera d’une concrétisation charnelle qui l’angoisse.

Son objectif sera de penser les conditions de possibilité d’une société où la communication des consciences se fera transparence à condition toutefois que les hommes acceptent de suspendre leur jugement, étouffent leur amour-propre au profit de l’amour de soi, de l’autre et de Dieu.

A cela deux conditions sine qua non : l’aveu, celui-là même que fait Rousseau et qui a donc valeur de paradigme, car l’aveu est la condition de l’accès à la vérité de l’être ; et la liberté, celle dont Rousseau fut privé dans l’épisode du ruban volé, privé par un milieu social où le paraître l’emporte sur l’être, où il vaut mieux mentir que révéler ce que l’on est, où il faut sacrifier ce que l’on désire à ce qui convient, où le ridicule est d’être innocent. C’est sans doute pour cela que le maître-mot du système philosophique de Rousseau est la liberté, liberté qu’il recouvre dans l’autobiographie, acte par excellence de transgression tant des tabous privés que de censures publiques.

« La conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir » telle est la voie tracée par un remords qui dura quarante ans.

Innocent ou coupable, Rousseau?  A vous de vous prononcer maintenant, mais à condition d’accepter les règles du pacte passé entre Rousseau et son lecteur : effectuer sur soi le même travail et le juger sans préjugés.

 

 ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

 

BIBLIOGRAPHIE

 

 

 

P-P. CLEMENT                   J.J. Rousseau et l’origine du mal

                                               Culpabilité et innocence – in Colloque J.J. Rousseau

                                               La Croix contemporaine de la conscience – Chantilly.

                                               5-8 Septembre 1978. BAP n°29

 

J. LACROIX                          La conscience selon Rousseau (Mêmes références que P.P. Clement)

 

Ph. LEJEUNE                       Le pacte autobiographique – Le Seuil – 1975

 

P. MALVILLE                      Leçon littéraire sur les Confessions de J.J. Rousseau – PUF

 

J-F. PERRIN                         Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau – Gallimard

 

J. STAROBINSKY                La transparence et l’obstacle – Gallimard – 1971

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