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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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19 octobre 2022

LE TRAVAIL – 3

LE TRAVAIL – 3 

Récapitulons nos acquis successifs caractérisant le travail. Celui-ci est à la fois : une nécessité vitale ; une condition existentielle (Sartre) ; une singularité de l’espèce humaine ; un facteur d’histoire (Bergson) ; une injonction sociale générant un devoir moral ; un droit (exigence – revendication) ; une condition d’épanouissement et de construction de l’identité ; un facteur de dignité (acquis contre l’inégalité) ; enfin il est un enjeu politique devenu essentiel (objet de débats et de lois sur l’allongement du temps de travail, la retraite, l’augmentation de salaire, le chômage, la formation, les contrats de travail…).

 

Mais en outre il est polymorphe vu son emploi diversifié :

- le chômeur cherche du travail

- le sportif travaille ses muscles

- le pianiste ses gammes

- on parle de travail sur soi

- on parle de travail du deuil

- on parle du travail de l’inconscient

- on dit que « ça » me travaille.

 

Rappelons que la question se pose de l’unité du concept qui semble consister dans la pénibilité de l’activité requérant un effort ; dans le sens qu’il confère à l’existence (signification, direction, organisation temporelle) : dans sa capacité à atteindre des fins en transformant une matière première grâce à des moyens techniques.

Mais le travail est-il l’alpha et l’oméga de l’existence du moins tel qu’on le conçoit dans sa dimension économique? Réalise-t-il l’homme en tant qu’être humain ou un certain type de producteur-consommateur soumis à une servitude volontaire? Dans quelle catégorie placer dès lors : les artistes ; associations à but non lucratif ; youtubers ; femmes au foyer ; travailleurs clandestins ; travailleurs du sexe? Leur statut en dit assez sur leur non reconnaissance en tant que travailleurs.

A contrario que dire de ceux qui touchent de l’argent (bourses, rentes, retraites, boursicoteurs, chômeurs, bénéficiaires du RMI, du RSA, du minimum vieillesse) qui est une forme de salaire mais sans exercer un travail et même sans en avoir jamais exercé qui s’inscrivent dans un contexte économique? 

Enfin la question se repose avec les nouvelles technologies : robot, intelligence artificielle, numérisation qui génèrent de nouveaux emplois et posent la question du statut du robot. Peut-on le considérer comme un travailleur et lui reconnaitre des droits? (film : After Yang : I’m your man).

Enfin la question est de savoir si l’on va vers une fin du travail en terme d’heures (quinze heures par semaine) et en terme d’épanouissement personnel.

 I – HISTORIQUE

 Un rapide historique nous a déjà permis de voir l’importance de la question et les diverses façons d’y répondre. Nombreux sont les mythes grecs qui l’évoquent : le mythe de Prométhée dans « La République » de Platon met l’accent sur la dangerosité de la technique dès lors qu’on ne l’associe pas à l’art politique ; le mythe de Sisyphe souligne le geste répétitif absurde du héros ainsi que le mythe du tonneau des Danaïdes, ces deux derniers présentant le travail comme une punition. Dès lors laissé aux esclaves, le travail est déprécié au profit des activités libérales, de la politique et de la philosophie. Le liber, le citoyen est homme de culture, capable d’activités désintéressées qui pour relever de la scola ou de l’atrium n’en sont pas pour autant in-signifiantes mais au contraire révèlent que l’homme est un être pensant susceptible de créer des mondes possibles, de prendre de la distance à l’égard de ses besoins, ce qui le distingue de l’animal. Aristote ira jusqu’à dire que c’est parce qu’il a des mains que l’homme est intelligent. C’est le même Aristote qui dans l’« Ethique à Nicomaque » distingue les activités théorétiques, vouées à la contemplation et constituant sa métaphysique et un enseignement ésotérique, des activités « calculatrices » se divisant d’une part en praxis qui désigne l’action non fabricatrice (doing) telle que la politique et les actes moraux qui ont leur fin en eux-mêmes (ils sont autotéliques) et d’autre part en poïesis, activité fabricatrice (making) qui vise un résultat extrinsèque.

Mais le désaveu de l’antiquité grecque et l’origine contestable du tripalium se poursuit jusqu’au XIIème siècle où le christianisme conçoit le labeur comme source de rédemption par la souffrance. A partir du XVIIème siècle émergera le sens d’une action transformatrice positive (labourer, rend une terre productive) (œuvrer signifie produire des objets). Il faut en outre observer que ce n’est pas seulement celui qui travaille qui souffre mais l’objet de ce travail (animaux, terre).

Au XVIIIème siècle grâce à l’émergence des techniques facilitant le travail, celui-ci est réhabilité.

Dans « L’Encyclopédie » de Diderot et d’Alembert 1763, le discours préliminaire insiste sur l’habilité, l’ingéniosité et l’adaptation dont il témoigne. C’est au point où Bergson soulignera dans « L’évolution créatrice »que l’homo faber précède l’homo sapiens.

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Seul bémol dans ce concert, Rousseau qui alerte sur les méfaits de la technique dans « Le discours sur les arts et les sciences » et dans « L’origine de l’inégalité parmi les hommes » où il distingue un hypothétique état de nature de l’actuel état de culture. Il y insiste sur l’état de dépendance et de pénibilité que génère le travail  « les campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes et dans lesquelles on vit bientôt germer l’esclavage et la misère… ». Des rapports hiérarchiques de domination s’instaurent, la rationalisation et la quantification apparaissent, l’homme sera bientôt privé de son travail. Ce faisant il pré-voit ce que sera la condition des travailleurs au XIXème siècle.

Cependant il faut reconnaitre que grâce à la division du travail, la production est accrue, les échanges généralisés, les pays s’enrichissent mais au prix de l’exploitation des travailleurs et de l’interdépendance des pays.

A la même époque Durkheim, sociologue, distingue deux types de liens sociaux présidant au travail, celui des sociétés traditionnelles qui reposent sur le partage et la transmission de valeurs partagées, celui organique qui repose sur la dynamique des différences, la spécialisation et les choix individuels.  Smith dans « La richesse des nations » et Kant avec le concept d’insociable sociabilité avaient déjà au XVIIIème siècle montré en quoi la richesse globale des nations repose sur des choix, intérêts, finalités  générant une insociable sociabilité induite par la quête d’enrichissement (Idée d’une histoire d’un point de vue cosmopolitique IV proposition Kant).

La richesse des nations - Adam Smith, Résumé PDF

 

En réaction à cette conception des utopies verront le jour. Saint Simon, Fourrier, Owen, prôneront un lieu de coopération laborieux, chacun fournissant la ressource nécessaire à la vie de la société.

 II - TRAVAIL ET JUSTICE

 Comme on l’a vu le travail a un impact sur la justice et requiert de repenser l’un à l’aune de l’autre.

Selon Aristote, il faut distinguer la justice commutative, de la justice distributive et corrective.

A travail égal salaire égal dit-on mais l’investissement et les conditions de travail génèrent des réévaluations sous forme de primes, d’intérêts aux bénéfices et requièrent des corrections afin que chacun jouisse des fruits de son travail. Ainsi le travail a-t-il une dimension morale qui en fait une vertu et un devoir de sorte que l’on valorise celui qui a réussi en présupposant que le pauvre a ce qu’il mérite. Mais il est des formes de travail non visibles, et la réussite dépend de multiples conditions, financières (héritage), culturelles, sociales, parmi lesquelles l’investissement personnel n’est qu’une condition nécessaire mais non suffisante.

Le travail conçu comme devoir fait juger le rentier comme scandaleux (cf. Voltaire, Hume, Beaumarchais, Balzac, Zola)  Marx et Prud’hon iront jusqu’à affirmer « la propriété c’est le vol ». A un certain niveau de richesse ce n’est plus l’individu qui travaille mais son argent placé. C’est ainsi que les classe sociales et les inégalités se reproduisent (cf. Bourdieu). Du reste on voit à quel point l’héritage et l’impôt sur les grandes fortunes sont des sujets sensibles.

Outre un devoir, le travail s’avère un droit. Celui-ci émerge au XXème siècle et s’accompagne de conditions visant à le rendre supportable. Au XIXème siècle les journées sont de dix heures, le salaire n’est pas fixé, il n’y a pas de jour vacant ; toute la famille travaille, il n’y a ni chômage, ni retraite, ni contrat. Certains se louent au jour le jour. Tout ceci n’a pas disparu dans le monde. Les premiers syndicats apparaissent en 1884, la CGT en 1936, la SFIO en 1905. En 1898 le premier code du travail est rédigé incluant le cachet de travail. Le SMIG est fixé en 1952, entre 1969 et 1978, les salaires sont mensualisés. La retraite est fixée en 1910 et l’assurance sociale en 1930.

 III – FORMES MODERNES DU TRAVAIL

 Quelques voix de philosophes se font entendre comme celle de Nietzsche qui dénonce l’idolâtrie du travail et ses fausses idoles. En fait le travail est un moyen de normalisation des masses. De même, comme le stipule Foucault, qu’on met au XIXème siècle les fous dans des asiles, les délinquants en prison, les jeunes gens dans les écoles et les intellectuels dans les universités, de même met-on les travailleurs dans les usines où ils s’abêtissent et perdent toute conscience de soi. Il propose à contrario une vita contemplativa, un désœuvrement méditatif, une  praxis supérieure. De nos jours on observe que les bureaux en verre incarnent le panoptique permettant la surveillance de chacun par tous. On multiplie les coachs dans les entreprises et les interventions de psychologues et de philosophes pour être « mieux dans sa peau » et être plus productif. On en arrive à refuser les congés parentaux. La vie privée disparait (cf. Japon – Corée) grâce / à causedu travail chez soi que permet l’ordinateur. Le confinement volontaire est grandissant.

Faut-il dès lors renoncer au travail économiquement productif pour retrouver le sens, la valeur et l’amour du travail? Ou n’y a-t-il de travail que producteur de biens matériels? Mais dès lors n’apparait-il pas comme une torture en tant que forçage, contrainte productive, urgence temporelle, frustration des désirs?

A contrario en l’absence d’emplois, de production d’objets utilitaires, de disposition de son temps - cas de l’intellectuel et de l’artiste - n’y a-t-il pas travail?

La pensée est-elle un travail puisqu’elle ne produit rien de concret? Pourtant les pensées couchées par écrit changent  le monde (cf. France Culture  juillet 2022 – « Ces livres qui ont changé le monde »), or ce travail se caractérise par la transformation de la matière en l’occurrence les idées et les mots. La pensée produit du sens, transforme la réalité, le monde et son expression s’avère difficiles (cf. Quignard – « Le mot au bout de la langue »).

Le travail quelle qu’en soit la forme est une nécessité douloureuse en raison de :

- de la finitude et de la vulnérabilité de l’homme qui y pallie par les techniques

-des conditions de son exécution

-de l’essence même du travail

Selon la réponse on pourra donc ou non y apporter des remèdes, en changeant les conditions, en encourageant la collaboration et les innovations individuelles et collectives, en laissant plus d’autonomie dans l’organisation du temps de travail et en confiant des projets au travailleur.

Si non faut-il dès lors chercher dans d’autres activités ce que l’on ne trouve pas dans le travail salarié ou repenser celui-ci de façon à y trouver réellement sociabilité, dignité et liberté? Mais les impératifs économiques des entreprises permettent-ils de réaliser les aspirations humaines et même la prise en compte de celles-ci n’est-elle pas un leurre? Le patron se veut paternaliste, l’entreprise est une grande famille avec laquelle on partage repas et loisirs mais le DRH est toujours tapi dans l’ombre (cf. film « La loi du Marché » - Vincent Lindon ; « Un autre monde ») de sorte que pour ne pas perdre son gagne-pain on est prêt à une servitude volontaire.

 IV – LES NOUVELLES FORMES DE TRAVAIL

 On pourrait penser que les nouvelles formes de travail permettent de libérer l’homme de l’obsession de la production-consommation-production, il n’en est rien, au contraire et la publicité est là pour nous le rappeler en stimulant des besoins ni nécessaires, ni naturels qui une fois satisfaits seront renouvelés par des produits à l’obsolescence programmée.

Le management est un euphémisme anglo-saxon pour nommer les nouvelles formes de soumission. Les formes actuelles sont bien plus subtiles, c’est le management démocratique qui invite à la collaboration, au team-building, aux réunions et au coaching.

Ainsi Google et Spotfly se veulent-ils des exemples d’holocratie mais réservée aux salariés qualifiés. Quant au numérique il ne change rien au problème au contraire puisque seul devant son écran le travailleur ne connait guère le travail collaboratif et perd en sociabilité ainsi qu’en réalité. On a affaire à un autisme généralisé.

Les plateformes en ligne offrent elles des emplois précaires, sous-payés, délocalisés qui s’accompagnent d’un phénomène d’uberisation puisque les travailleurs sont pistés, sous évaluation permanente, pointés, contrôlés. Leur travail est privé de tout sens, il est sans limite et l’illusion du choix qu’il donne dédouane Big Brother de toute responsabilité. Le monde du travail est devenu en fait kafkaïen. Le numérique est une nouvelle forme de soft dictature qui en guise de réponse envoie des tuto.

Ironie du sort, émerge un digital labor invisible des données que nous produisons et qui sont exploitées par les sociétés pour nous solliciter (cf. Wikipedia). La soumission n’est plus réelle mais virtuelle puisqu’elle ne l’est plus dûe aux machines mais aux algorithmes.

Et cependant les souffrances demeurent : musculosquelettiques (cf. tendinites) et psychologiques : burn et bore out (ennui au travail, absence de sens) à tel point qu’il faut inventer des occupations inutiles tenant au délire logique. L’oisiveté est devenue un mal et un malheur.

Trait d’humour : le gendre de Marx, Paul Lafargue est l’auteur du « Droit à la paresse ».

 IV – TRAVAIL ET SENS DE L’EXISTENCE

 Si on admet que le travail répond à une nécessité biologique qui en tant que telle n’a pas de sens puisqu’elle n’est pas l’objet d’un choix critique, alors le travail n’a pas de sens et si le travailleur est privé de la conscience de vivre et de la signification de sa vie alors il est privé du sens que toute conscience humaine exige pour exister en tant qu’être humain. Hegel le formule de la façon suivante « accéder à la pleine conscience de soi-même et à l’indépendance ». Si l’homme ne se reconnait pas dans ses activités alors celles-ci n’ont aucun sens. C’est pourquoi les ricochets d’un enfant ont plus de sens qu’une imitation en art. Mais encore faut-il que cette conscience soir reconnue par un autre, c’est pourquoi « la vérité de la conscience indépendante est la conscience servile ». C’est la dialectique du maître de l’esclave déjà évoquée.

En travaillant, l’homme apprend, il devient un sujet face à des objets et à d’autres sujets, il se perfectionne, perfectibilité dont Rousseau avait élaboré le concept dans son second discours.

Le temps étant ce dont l’être est fait (cf. « L’Etre et le temps » - Heidegger) travailler c’est informer une temporalité soit pour se divertir du temps (cf. Pascal) qui nous rappelle notre finitude, soit pour échapper à l’ennui « qui dans un bâillement avalerait le monde » (Baudelaire – « Au lecteur » « Fleurs du Mal ») soit pour le maitriser en ponctuant notre vie individuelle et collective, soit pour faire de notre destin notre histoire, soit pour la rentabiliser comme en témoignent les cadences au travail. Mais dès lors la perte de temps est condamnée or ne faut-il pas savoir perdre du temps pour en gagner? (1)

Ainsi est-ce à l’homme de faire de sa temporalité un devenir au lieu de la subir.

Le sens provient aussi et peut-être avant tout de la reconnaissance par autrui, de ses interactions avec lui et du sentiment de contribuer au mieux être collectif en ajoutant ses forces à celles des autres et ce pour les générations à venir. Bref il s’agit de se sentir utile, ce qui ne passe pas nécessairement par un emploi salarié. Ivan Illitch en appelle au concept de « convivialité » qu’on assortit actuellement de celui de « care » qui inclut empathie et bienveillance auxquelles on invite notamment le personnel hospitalier.

Entre malédiction et occasion offerte à l’homme d’advenir à son humanité, le travail nous met sans cesse devant un défi et un miroir aux alouettes celui de penser qu’en substituant la machine à l’homme et en soulageant celui-ci du travail on le libère. Est-ce dès lors le travail ou son absence qui est une malédiction?

 

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

(1) Voir blog

 

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