L'INSIGNIFIANT
L’INSIGNIFIANT
L’insignifiant couvre un vaste champ lexical que dénotent la formule creuse : « Ça va? » dont on préfère ne pas attendre la réponse ou dont on présuppose qu’elle sera positive ; la banalité des objets coutumiers ; l’action ou l’évènement sans conséquences ; l’individu tel que l’incarne Meursault (1) dont la personnalité insignifiante ne laisse rien pressentir d’une inquiétante étrangeté (2) pareille à celle d’Eichman incarnant pour A. Arendt la banalité du mal ; l’acte manqué : oubli d’un nom, lapsus, confusion de mots, qui pour apparemment insignifiants qu’ils soient ne laissent pas de faire soupçonner des intentions inconscientes signifiantes ; propos à bâtons rompus sur tout et riendont on ne garde nulle mémoire ; la langue de bois que pratique le politique ; ou encore détails, traces, fragments négligeables.
De tous ces emplois du terme on peut induire que l’insignifiant n’est pas réductible à un sens articulé, mais s’il n’y est pas réductible c’est peut-être parce qu’il masque un « je-ne-sais-quoi, un presque rien » qui en fait une catégorie ressortant à un entre deux : le rien et le quelque chose, mais précisément le rien n’est pas le néant. Quel est donc ce quelque chose qui persiste dans le rien du réel et à quoi tient-il ?
I - PLATITUDE DE L'INSIGNIFIANT
Paul Valéry écrivait « Il existe, nombre de mots qui sont comme chargés de la transmission du vague d’âge en âge ». Le banal est de ceux-là, nous dirons qu’il en est de même pour l’insignifiant. Et pourtant quoique ce mot soit d’un usage courant, il n’est pas l’objet d’une définition par lesphilosophes. Que dire en effet de ce que l’on donne pour synonyme de « plat, morne, pesant, vide,navrant, médiocre… » telle que le conversation de Charles Bovary, « plate comme un trottoir de rue »?
Si l’on admet que l’homme se définit comme un émetteur de signes qui, grâce à eux rend le monde signifiant et ainsi l’humanise, l’insignifiant serait à la marge du monde humain, ce serait un étrangerqui remettrait en question le sens sur lequel l’homme fonde sa vie, ses relations, sa place dans un univers intelligible. L’insignifiant irréductible au compréhensible provoquerait l’indifférence, étonnement et déception il ne répondrait pas aux attentes. Mortifère on le condamne et on le fuit, car la vie exige le mouvement, la tension et l’intensité, or l’électroencéphalogramme de l’insignifiant est plat. Mais il est des natures coites, silencieuses qui définissent les entreprises littéraires des Valéry, Baubin et Quignard. « Au XVIIème siècle, on nommait « peintures coites » ce que nous appelons « natures mortes ». Ce sont des peintures coites. Elles se taisent jusque dans leur sens. Comme un papillon ou un scarabée qui rôtit ses ailes à la chandelle, c’est une femme qui s’épuce. On entend dans le silence le grésillement du silence ; une attention inexplicable envahit celui qui voit ; et on fait oraison.
Georges de la Tour " Femme à la puce"
"La tension, tel est le baroque.
Telle est la forme de l’énigme.
Classiques paraissent la simplicité de la mise en page, la netteté de l’inscription des formes, la
simplicité des tons –mais point l’antithèse qui les porte et l’irréalité où conduit ce réalisme poussé
jusqu’à l’extrême du dénuement.
Pascal juxtapose les contraires avec une fureur fanatique.
La Tour les immobilise dans un calme rougeoyant ".
Privé d’ipséité (3) l’insignifiant ne se signale pas si ce n’est par son insignifiance. Il se confond avec le « on », le « il y a » il n’est pas ce « tu » susceptible d’entrer en relation dialogique et de faire advenir par sa grâce « je ».
Que dire donc sur l’insignifiant alors que par définition il n’est pas signifiant, ne signifie pas, n’a pas de signification, ne se signale pas, ne fait pas signe, ne se manifeste pas. Il n’a rien de remarquablel’insignifiant, il est ce qu’on ne remarque pas, il se confond ou plutôt on le confond avec le décor. Etre c’est être perçu, n’étant pas perçu l’insignifiant n’est pas. Il n’est cependant pas rien, mais il se situe dans un entre deux terne où sans n’être rien il n'est cependant pas quelque chose.
Et pourtant selon qu’on en qualifie un incident ou un individu il nous affecte différemment. D’un incident insignifiant il n’y a rien à craindre, ses conséquences seront inaperçues et c’est unsoulagement. L’insignifiant peut donc apaiser les craintes. Et pourtant si l’on qualifie un individu d’insignifiant on le disqualifie, on ne lui reconnait aucune singularité, on le néantise (4). Il se confond avec le « on » anonyme. C’est un petit, un sans grade, mais un de ceux dont Rostand fait l’éloge, car s’il ne brille pas, il est là, dans son humble nécessité. Une habitude qui à force d’être répétée est usée ad nauseam. Il est le médiocre, banal, ennuyeux, vide de sens, de projets, d’interrogation,d’originalité, de celui qui ne pense pas par lui-même et dont l'attitude de Bartleby qui en est le prototype, ne cesse de nous interroger.
II – LE REGARDEUR FAIT L’INSIGNIFIANT
L’insignifiant tient-il pour lors à son vide ou au regard qui fait l’autre comme il fait le tableau?
L’insignifiant n’a rien à dire, pense-t-on, ou n’ose pas le dire, ou ne sait pas le dire, à moins qu’on ne l’y ait jamais incité. Alors il se replie l’insignifiant, fait son timide, supporte le regard méprisant, la parole écrasante, le jugement infériorisant, l’ordre sans réplique auquel cependant Bartleby répond dans un murmure « I would prefer not ».
Persuadé qu’il n’est rien, il ne pense pas à s’examiner. A quel examen de conscience pourrait-il se livrer?
Il est le très bas, mais on sait que seul le très haut peu accéder au très bas et par une sorte de divine ironie inviter à une conversion du regard.
Antonio Tapiès
L’artiste comme le philosophe le savent eux pour qui rien n’est insignifiant. Ainsi la trace de pas dequi nous en dit long sur la persistance d’une humanité si lointaine et si proche, ou les œuvres éphémères de Goldworthy qui font pâture des feuilles, bois flottés, galets ou morceaux de glace échoués sous les yeux interrogateurs de l’artiste. Le même regard que Proust pose sur un petit pan de mur jaune de Veermer jusque là inaperçu dans la vue de Delphes et qui lui fait signe car il a su le voir.
L’insignifiant peut donc nous étonner et nous enjoindre d’opérer une révolution copernicienne.
Qui s’intéresse au petit esclave du Ménon (5)? Personne. Qui prête l’oreille à une femme de chambre affublée du même nom que les autres (6) ou de celle qui dans « Un cœur Simple » (Flaubert) accompagne sa maîtresse tout au long de sa vie?
Il est présomptueux et dangereux de croire que l’homme ne pense pas, n’est pas conscient, ne souffre pas et plus encore appauvrissant.
L’insignifiant donc nous invite à une conversion, un retour sur soi, mais aussi sur l’autre et sur le monde, pours constater que nombre d’êtres et d‘objets insignifiants nous furent essentiels : une première gorgée de bière, un bol, ou une paire de chaussettes qui sont devenus insignifiants et dont nous nous languissons.
« Nous les avons remises les mornes chaussettes grises
Prises et déprises, reprise à nouveau
Drapeau des défis et tentations
Glissée dans les valises, lorsque jeunes encore
Elles faisaient écho, de discrète façon
A la chemise ou au tricot
Peu à peu roulées en boule, reléguées au linge sale
Masquant une usure, un trou discret
Rabaissées au rang de chaussettes de travail
Elles ont déserté la chaussure pour la tennis
Un jour lasses, distendues, incapables de serrer la trame de leur vie
On les a oubliées au fond d’un panier
Où elles ont passé du temps à espérer
Guetter les échos de pas allant et venant
Lorsqu’en été plus âme ne vivait en la demeure
Pas, qui avec les ans, se sont faits lents
Subrepticement traînants, souffrant du chaud et du froid
Nostalgiques de ces chaussettes grises d’autrefois
En laine, voyez-vous, inusables, agréables
Pas comme les chaussettes d’aujourd’hui
Qu’exténue la moindre pluie.
Alors on les a cherchées, sûr de les avoir conservées
Et, retrouvées rentrées après mille batailles
Adieux, trahisons et rémissions
Départs, bouche fleurie
Nous les avons remises les mornes chaussettes grises
Avec délice, comme un bonnet de nuit
Cajolant la répétition qui fait de la vie
Une sournoise renonciation. »
L’insignifiant peut donc interpeler ou plutôt étonner et l’on sait que l’étonnement est à l’origine de la philosophie à condition que l’on accepte notre ignorance face à laquelle il nous met. Qu’est-ce qui peut étonner dans cette « chose sans importance » et susciter un intérêt où il en va de notre être dans ce donné pour non-être?
III – DE L’INTERET DE L’INSIGNIFIANT
Pour le découvrir il faut, répétons le, con-vertir son regard, remettre en question ses catégories de jugement, ainsi que ses valeurs et attentes. Sans doute faut-il faire silence aussi pour entendre le murmure des vies minuscules (7).
C’est ainsi que Danto définit l’art comme la « transfiguration du banal » en prenant pour exemple les œuvres de Andy Warhol et Duchamp qui posent la question de savoir ce qui distingue « les œuvres d’art des simples objets réels » à quoi il répond par l’intentionnalité, dont on peut déduire que l’insignifiant serait ce dont on pressent une intentionnalité et qui requiert par conséquent une
interprétation qui ouvre alors un champ illimité de significations.
Oeuvres de Marcel Duchamp
C’est dire à quel point le regard de l’autre est nécessaire à la conscience de soi-même puisqu’en me regardant il fait de moi un objet, certes, mais prenant conscience de soi en tant que sujet.
Il en est de même du détail inaperçu qui « se situe à la croisée de l’activité du créateur et du spectateur » et dont la richesse git dans la défaillance constitutive de l’être. L’insignifiant suggère,selon P. Quignard un « original silence créateur ». Ce qui met en évidence le paradoxe selon leque l’être émanerait du rien, du vide dont l’art oriental nous a appris qu’il était l’abyme des possibles. Le rien serait le matériau de l’art, mais aussi de l’être dont la plénitude espérée est faite de fragments en devenir.
On est donc passé d'une esthétique à une éthique de l’insignifiant relative à la fonction qu’il joue et à l‘éclairage porté sur lui. L’insignifiant serait dès lors l’énigmatique décelé dans le bruissement d’un visage ou de la langue (8). Illustration de ce bruissement, le rien dont l’étymologie nous révèle qu’il signifie le réel. Le rien serait porteur « de la virtualité des sens » qui étouffent le trop plein bruyant des paroles pareilles à la résonnance des notes qui requièrent le silence pour être entendues comme l’illustre les œuvres d’Arvo Pärt.
« Le bruissement des détails dans un silence paradoxal est plus signifiant que tout discours censé fournir du sens ». Le réel serait sous la langue structurée, rationnelle, informative, dans un silence parlant dans lequel le critique d’art Daniel Arasse voit successivement le symbole de la lenteur de l’incarnation ; la métaphore de la vierge ensemencée comme lui même l’est par la pluie ; ou encore l’invisible venue de la vision. Analogiquement ce serait la mouche que le même auteur poursuit dans le tableau de Giovanni Santi ou l’escargot dans l’Annonciation de Francesco del Cossa.
Ce serait aussi ces fonds noirs de La Tour qu’analyse Quignard ou cette mouche égarée sur le veilleur. Il serait le non dit du dit, l’inaudible du son, ou encore l’image manquante du monde visible. Que nous dit-elle l’insignifiante mouche? Que nous sommes mortels.
Et l’escargot que la rédemption est lente à venir. C’est au point où le détail se fait central et confère tout son sens à l’œuvre comme en témoigne la chute d’Icare de Bruegel.
Ainsi l’insignifiant excède-t-il toute description il est ce en quoi s’originent l’être et le sens.Emmanuel Levinas définit le visage comme le lieu de l’infini, ce qui m’enjoint de ne pas tuer et netient pour responsable car il est vulnérable dénudé, exposé, sans défense.
« Le visage est seigneurie et le sans-défense même. Que dit le visage quand je l’aborde? Ce visage exposé à mon regard est désarmé. Quelle que soit la contenance qu’il se donne, que ce visage appartienne à un personnage important, étiqueté ou en apparence plus simple. Ce visage est le même, exposé dans sa nudité. Sous la contenance qu’il se donne perce toute sa faiblesse et en même temps surgit sa mortalité. A tel point que je peux vouloir le liquider complètement, pourquoi pas? Cependant, c’est là que réside toute l’ambiguïté du visage, de la relation à l’autre.
Ce visage de l’autre, sans recours, sans sécurité, exposé à mon regard dans sa faiblesse et sa mortalité est aussi celui qui m’ordonne : « tu ne tueras point ». Il y a dans le visage la suprême autorité qui commande, et je dis toujours, c’est la parole de Dieu. Le visage est le lieu de la parole de Dieu. Il y a la parole de Dieu en autrui, parole non thématisée. »
CONCLUSION
« Il faut aller à la rencontre du signe insignifiant. C’est la traque. Etre à l’observatoire 24 heures sur 24. Ouvrir les yeux sur le dérisoire. Abandonner les grandes idées, de grands thèmes d’actualité pour se replier dans l’œil du microscope, dans la paupière mi-close des lieux communs. Et l’on aperçoit l’envers de la solitude, des uns et des autres qui vont et viennent en s’écrivant les uns sur les autres des messages qu’ils ne connaissent pas. Revenir inlassablement. Pour lire la cabine téléphonique, par exemple, étalage au grand jour de l’intimité, ambiguïté du clos et du clair, de l’absent et du présent, du privé et du commun, de l’interdit et du possible. La cabine téléphoniquemise en garde, suspectée, enveloppe du combiné grattée : troquer des appareils maculés pour des peaux neuves table de métal invincible. Parce que l’autre, une simple voix, a, ni la masse de votre corps, pas votre bouche et son souffle, ni vos yeux et les mains palpitent au discours et s’exclament. Palimpseste puis grimoire ».
(1) Camus – L’Etranger.
(2) Feud – L’inquiétante étrangeté.
(3) Identité propre, caractère unique, trait distinct.
(4) Herman Melville – Bartleby le scribe – cf. Voir blog.
(5) Platon – Le Menon.
(6) Octave Mirbeau – Le journal d’une femme de chambre.
(7) Michon – Vies minuscules.
(8) Barthes – Le bruissement de la langue.