Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Conférences de Solange Anastasia Chopplet
Conférences de Solange Anastasia Chopplet
Conférences de Solange Anastasia Chopplet
Pages
Archives
20 décembre 2022

CITATION ROUSSEAU

CITATION ROUSSEAU IN ARTICLE DENIS FAÏK

 

Dans un article paru dans « Cités » (2005/1/n°21) consacré au statut  du travail dans « L’Emile » de Rousseau, l’auteur cite celui-ci « Je n’aimerais pas ces stupides professions dont les ouvriers sans industrie et presque automates, n’exercent jamais leurs mains qu’au même travail.  A quoi sert d’employer à ces métiers des hommes de sens? »(1). Cette assertion nous place devant un paradoxe voire une antinomie puisqu’elle révèle l’absurdité d’employer un individu en l’occurrence des millions, en le privant de ses moyens d’action qui en sont les conditions nécessaires et propres à l’homme à savoir le « sens » entendons le bon sens ou raison dont dépendent ses jugements, intentions et actions, sa créativité, sa perfectibilité. Privé de raison on traite l’homme comme s’il n’était qu’une bête à l’état de nature et une machine dans le monde industriel. Devenu machine dans un monde de machines qui lui imposent sa cadence, déterminent ses gestes et accaparent sa vigilance, l’ouvrier est « stupide » c’est-à-dire engourdi, privé d’industrie, entendons savoir faire, initiative et sens. Pareil à une machine il est un automate lequel est un objet imitant un être vivant mu par un mécanisme. Autrement dit l’ouvrier est privé de tout ce qui fait d’un être humain, un homme à savoir : l’esprit critique, l’initiative, l’innovation, l’autonomie.

C’est pourquoi affirme Rousseau il n’aimerait pas ces stupides professions, c’est pourquoi Emile sera élevé de façon à travailler de ses mains en réfléchissant. Il sera un ouvrier philosophe.

Mais si au XVIIIème siècle la condamnation de la métallurgie et de l’agriculture industrialisée était déjà très difficile et antagoniste des Lumières, que dire au XXème siècle, siècle où se situent les deux œuvres au programme, à savoir « La condition ouvrière » de Simone Weil et la pièce de Vinaver « Par-dessus bord » alors que l’industrie a pris une place prépondérante dans une société de consommation qui pareille aux dieux des mythologies se repaissent de chair humaine?

La question se pose donc de savoir s’il est possible de rendre compatibles les exigences économiques des sociétés industrielles avec celles éthiques de l’humanisme qui place l’homme au centre de ses préoccupations et refuse de le définir comme un producteur-consommateur.

Faut-il se réjouir que le travail qui est le propre de l’homme lui ait permis de sortir de l’état de « bête stupide et borné pour en faire un être intelligent et un homme » ou bien  se désoler que l’industrialisation du travail l‘ait conduit à sa perte en le réduisant à une condition  infra humaine que seule une révolution copernicienne peut surmonter de façon qu’il soit possible de civiliser l’homme grâce au travail sans pour autant le sacrifier à l’idole productivité? C’est ce que nous nous emploierons à examiner au moyen des œuvres citées, au programme.

 Si l’on suit le raisonnement de Rousseau, mais aussi le récit de la Genèse ou les fantasmes eschatologiques une vie heureuse est une vie exempte de travail.

A l’Etat de nature, lequel est une hypothèse chez Rousseau, la nature satisfait les besoins naturels et nécessaires de l‘homme, il suffit de tendre la main, comme l’animal tend sa gueule ou sa patte. C’est pourquoi l’homme est, constate Rousseau, un animal stupide et borné puisque rien ne  le force à être industrieux. Ce qu’il a le satis-fait il n’a donc pas besoin de développer ses potentialités. D’où l’on peut déduire que les conditions de vie difficiles contribuent à l’actualisation des capacités de l’homme, quoique lorsqu’elles s’avèrent trop pénibles et contraignantes c’est l’effet inverse qui se réalise comme en témoigne S. Weil comparant l’ouvrier à « Une bête de somme docile et résignée "

Notre déduction est corroborée par les propos de Rousseau puisqu’il souligne que le travail est requis par l’hostilité de la nature et par son incurie. Celle-ci ne satisfaisant pas les besoins de l’homme il doit donc se donner les moyens de s’adapter à la nature, mais cela l’animal le fait aussi,plutôt  de se l’adapter, ce qu’il réalise en développant des techniques qui suppléent aux déficiences de son corps et prolongent celui-ci dans l’espace et le temps de sorte que l’on peut espérer come l’avait pressenti Descartes « se rendre comme maître et possesseur de la nature » et civiliser l’homme

Mais à quel prix pour celle-ci et pour l’homme ?Au prix de la perte de la  liberté, de l’exploitation, de la réification qui fait que l’on peut jeter les êtres et les principes moraux par-dessus bord comme l’illustre la pièce de Vinaver.

Le travail est donc tout à la fois un fait de nature puisqu’il permet de satisfaire les besoins vitaux de l’homme et de culture. Ainsi illustre-t-il ce génie de l’équivocité qui selon Merleau Ponty caractérise l’homme.

Et en effet le travail est bien le propre de l’homme car il induit une intentionnalité, une finalité et une préconception, comme le souligne Marx qui fait qu’il n’y a pas de commune mesure entre une ruche et une maison, une abeille et un architecte. Marx se faisait ainsi le lointain écho d’Aristote affirmant que « C’est parce qu’il a des mains que l’homme est intelligent » ce qui fera selon Rousseau d’Emile un ouvrier philosophe. Le travail manuel  aux dires de Simone Weil réalise la plénitude de l’homme car il l’enracine alors que le travail industriel le déracine et ce faisant le prive de sève, en le privant de pensée.

Mais l’homme n’est pas condamné à cela et le travail peut et devrait le rendre heureux à condition toutefois d’en jouir et de pouvoir l’aimer pour lui-même. Freud le met au nombre, avec l’amour, des moyens de supporter les frustrations de la vie et d’être heureux. Jules Renard considère que « le travail seul fait le bonheur » car aux dires de Voltaire il repousse trois grands maux : le besoin, le vice et l’ennui. Vinaver dans sa pièce n’hésite pas à souligner l’enthousiasme des employés lors des séances de brainstorming où leurs suggestions sont prises au sérieux, c’est bien dans ce sens que vont les suggestions de S. Weil pour transformer la condition ouvrière : donner à penser aux ouvriers, leur permettre d’innover, les responsabiliser pour qu’ils se reconnaissent dans le produit de leur travail. Il faut que  celui ci restaure la liberté, la dignité, le respect auquel tout homme a droit. Rousseau l’avait bien dit dans le « Contrat Social », qui perd sa liberté, perd sa dignité d’homme.

On pourrait donc se réjouir que le travail ait fait sortir l’homme de sa condition d’animal stupide et borné pour en faire un être sociable et civilisé, industrieux ,imaginatif, œuvrant pour le bien commun. Mais dans les faits et au XXème siècle où se situent S. Weil et Vinaver, qu’en est-il?

Pour reprendre le titre de Hobbes, le travail approprié par l’industrie est devenu un Léviathan c’est-à-dire un monstre autoritaire, dominateur, sans scrupule, avalant, à la façon du monstre de l’enfer du « Jardin des délices » de J. Bosch, les hommes. Il est devenu l’ogre Chronos qui dévore incessamment les individus comme les machines qui imposent leur cadence aux ouvriers privés de leur rythme propre. Il est devenu le tripalium biblique sans la liberté compensatoire qu’on peut attendre du travail. Il est devenu un destin pareil à celui de Sisyphe qui pense ne pouvoir  y échapper. Alors on s’y résigne. On renonce à penser, on renonce à la joie, on renonce à vivre. On subit l’ennui mortel dont Baudelaire dans son poème liminaire des « Fleurs du mal », « Au lecteur » nous dit que « dans un bâillement il avalerait le monde ». L’ouvrier tel que le décrit S. Weil qui l’a éprouvé dans sa chair, est hébété, stupide, focalisé sur le nombre de pièces à réaliser pour tenir la cadence. S. Weil elle-même tient la liste du nombre de pièces qu’elle a réalisées, de celles qu’elle a loupées. Elle applique toute sa vigilance alors qu’elle est privée d’attention á  soi, à répéter les mêmes gestes, à ne pas se blesser. Elle est aliénée à sa machine et se faisant devient étrangère à elle-même et aux autres. Elle ne s’appartient plus. Marx en conceptualisant l’aliénation avait souligné cet état schizophrénique de l’ouvrier qui appartient au patron et ne se reconnait pas dans la tâche qu’il accomplit. Il est force de travail et n’a que cela à vendre, de sorte que traité comme une chose que l’on achète il est corvéable à merci.

On peut le jeter par dessus bord lorsqu’il est obsolète Et en l’occurrence un directeur peut être traité comme un ouvrier lorsqu’il ne satisfait pas au cahier des charges  .Productivité, rentabilité, efficacité sont devenus les mots d’une nouvelle éthique qui incarne ce que l’on attend d’une machine. Le travailleur se voit ainsi privé de sa dignité de travailleur et le travail n’est plus qu’une activité économique fournissant un salaire.

Le travail est lui-même devenu prétexte. Prétexte à bagarre entre entreprises et au sein de celles- ci comme en témoigne Vinaver en mettant en scène les luttes intestines, sans merci et épiques entre les entreprises française Dehaze et  américaine mais aussi entre les deux frères Benoit et Olivier, à l’instar de Caïn et Abel, et en général entre les employés qui s’épient, se jalousent voire se détruisent telles Mrs Bachewok et Alvarez qui prend la place de celle-là et ne manque pas une occasion de proclamer sa victoire.

La fragmentation est donc à tous les niveaux : un travail en miettes, une société divisée en classes, des individus forts de leur supériorité statutaire. Dans ces conditions, comme le déplore S. Weil il n’y  a aucune cohésion ni solidarité entre les ouvriers, non plus qu’entre les employés de Dehaze même si au demeurant la lutte des travailleurs comme des classes est le moteur de l’histoire et en conséquence prometteur des changements dont se réjouit S. Weil en 1936 lorsqu’éclatent les grèves à l’origine de changements notables dan la condition ouvrière.

Mais pour en arriver là, il faudra que le « pire attentat » ait été perpétré contre l’Esprit, c’est-à-dire « le crime contre l’attention des travailleurs » qui « tue dans l’âme… la racine de toute vocation surnaturelle ». Dès lors la proposition de S. Weil est radicale « il faut supprimer ce type de travail » qui prive l’individu de son esprit et de son âme et fait de la communauté des hommes un troupeau anonyme où chacun est un prédateur pour l’autre à son tour prédaté par un plus fort.

Le travail tel que le décrit Vinaver est un lieu de bagarre, de tromperie, d’exercice du pouvoir, d’intérêts égocentrés. Benoit le manager est décrit commun  homme méchant qui aime mordre et n’’hésite pas à éliminer les siens dans cette tragédie aux allures grecques et scandinaves dont Mr Onde fait le paradigme de l’aventure capitaliste. Il faut aller au sommet à tout prix car « quand on s’arrête de grimper on dégringole » prédit Benoit et même si on n’a pas envie on y va comme à l’abattoir car on juge qu’on n’a pas le choix. Or tout le problème est là, dans le jugement que l’on porte sur la situation et l’assentiment qu’on lui accorde.

Pourtant ce régime économico politique s’est révélé profitable, les conditions de vie se sont améliorées le confort s’est répandu, la consommation s’est démocratisée, le niveau de vie a augmenté. Le travai ál  la chaine a assuré une sécurité, une hygiène, une productivité inégalée. Grâce à la concurrence et c’est le cas décrit par Vinaver, les entreprises se sont montrées innovantes jusqu’à l’absurde et l’homme est devenu progressivement maitre et possesseur de la nature. Il s’est civilisé, socialisé, il a mis la marque de l’humain sur son environnement dont il a fait sa maison. Les grandes épidémies, les famines, les guerres ont reculé, mais le prix à payer a été lourd. Faut-il en conséquence retourner à un mode de vie pré industriel, opter pour le dé-consommation, favoriser le travail manuel, renoncer à civiliser l’homme ou bien peut-on le civiliser sans le détruire?

 S. Weil le pense et offre à cet égard tout un ensemble d’améliorations de la condition ouvrière afin que l’ouvrier puisse aimer le travail car il sera la condition de son identité et de la construction de sa personnalité. Pour ce faire il faut replacer l’homme au centre des préoccupations au lieu qu’il soit au service de la machine. Celle-ci ne doit être qu’un moyen pour l’ouvrier de relever la tête car on lui aura permis de « s’élever à ses propres yeux » conscient qu’il est, comme tout homme, doué de raison, de créativité et de liberté, qu’il n’est pas qu’un corps mais qu’il possède aussi un esprit et une âme et qu’il doit s’en préoccuper en premier lieu. C’est pourquoi il est nécessaire de résister et les grèves de 1936 en sont la preuve à condition qu’à côté des revendications salariales place soit faite à des exigences éthiques, provoquant « Une joie pure. Une joie sans mélange », joie qui sera éprouvée au contact direct avec Dieu grâce à une attention à soi retrouvée. Attention qui sera aussi attention aux autres partagée dans une vraie fraternité, une bienveillance, une entraide contrastant avec l’indifférence mortifère qu’induit le travail déshumanisant de l’usine.

Loin d’y perdre comme le craignent les patrons  que S. Weil  écoute alors qu’ils déplorent dans un train les retombées des grèves, ils y auront tout à gagner car les ouvriers travailleront par plaisir dans la joie du travail bien fait avec le sentiment d’une justice et d’une égalité retrouvées. Ainsi le travail peut-il être une éducation à la liberté, à la fraternité, à l’égalité. « A mon avis, écrit S. Weil, le travail doit tendre… à constituer une éducation » atténuant les inégalités naturelles. Et dans cette éducation S. Weil n’hésite pas, comme Vinaver à convoquer « les chefs d’œuvre » de la poésie… pour les rendre accessibles aux masses populaires ». Ainsi le travail remplira-t-il sa mission civilisatrice.

 Et S. Weil de conclure que « l’organisation du travail doit réaliser la combinaison de l’ordre et de la liberté ».

Quant à Vinaver dont le porte parole est Passemar,  il ne prend pas parti, comme le dit celui-ci à la fin « celle-ci rejoint le commencement » il faut l’accepter. Le capitalisme a sans doute autant de défauts que de qualités, il est un organisme qui fonctionne sans état d’âme, sans principe, dont la seule fin est de persévérer dans l’être c’est-à-dire de vivre. Et pour en supporter la fatalité peut-être n’y-a-t-il que l’écriture, travail auquel Passemar-Vinaver prend un plaisir qui prouve que le travail peut réaliser les potentialités de l’homme de façon jouissive.

 

Anastasia Chopplet

 

 

(1) C’est une machine qui en mène une autre.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Visiteurs
Depuis la création 51 378
Publicité