Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Conférences de Solange Anastasia Chopplet
Conférences de Solange Anastasia Chopplet
Conférences de Solange Anastasia Chopplet
Pages
Archives
19 mai 2022

ESTHETIQUE DE LA CHAROGNE

ESTHETIQUE DE LA CHAROGNE

 

I - INTRODUCTION

 Le présent titre est emprunté à un ouvrage de Hicham-Stéphane Afeissa paru en 2018 aux Editions Dehors et depuis introuvable car non réédité alors que manifestement il fait date dans la philosophie de l’esthétique et ce  d’autant plus qu’il s’inscrit dans une réflexion environnementale.

Dans son chapitre dédié à l ‘analyse de la Charogne, Afeissa cite (1) et cela constitue le fil rouge de tout son ouvrage que « « Une Charogne » (2) affirme le paradoxe selon lequel « la vie nait de la mort dans une sorte de cercle ou de cycle qui rend caduque à son tour l’opposition même de la vie et de la mort appliquée à la matière » ».

D’emblée la perspective est philosophique et disons même aristotélicienne puisque face à l’opposition binaire vie-mort, un troisième terme apparait, la putréfaction qui les conjoint dans un même processus. La conception remonte déjà à Pythagore et à Lucrèce via Démocrite, et qu’Ovide dans « Les métamorphoses » célèbre dans ses vers définissant la vie ainsi : « Tout change, rien ne dure, le souffle vital circule, il va de ci delà et il prend possession à son gré des créatures les plus différentes… et ne meurt jamais… la cire malléable qui reçoit le sculpteur de nouvelles empreintes… est toujours bien la même cire ».

Loin de justifier une réaction de dégoût la décomposition devrait susciter curiosité et admiration face aux métamorphoses du vivant. Mais encore faut-il apprendre à voir et c’est ce que nous permet l’artiste qui, comme le souligne Bergson « voit mieux et autrement que les autres hommes ».

A l’instar de Paul Klee et en le pastichant, on pourrait remarquer que « « Une Charogne » ne reproduit pas le visible mais rend visible ». Mais que rend-elle visible? La vie dans son processus de décomposition, de recomposition et d’interaction entre les différents règnes : minéral végétal, animal.

Face à celui qui refuserait ce spectacle Baudelaire dans « Choix de maximes consolantes sur l’amour » écrit que « La jouissance de la laideur provient de la soif de l’inconnu et du goût de l’horrible… Je plaindrais vivement qui ne comprendrait pas… une harpe à qui manquerait une corde de grave ».

On est ainsi prévenu.

 II – DES SOURCES

 1) Sources littéraires

« Une Charogne » n’est pas une météorite ni dans l’histoire de l’art, ni dans l’œuvre de Baudelaire mais s’inscrit dans la continuité du romanisme noir de la fin du XVIIIème et du début du XIXème qui lui –même s’origine dans les multiples évocations d’une mort omniprésente au moyen âge. Qu’on songe aux « Danses Macabres », aux descriptions des pendus de Villon, à celles des ravages de la guerre d’Agrippa d’Aubigné ou encore à l’évocation du corps vieilli de l’amante de Ronsard.

Mais il ne s’agit pas pour eux de célébrer la putréfaction mais de mettre en garde le pêcheur grâce à ces mémento mori, soit pour observer une vie ascétique, soit pour jouir du carpe diem. Souviens- toi que la mort te guette et qu’au-delà l’enfer des damnés t’attend.

Plus tard Lamartine dans  « Le dernier chant du pèlerinage d’Harold » écrit « La mort est féconde… tu renais toujours » à quoi  Vigny fera écho dans « La maison du berger », « Je vois notre sang dans son monde et nos morts sous son herbe nourrissant de leur suc la racine des bois ».

La mort apparait bien comme une autre vie, mais on pourrait dire que les vers qui l’évoquent demeurent léchés et la description n’a rien de repoussant. Par contre au XIXème comme l’écrira Théophile Gautier, « Le goût était à la charogne » (3), ce que Flaubert, autre maître en la matière (4) qualifiera de « grotesque triste »…de « sublime d’en bas » faisant passer pour dérisoire toute beauté convenue (5).

 2) Sources scientifiques

Outre ces sources littéraires « Une Charogne » n’aurait pas vu le jour sans la naissance des sciences de la vie, illustrées par les planches et cires anatomiques. Là encore l’héritage remontait entre autre aux œuvres de Gaetano Zumbo (XVIIème) détaillant avec ses figures en cire le processus de putréfaction de la peste. Mais on pourrait aussi évoquer diverses peintures telles que celle du Christ de Grünwald ou du Christ au Tombeau de Holbein qui n’hésite pas à montrer les effets de la décomposition sur le corps mort du Christ : visage gris bleuté ; état cachétique ; plaie au flanc bleuissante ; de même pour les mains.

Outre les planches anatomiques d’éminents naturalistes tels que Buffon, Bichat, Cuvier s’interrogent sur le vieillissement et la mort qui loin de leur apparaître comme la fin de la vie est au contraire « un travail intérieur du vivant ». Selon la pensée leibnizienne de l’infinitésimal « la vie s’éteint par nuances successives »  dont la mort est la dernière nuance.

Plus parlant pour notre propos est un texte de Cuvier (6) que Baudelaire a pu lire (La Charogne – 1843) prenant pour exemple le corps d’une femme dont il compare l’actuelle beauté vivante aux effets de la mort ; la lividité, les yeux ternes, les chairs qui passent du bleu au vert, les émanations infectes, mais aussi l’entrée en de nouvelles combinaisons. On croirait lire une esquisse de celui qu’on surnomma « le prince des charognes ».

 III – REPERES ANALYTIQUES DE LA CHAROGNE

 Il n’est pas anodin qu’Edouard Munch ait illustré « Les Fleurs du Mal », lui qui est à l ‘origine du « Cri » de l’angoisse face à la vie comme à la mort. Celle-ci ne peut affectivement que nous angoisser car elle signe notre fin inéluctable mais aussi le grand mystère qu’elle est. Et l’on verra du reste que les lectures de  « Une Charogne » sont multiples, à la fois : esthétique, physiologique ; philosophique voire métaphysique ; spirituelle.

Mais avant cette analyse redisons que le thème de la laideur traverse toute l’œuvre de Baudelaire. Mais qu’entend-on par laideur? Est-ce ce qui transgresse les normes esthétiques en vigueur? Est-ce ce qui fait exception aux lois naturelles? Est-ce ce  qui est fustigé d’un point de vue moral, le scandaleux devenant le laid?

On peut dire que l’œuvre de Baudelaire cristallise toutes ces formes de laideur, lui qui transgresse l’esthétique idéaliste en vigueur et qui fut censuré pour des raisons morales. Il a du enlever dix de ses poèmes de l’édition originale des « Fleurs du Mal », où curieusement « Une Charogne » n’apparaît pas. Pourquoi fut-il condamné ? Pour son réalisme. Il était un peintre de la vie moderne et dans cette modernité se côtoyaient tous les aspects de la vie, en général occultés ou fustigés ; les chiens errants ; les enfants pauvres ; les vieux ; le hachisch ; les prostituées et « tout le peuple de démons qui ribotent dans mon esprit » écrit-il dans son poème liminaire « Au lecteur ».

Toutes les catégories binaires volent en éclat à l’instar de Nietzsche il va « Par delà le bien et le mal ».

Son œuvre répond à la question de savoir ce qu’est la vie. La vie est désir et le désir c’est la persévérance dans l’être. La vie veut vivrequelles que soient les formes qu’elle emprunte.

C’est de cette vérité dont parle Baudelaire, c’est cette vérité qu’il traque, c’est elle qui fait de son œuvre une œuvre authentique offrant une réponse à la question, qu’est-ce que la vérité en art?

Son projet d’alchimiste est tout tracé, il veut « transformer la boue en or » et ce faisant il actualise le parallélisme entre le processus physiologique de la vie incluant la mort et de la création artistique incluant la boue.

Dans les deux cas il s’agit d’un processus de sublimation, non pas d’idéalisation mais de réduction à la quintessence. Freud emploiera le même terme pour définir l’origine de l’œuvre d’art.

Comme nous l’avons déjà souligné « Une Charogne » n’est pas le seul poème s’inscrivant dans cette thématique. Mentionnons : « Le squelette laboureur » qui est inspiré des planches de Vesale ; « Au lecteur » où l’auteur évoque le mal radical dont l’homme est frappé ; « Les maximes sur l’amour » où il est question malgré le sujet de la jouissance de la laideur et du goût de l’horrible ; certains poèmes sur la vieillesse ; un texte  célébrant Sainte Beuve « A Sainte Beuve » ; dans les « Salons » des passages sur Delacroix, peintre de la mélancolie ; sans oublier « Une martyre », « Le mort joyeux » , « Voyage à Cythère » en particulier « Le tir et le cimetière » et la « Servante au grand cœur » ; enfin « Le Vampire » qu’il faut associer aux œuvres gravées de Goya et l’on songe aux « Désastres dela guerre », aux « Capricios  » à toutes les scènes de sabbat et de folie. De tout cela comme l’écrit Baudelaire dans le « Projet de préface aux Fleurs du Mal » il extraira l’or de la boue, la beauté du mal.

 IV – PROPOSITIONS D’ANALYSE

 D’emblée le poème s’inscrit dans le paradoxe sous la forme des antithèses, antiphrases et autres oxymores ponctuant le poème comme autant de moyens d’in-quiéter le lecteur.

On croit lire une élégie aux accents précieux « mon âme », privilégiant le passé simple, empruntant à Pétrarque alexandrins et octosyllabes. L’atmosphère est agréable. Le couple se promène. Il fait beau. Puis à ces deux premiers vers succède la chute « une charogne infâme » désarçonnant la belle comme le lecteur. Suprême dérision « âme » rime avec « infâme » et « doux » avec « cailloux ».

Exit la tradition pétrarquisante incapable de prendre en charge la réalité à laquelle elle substitue l’idéal.

La question est alors de savoir quel rapport l’art entretient  il avec le réel : imitation ; correction ; transformation ; idéalisation? Après tout à quoi bon décrire une charogne qu’il suffit de voir et dont la description sera toujours moins précise et complète que la réalité? La réalité est-elle pour l’artiste un défi mettant son habileté technique à l’épreuve ou un moyen d’apprendre comme l’avait affirmé Aristote , à moins qu’il n’en fasse un objet de méditation.? Nous verrons que la réponse de Baudelaire est différente même si elle s’inscrit dans la tradition aristotélicienne car la charogne nous apprend que la vie nait et se nourrit de la mort (6ème strophe).

Tout en effet s’agite, les mouches, les larves, semblables à une « vague ». Tout s’élance, pétille donnant l’impression que la charogne vit.

Le soleil se marie à la terre  rayonnant « sur cette pourriture » comme l’alchimiste cuit le minerai.

Les parties de la charogne sont désunies comme s’il s’agissait d’un retour au chaos originel à partir duquel une nouvelle genèse adviendra comme advient l’œuvre du poète à partir de ce démembrement de la tradition.

Pareille à une toile de Malevitch, la vie est rendue à l’essentiel comme l’œuvre du peintre. Quelques formes : la vague, la forme oblongue des larves ou celle arrondie du ventre. A quoi s’ajoutent par synesthésie : la musique pour l’ouïe, les puanteurs pour l’odorat.

A ce propos J. P. Richard écrit dans « Poésie et profondeurs » (1955) :

« Dans le cadavre la vie retrouve sa pleine liberté, elle est tout élan, tout désir… la mort du fond de ce ventre putride… s’affirme comme une vie superlative et déchainée ».

 

On assiste à une naissance, du reste Baudelaire évoque un « lit » où la charogne repose, ouvrant son ventre comme en attente d’un accouchement et en effet en sortent des bataillons de mouches. Et ce faisant on assiste à la naissance d’une œuvre.

Par une gradation ascendante la charogne est restituée à la nature-mère. Le corps devient « monde », eau courante, vent et le vanneur s’avère le démiurge qui par un mouvement rythmique circulaire donne vie à l’univers.

Dans cette métaphore de la charogne, celle-ci disparaît pour se faire rêve et lointain souvenir, celui que pressent le peintre devant sa toile blanche ou l’écrivain devant sa page vide où s’ébauche l’œuvre à venir qui vient de loin, d’une immémoriale mémoire (7).

Ainsi les phases de décomposition-recomposition de la charogne sont-elles celles là même de la création artistique. A la question de savoir ce qu’est l’art, Baudelaire répond par cette double analogie, la nature est à la décomposition, ce que l’artiste est au chaos, mais aussi la vie est à la mort, ce que l’art est au conformisme comme en témoigne dans « Une Charogne » le resucé du pétrarquisme.

A la résurrection des corps Baudelaire substitue la rédemption par l’art non sans dérision, car il fait rimer « sacrément » avec « ossements » semblant achever son poème sur les accents ronsardiens du sonnet « Pour Hélène » et la tradition des vanités qui sans cesse rappelle à l’homme sa condition mortelle et la perte de tout ce qu’il aima.Mais par une dernière pirouette, le poète échappe à cette mortelle condition car il aura gardé

 « La forme et l’essence divine

De mes amours décomposés ! ».

 Cette observation nous place au seuil d’une lecture spirituelle de la charogne en tant que méditation sur la mort visant à penser celle-ci non pas comme comble d’une angoisse insurmontable mais comme un processus naturel que le ciel du reste « regardait comme une fleur s’épanouir » ce qui signifie que du point de vue de la nature il s’agit là de la transformation d’un cadavre en un terreau propice à l’éclosion d’une fleur.

Dans le SÛTRA des « Quatre établissements de l’Attention » qui expose la méditation de Bouddha sur les neuf stades de la décomposition, la deuxième partie en particulier présente des analogies avec le poème de Baudelaire permettant  de le méditer comme un chemin de sagesse transcendant l’angoisse de l’impermanence et de la mort.

 

« De plus le pratiquant compare son propre corps à un cadavre qu’il imagine jeté dans le charnier et gisant là… enflé, bleuâtre et suppurant et il observe. Mon corps est de la même nature. Il finira de la même manière er rien ne peut lui éviter cet état ».

 

Certes l’objectif de Bouddha est la sagesse, c’est-à-dire l’extinction de l’angoisse et en même temps l’extinction du soi libéré des illusions qui le constituent et génèrent nos angoisses.

La réponse de Baudelaire est différente et en appelle à ce que Nietzsche nomme la Grande Santé consistant à ne plus s’angoisser d’avoir des angoisses qui après tout constituent la réalité humaine de la naissance à la mort, de façon à pouvoir « vivre encore » en réhabilitant toues les métamorphoses qui affectent le corps.

 

 ANASTASIA CHOPPLET

Conférenciére et philosophe

 

 

(1) Baudelaire – Une CharogneLes Fleurs du mal.

(2) John E. Jackson – Mémoires et création poétique – 1922.

(3) Théophile Gautier – Mademoiselle Maupin.

(4) Flaubert – La peste de Florence – Un parfum à sentir – Agonies – Salaambô – Smarth …     

(5) Il ne faudrait pas oublier de mentionner à la même ? Octave Mirbeau – Le paradis des Supplices.

(6) Leçons d’anatomie comparée – 1836.

(7) Sylvie Germain – Les personnages.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité
Visiteurs
Depuis la création 51 378
Publicité