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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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31 janvier 2022

« EMILE » – ROUSSEAU

« EMILE » – LIVRE I ET II – ROUSSEAU

Émile ou De l'éducation — Wikipédia

 

Comment faire d’un enfant un homme heureux et un bon citoyen? Autrement dit comment conjoindre exigence de bonheur individuel et (sociabilité collective) intérêts collectifs? Comment lier principe de plaisir et de réalité? Telles sont les questions fondamentales de « Emile ».

La réponse de Rousseau passe par une refonte de l’éduction de l’enfant de la naissance jusqu’à l’âge adulte en prenant la nature pour pédagogue. En effet l’individu est naturellement sensible à un double agrément : utilité et plaisir en vertu desquels la nature lui enseigne l’ordre nécessaire et universel de ce qui est et auquel il faut soumettre ses désirs. A cette condition l’enfant trouve le bonheur en réalisant ce qu’il désire conformément à ce que la (sa) nature lui permet.

C’est dans l’équilibre entre pouvoir, vouloir et devoir à l’égard des autres que consiste le bonheur et c’est ce que l’éducation selon la nature doit lui enseigner.

C’est pourquoi Rousseau accorde une telle importance              au corps qui nous apprend à penser par l’intermédiaire de l’exercice de nos cinq sens présidant à la construction de la raison sensitive de l’enfant (p 246). Pour ce faire il faudra suspendre toute intervention du pédagogue, interdire châtiments et punitions. C’est ce que Rousseau nomme « éducation négative » exposée dans l’ensemble des cinq livres de « Emile » dont nous étudierons les deux premiers.

 

1) – Eduquer commence à la naissance. 0 à 3 ans

a) Choix de l’enfant

b) Choix de l’éducateur

c) Soins corporels

d) Refus des caprices

e) Affrontement au principe de réalité

 

2) Education pratique. 3 ans à 12 ans

a) Ne rien enseigner de théorique

b) Problème du langage

c) Raison sensitive et expérimentation

d) Education empirique

 

3) Déduction des propriétés de la nature

Nécessité des échanges avec autrui

Interdépendance collective et liberté individuelle

 

4) Sentiment amoureux

 

5) Morale et religion : profession de foi du Vicaire Savoyard

 

I – LES GRANDES LIGNES DU PROJETRousseau juge de Jean Jacques : Rousseau, Jean-Jacques, Perrin, Jean-François: Amazon.fr: Livres

 Il appert que tout le texte est sous l’égide du paradoxe et du reste Rousseau écrit (p 180) qu’il « aime mieux être homme à paradoxe qu’homme à préjugés » ce qui permet à Rousseau de justifier certaines de ses contradictions et de positionner d’emblée son texte comme œuvre philosophique. A la même époque du reste il écrit le « Contrat social » c’est dire à quel point était lié dans son esprit la formation de l’enfant et le futur citoyen. Dans les deux cas les mêmes objectifs sont visés : liberté et bonheur. Cette préoccupation ne le quittera pas puisque dix ans après « Emile » il écrira « Rousseau juge de Jean-Jacques » qui se présente comme un dialogue entre Rousseau et un français au sujet d’un dénommé Jean-Jacques contrepartie nécessaire à « Emile » auquel il se réfère à de nombreuses reprises. Le sujet en est justement une polémique à l’égard de l’éducation traditionnelle qui génère l’habitude de juger laquelle tient au préjugé. Le français se voit appliquer la même éducation que celle donnée à Emile à propos du jugement qu’il porte sur Jean-Jacques, afin de le corriger (p 348 in « Rousseau juge de Jean-Jacques »). Rétrospectivement « Emile » apparait comme le roman de la construction du jugement et en conséquence comme « la base de tout son système » (« Rousseau  juge de Jean-Jacques ») tant sur le plan anthropologique que philosophique. Notons que sa philosophie sans être systématique fait système puisqu’elle est institution et mise en rapport de notions qui constituent l’ensemble, des conditions requises au vivre ensemble(1).

Au IIIème dialogue de « Rousseau juge de Jean-Jacques » Rousseau définit « Emile » comme « un traité de la bonté originelle de l’homme » subissant le lent et inexorable processus d’altération que lui fait subir sa socialisation.

Pourtant « Emile » est une gageure puisque « nul ne nous n’est assez philosophe pour savoir se mettre à la place d’un enfant » (Emile L. III). Mais peut-on jamais se mettre à la place de l’autre? Rousseau est sceptique comme il l’écrit dans le « Discours sur l’inégalité » et le souligne dans « Emile ». Il s’agira de décrire « l’enfant de l’enfant et non l’enfant de l’adulte » autrement dit l’enfant de la nature, tel qu’il se développerait selon celle-ci si nous n’intervenions. Il faut donc que le pédagogue crée des conditions expérimentales telles que ce processus puisse se développer.

Il en va de ce que devrait être la société.

Aussi Rousseau est-il sévère à l’égard de ses contemporains, les philosophes des lumières, en dénonçant les effets ravageurs des sciences, songeons à la médecine dans « Emile », des arts (« Discours sur les sciences et les arts ») du progrès, du rationalisme, et de leurs corollaires dont la propriété privée. Ses prévisions se réaliseront au XIXème siècle.

C’est dire que l’enjeu de « Emile » est aussi sociopolitique quoiqu’implicitement puisqu’il s’agit d’éduquer de façon à ce que l’enfant ne soit pas un futur tyran et que l’adulte qu’il sera sache résister aux passions destructrices que fait naitre la vie en société qui étouffe la nature en l’homme, celle-ci étant seule susceptible de lui faire acquérir progressivement la raison, la conscience, la pitié, l’imagination et la mémoire requises à la construction de son identité d’homme. Ce sera la tâche du gouverneur.

Le travail de celui-ci est donc d’éveiller en l’enfant les conditions naturelles de sa réalisation et de sa future vie en société. Ceci requiert néanmoins qu’il ne fasse pas ce qu’il veut mais qu’il veuille ce quel le gouverneur veut qu’il fasse (L. II).

Ce faisant « Emile » est une mise à l’épreuve du postulat de Rousseau qu’il énonce au début de « Emile ». Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme (L. I  P 53 G.F.). Cette assertion n’est pas tant une profession de foi en Dieu du moins tel que la religion chrétienne le représente et dont Voltaire à la même époque se moque, que l’affirmation du philosophe quant à la perfection de la nature et à l’imperfection de l’homme qui confond, mutile, bouleverse, défigure et « ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme ». Face à cela le seul remède n’est pas d’abandonner « l’homme à lui-même dès sa naissance » car les institutions finiraient d’étouffer en lui la nature, mais d’y remédier grâce à l’éducation qui le fera devenir homme selon la nature. Il faut donc à la fois éviter la dénaturation de l’enfant dès nourrisson, l’empêcher de prendre de mauvaises habitudes, lui apprendre à user tout d’abord de ses forces, l’assister tant physiquement que mentalement  sans se substituer à lui afin qu’il développe par lui-même ses potentialités grâce à sa confrontation à la nature et aux choses, plus tard aux hommes. On comprend dès lors pourquoi Rousseau élabore une éducation négative c’est-à-dire non interventionniste.

L’anthropologie rousseauiste présuppose donc, contrairement au dogme du péché originel que la nature humaine ne contient aucun vice, mais les acquiert par la fréquentation des hommes. Mais alors si tous sont parfaits sortant des mains du créateur, comment ont-ils pu devenir méchants? Là est l’énigme de l’origine du mal, qui  pareil à l’hydre de Lerne renait sans cesse lorsqu’on veut la détruire.

A cette question Rousseau apporte plusieurs réponses : la faiblesse physique de l’enfant qui le met en position de dépendance ;  des besoins qu’on ne peut atteindre ; le déséquilibre entre la puissance et la volonté stimulée par l’imagination (p153) ; les obstacles à la réalisation des deux instincts de l’homme : la conservation de soi ou amour de soi (à ne pas confondre avec l’amour propre) et la pitié. Or la vie en société génère des passions qui détruisent et soi-même et les autres.

On voit donc que la démesure et le déséquilibre sont les principales causes de ce qui éloigne l’homme de la nature et le rend méchant. L’enfant en conséquence peut devenir méchant mais il est un être perfectible.

Quant on compare « Emile » au « Deuxième discours » on se rend compte que l’enfant est le microcosme de l’humanité à l’origine et que l’un comme l’autre connaissent une phase de maturation naturelle qu’il ne faut donc pas anticiper. Est-ce à dire qu’il y aurait progrès d’une étape à l’autre? Non pas, mais un devenir-soi dont chaque étape est nécessaire et qui assure le développement de l’enfant comme de l’humanité.

Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (Agora)

A l’origine est la sensation et toutes les facultés de l’esprit sont des formes de la sensation, imagination et mémoire n’interviendront que plus tard grâce au jugement. Là encore Rousseau s’inscrit en faux contre la thèse classique des aptitudes mémorielles de l’enfant. L’enfant, écrit Rousseau au livre II, a un cerveau dans lequel « rien ne reste, rien ne pénètre ». Il n’entend ni les mots, ni les idées. Jusqu’à un certain moment de son développement  il appréhende des images, plus tard il conçoit c’est-à-dire compare. On passe dès lors de la sensation à la perception, de la passivité de l’une à l’activité de l’autre.

De ces activités est tributaire l’identité personnelle laquelle dépend de la conscience de soi issue de la mémoire qui unifie l’ensemble des souvenirs de l’individu comme se rapportant à lui-même. A ce propos Locke écrivait « Et aussi loin que la conscience peut s’étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s’étend l’identité de la personne ».

Mais il ne faut pas encombrer l’esprit de l’enfant d’idées inutiles, « noms de rois, des dates, des termes de blason » qui n’ont ni sens ni utilité pour lui (2), il faut s’en tenir à ce qui contribue à son agrément : plaisir et utilité.

On aura compris que l’écriture d’un traité d’éducation est la base nécessaire à la refonte sociale qu’envisage Rousseau dont le projet s’enracine dans son vécu personnel tant à l’âge de l’enfance qu’à l’âge adulte où il fut lui-même précepteur de la famille Mably (1740).

C’est pourquoi son texte s’assortit d’exemples pédagogiques qui vivifient sa narration quoique son approche soit théorique puisque Emile est une élève fictif, idéal, orphelin de surcroit. « Emile » est donc une expérience de pensée similaire à celle de l’état de nature du « Deuxième discours » état qui n’exista sans doute jamais.

Par ailleurs il s’inspire de la maxime de Rabelais : « mens sana in copore sano » afin que ni l’esprit ni le corps de l’enfant ne soient négligés.              

Son métier, comme l’avait écrit Montaigne, sera avant tout de vivre afin de construire une identité personnelle et non pas imitée des modèles adultes.

Bien que la pédagogie que préconise Rousseau soit novatrice, il n’est pas sans précurseur. Il rend du reste hommage au Livre I au premier d’entre eux, Platon, qui dans la « République » développe « une idée de l’éducation publique » qu’il qualifie de « plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait », ajoutons-y le livre VII des « Lois » qui pose, comparativement au spartiate Lycurgue, la question de savoir s’il faut suivre la nature humaine ou bien dénaturer l’homme pour en faire un citoyen en l’intégrant au tout qu’est la cité.Michel de Montaigne : biographie, actualités et émissions France Culture

Rappelons encore une fois Montaigne affirmant que la nature est le livre qui convient à l‘écolier et plus près de Rousseau, Locke attestant que l’éducation fait l’homme bon ou mauvais.

En aval la réception du livre de Rousseau en fit un succès de librairie et un succès mondain au grand dam de l’église. Mais on lui reprocha rapidement d’avoir abandonné ses cinq enfants. Ses œuvres furent l’objet de pogroms, les menaces de prison s’amoncelèrent sur lui et il dut à plusieurs reprises s’exiler. Ni les encyclopédistes, ni l’église, ni l’ancien régime ne lui pardonnaient ses critiques d’autant qu’elles visaient aussi l’éducation aristocratique.

 Dans notre première partie il a été question de comprendre la nature de l’enfant, ses besoins, capacités, pour l’amener à produire activement ses connaissance d’une part et de le préserver des préjugés destructeurs de l’adulte d’autre part. Corrélativement l’enfance est conçue comme une période d’expérimentation, d’épreuve et ce malgré ou à cause de son état « faible, misérable, plus à la merci de tout ce qui l’environne ». Dès lors on aura tendance à le surprotéger, à le secourir au risque de l’aliéner, de l’affaiblir et d’être dépendant de ses caprices qui en font un tyran domestique.

 

II – PRESENTATION DETAILLEEE DES DEUX LIVRES DE  « EMILE »

 A – LIVRE I

 1) Choix du précepteur

Le livre I est consacré à l’âge de l’infant et l’auteur spécifie d’emblée rappelons-le que « Tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » de sorte que l’éducation s’avère à la fois  nécessaire mais aussi dangereuse selon qu’elle prend pour guide la nature (p 57) ou au contraire qu’elle dénature l’enfant en lui inculquant les vices de  l’adulte car il peut être un mauvais éducateur. D’où le choix crucial de celui-ci.

Si l’idéal est l’attention d’une mère aimante elle-même pilier de la moralité du foyer et de la société (p 222) elle ne doit pas être surprotectrice, ni appliquer inconsidérément les pratiques en usage (emmaillotage – nourrice – p 67). Dans ce cas une gouvernante peut être plus appropriée à condition de ne pas être maltraitante (p 100 à 102) et (p70) de répondre à des critères précis (p70).

Quant au père certes il pourrait être préférable au gouverneur mais à tout prendre Rousseau lui préfère ce dernier lequel n’aura pas d’enfant pour se consacrer pleinement à son unique élève. Rousseau dans ce choix distingue le gouverneur qui guide (p 87) son élève selon la Nature au précepteur qu’il qualifie de mercenaire (p 81) et qui gave l’enfant de savoirs inutiles et incompréhensibles pour lui tels que : les langues (p 197) ; la géographie (p 213 à 217) ; l’histoire ; les fables (p 219 à 227) ; la littérature. Par contre on lui enseignera le dessin à condition de ne pas être imitatif (p 287) ; la géométrie (p 289) ; le jeu de balle (p 292) ; le chant (p 297) et la composition (p 298 à 300) ; les exercices du corps, toute activité ayant pour objectif le libre et naturel développement physique et mental de l’enfant lui permettant d’appréhender et de comprendre le monde.

 Fichier:Hellé - Fables de La Fontaine - Le Corbeau et le Renard.jpg — Wikipédia

2) Choix de l’élève

Corollaire du choix de l’éducateur il y a celui de l’enfant. Ce sera un « élève imaginaire » (p85) orphelin, d’un milieu aisé, et physiquement robuste (p 88). Il sera inséparable de son gouverneur. Bien sûr cet élève n’a rien de réel mais tout comme l’état de nature du « Deuxième discours » il est une hypothèse permettant à Rousseau d’exposer sa théorie éducative. Quant au lieu il sera aussi choisi. L’enfant sera élevé loin de la société, à la campagne et en conséquence n’aura pas de contact humain autre que celui de son gouverneur afin d’être au plus près de la nature (p 105) et le plus éloigné de la société.

 

3) Savoir s’endurcir

Dès le plus jeune âge il s’agira d’aguerrir son corps et son esprit car la douleur (p 167) est salvatrice (p 221) et enseigne à l’enfant à se gérer et à gérer celle-ci en fonction du principe de réalité (p 148). Le péril est du reste ce qui permet de faire la preuve et l’épreuve de la liberté et Rousseau d’ajouter que sans douleur on n’éprouve ni compassion, ni sociabilité.

Il lui faudra donc se laver à l’eau froide, porter les mêmes vêtements (p 251-52) été comme hiver, limiter ses heures de sommeil afin d’échapper à la paresse. Or ceci s’avère difficile dans le cadre d’une culture qui démultiplie les moyens artificiels de nous préserver du risque et de la douleur.

 

4) Education des sens

A contrario le but de l’éducation doit être de « Préparer de loin le règne de sa liberté et l’usage de ses forces » (p 116). Aussi l’éducation des sens est-elle essentielle, car ils sont ce par quoi nous prenons conscience du monde et de nous-mêmes. Selon une visée empiriste, Rousseau explique que nos idées se forment à partir de nos sensations (p 171) qui deviennent, une fois réfléchies, perceptions. Il consacre de nombreuses pages aux cinq sens (p 295 – 278 – 285 – 313 – 316) car se connaitre commence par se sentir et les sensations affectives de plaisir et douleur déterminent l’apprentissage de la perception. C’est à partir de nos sensations que nous constituons nos représentations (p 119 – 120) et alimentons la première raison naturelle de l’enfant, la raison sensitive (p 246).

Notre corps nous apprend à penser. C’est pourquoi la raison logique et théorique de l’enfant n’interviendra que plus tard et avec elle la conscience morale qui la requiert. Le monde moral est effectivement et paradoxalement la porte ouverte aux vices (p 197 à 200) car il n’est constitué que de préceptes, conventions, devoirs qui génèrent tromperies et mensonges, puisque force est de constater qu’on nie ce qu’on a fait et qu’on ne tient pas ses promesses. Ajoutons même que l’obéissance génère la nécessité de mentir. Par contre face à la nature on ne ment pas car elle ne juge pas. On ne ment ni aux plantes ni aux animaux ce qui est discutable. Prêcher la vertu fait aimer le vice et rendre les enfants pieux les ennuie. Quant aux « vertus d’imitation ce sont vertus de singe » (p 203).

 

5) L’enfant tyrannique

Il faudra néanmoins protéger l’enfant de lui-même afin qu’il devienne un être libre et heureux, tout d’abord en résistant à ses pleurs qui le rendent tyrannique, ce qui a pour corollaire qu’on ne réponde qu’à ses besoins utiles. Or ceci repose sur trois principes : la foi en l’enfant dont la perfectibilité accomplira sa nature ; puis la valeur de la singularité de chaque enfant qui est un être à part entière dès la naissance (p 110 E), quant au troisième principe il concerne la souffrance déjà mentionnée.

 Épinglé sur coloriage vie quotidienne

6) L’éducation négative

Cette éducation vise donc à permettre à l’enfant de rétablir la relation à soi-même, à valoriser ses ressentis et émotions, à accorder à son corps la place qu’il mérite, au lieu de faire de l’enfant le produit d’une œuvre de destruction, séparation, refoulement comme le stipule J. Ph Faure dans « Eduquer sans punitions ni récompenses ». Il ne s’agit pas de normaliser l’enfant mais de développer ses émotions et sa réactivité, autrement dit de lui éviter l’esclavage que créent l’emmaillotage, la bière finale et entre temps les institutions. D‘où l’appellation de négative (ou inactive) pour cette éducation en tant qu’elle n’est pas posée par une institution. Cependant à bien lire Rousseau, son éducation n’est pas celle de Freinet ou Montessori (3), puisqu’il n’hésite pas à préconiser la présence permanente du gouverneur afin d’assujettir son élève à sa volonté. « Il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse… ne pas faire un pas que vous ne l’avez prévu… ne pas ouvrir la bouche sans que vous sachiez ce qu’il va dire ». Ce qui fait écrire à Christophe Martin « l’éducation négative est une éducation pour la liberté, ce n’est certainement pas une éducation dédiée à une liberté authentique ». Du reste le monde naturel dans lequel il vit est « l’œuvre du précepteur et il s’agit d’un monde entièrement factice… ». Qu’est-ce en effet cette nature que conçoit Rousseau si ce n’est une hypothèse de travail, la nostalgie du paradis ou l’utopie voire la chimère d’un être authentique possible? (in. « Etude » p 210)

Comment du reste pourrait-il en être autrement puisque si le bonheur tient au bon usage de la liberté (p 160 « Emile ») et que celle-ci se réalise en société alors il faut, sans qu’il s’en rende compte, amener l’enfant à régler sa liberté selon le principe de réalité et substituer à l’indépendance l’autonomie.  

Dans ces conditions ce que Rousseau nomme nature n’est autre que la culture conçue comme une seconde nature à partir de laquelle l’enfant aura été éduqué et qu’il admettra comme sa nature.

 

7) Apprentissage de la langue

Poursuivons le cours du texte. Vient maintenant l’âge de l’apprentissage du langage.

Celui-ci commence par l’imitation limitée aux mots de l’adulte bien articulés et inutiles à l’enfant chargeant « sa mémoire de mots qu’il ne peut entendre » (p 134). Nombreux sont les passages que Rousseau dédie à cette question dans « Emile » mais aussi dans ses œuvres en commençant par son premier discours sur l’origine des langues issues de l’expression des affects et passions, accentuées et sonores, mais inarticulées, l’articulation étant un fait de société (p 121). L’accent en l’occurrence compte plus que le sens. Pontalis dans « Avant » souligne du reste que les langues sont le résultat d’une sélection de sons dans l’infinité de ceux que l’enfant a à sa disposition. Au son accentué se joint le geste qui l’un et l’autre sont codifiés au point de ne plus distinguer dans une langue ce qui relève de la nature ou de la culture.

Aussi ne faut-il pas s’empresser de le faire parler et Rousseau de prendre pour exemple le grasseyement des paysans (p 139). L’articulation viendra en son temps.

Quant à son vocabulaire inutile « qu’il sache dire plus de choses qu’il n’en peut penser ».

 Essai sur l'origine des langues de Jean-Jacques Rousseau - Editions Flammarion

B – LIVRE II

 1) Langage et conscience de soi

On en arrive maintenant au livre II qui signale la sortie de l’infant et l’entrée dans l’âge du puer. Là encore ce sont les mots qui nourrissent la réflexion en tant qu’ils donnent non plus seulement accès au monde et à sa possession mais à la conscience de soi (p 148). Substituer aux pronoms « il/lui » les pronoms  « je/moi » c’est avoir conscience de soi en tant que sujet et non plus objet parmi les objets du monde ; c’est conférer une unité à ses idées, paroles et actions ; c’est s’imposer comme une identité unique, originale et permanente ; c’est s’assurer comme libre et par conséquent responsable. Dès lors il « importe (donc) de le considérer comme un être moral » car il est passé de la conscience de soi à la connaissance de lui-même. Mais avant cela il importe de ne pas gâcher le bonheur d’être, alors que peu atteindront l’âge adulte (p 149) et Rousseau de l’implorer, en une prière lyrique (p 150 – 151) s’adressant aux adultes et parmi eux aux pères.

 2) Le bonheur

Mais qu’est- ce que le bonheur? Un heureux hasard (bon-heur)? Un projet? Un devoir? Une bonne disposition naturelle? Une juste proportion entre désirs et facultés (p 152)? Comment atteindre à cette ataraxie que préconisaient les anciens en ne craignant ni la mort, ni l’avenir, ni en ne dépendant de quiconque? Le bonheur s’avère dès lors un art de vivre (cf. Alain) et se conjugue avec la sagesse de sorte qu’il est le résultat d’un exercice spirituel visant à établir un équilibre entre le pouvoir, le vouloir et le devoir. Il faut, aurait dit Montaigne, pratiquer la médiocrité. Or la nature a tout fait en ce sens mais nous la déréglons.

Ainsi se positionne la question de la morale et des premières idées de celle-ci au nombre desquelles : l’idée de propriété, de liberté et de convention. Mais la morale n’est pas en l’occurrence l’objet d’un enseignement car ce serait source de vice en vertu du désir de la trangresser.

La  première idée de la morale touche au sentiment de la justice (p 191). Il faut remonter à l’origine de la propriété pour la comprendre. Cette fois Emile sera mis face à une situation réelle qui lui apprendra que la terre appartient à celui qui a mis « son temps, son travail, sa peine, sa personne » (p 192) à la travailler. La possession n’est pas la propriété.

 3) Le mal

Reste à savoir si l’enfant a le sentiment inné du juste et de l’injuste identifiés au bien et au mal et si sa conscience morale est un « instinct divin » ou un acquis social. Rousseau se prononce en faveur de l’instinct à la suite des cris de fureur d’un nourrisson injustement battu par sa nourrice (p 123). Mais l’exemple est sujet à caution.

Notons que le docteur Itard fera la même remarque à propos de Victor de l’Aveyron qu’il soumet à une punition injuste qui suscite sa colère.

Malgré cet « instinct » l’enfant s’amuse à tyranniser les autres (ex p 238), s’approprie les végétaux d’un autre jardin Rousseau lui-même écrivant que l’enfant ignore les idées de bien et de mal tant qu’il n’a pas l’usage de sa raison vers 12 ans. Qu’est-ce donc que le mal? Platon en parle en terme d’ignorance « Nul ne fait le mal volontairement mais par ignorance ». Hobbes l’origine dans la nature même de l’homme tandis que Rousseau la suppose bonne. Fait-on le mal en vue de faire mal et  d’éprouver un plaisir pervers? Non. Rousseau en tient pour responsable l’éducation, et accuse les soins des éducateurs (p 151 – p 172-173, p 176) qui ne font que donner des maux à l’enfant en le gâtant ou en le brimant, en lui donnant des soucis hors de son âge, en exigeant des comportements incompréhensibles, en le menaçant, le culpabilisant, lui inculquant des idées morales qui sont « La porte ouverte aux vices » (p 196). Les devoirs induisent le mensonge, la tromperie, la transgression. Du reste on ne cesse de mentir à l’enfant, en niant ce qu’on a fait, en promettant ce qu’on ne fera pas (p 197). Et Rousseau d’énumérer les vices que l’on prétend naturels : orgueil, domination, amour-propre, méchanceté et sentiment de faiblesse (p 127). Or l’enfant n’est pas un être faible au contraire (p 127//134) et on ne l’est que lorsque la volonté ou plutôt le désir vise des objets hors de notre pouvoir. « Le superflu est l’instrument de notre misère ».

Mais cela l’enfant ne le saura qu’avec l’usage de la raison. Jusque là l’enfant « ne peut rien faire qui soit moralement mal, et qui mérite châtiment ou réprimande » (p 177). Par conséquent l’éducateur devra agir selon quatre principes : laisser à l’enfant le libre usage de ses forces ; suppléer à ce qui lui manque, se limiter à l’utile réel ; distinguer besoins naturels et artificiels. Là encore la nature est le doux guide (p 179). Bien sûr l’enfant pourra faire des dégâts mais sans intention de nuire. « Il peut ainsi faire beaucoup de mal sans mal faire » car « la mauvaise action dépend de l’intention de nuire ». Y aurait-il du casuiste chez Rousseau ?

 Quelques Pensees Sur L'education (Bibliotheque Des Textes Philosophiques - Poche)

CONCLUSION

 Au sortir de l’âge du puer, le futur adolescent (grandissant) aura connu le bonheur car on lui aura appris à goûter le présent au lieu d’espérer vivre.

Son gouverneur aura su perdre du temps pour en gagner (p 180). L’enfant aura été son propre produit et non celui de l’adulte (p 182). Son bonheur consistera dans l’usage de la liberté qu’il appliquera plus tard dans la vie en société (p 162 note 2).

Il aura appris à être ce qu’il est et se suffira à lui-même en se mettant à l’abri de la dépendance que créent l’opinion et de la domination du plus fort (Conclusion p 230 à 328).

 

 ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

   

 

(1) nature, culture ; temps, mémoire ; langage ; désir, plaisir, douleur ; bonheur ; société, autrui, échange ; conscience morale ; liberté, indépendance, autonomie ; religion ; technique, apprentissage ; science ; art ; droit, justice, loi ; travail, jeu ; raison ; perception, sensation.

(2) Cf. A. Jollien – Le métier d’homme

(3)Article Grands pédagogues : J.J. Rousseau – Michel Soëtard sur internet

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