A QUOI LES SOUVENIRS SERVENT-ILS?

A QUOI LES SOUVENIRS SERVENT-ILS?

Tel qu’il est formulé, le sujet présuppose que les souvenirs ont une utilité et il ne s’agirait que d’exposer en quoi elle consiste.

Et en effet les réponses s’imposent si l’on observe les effets de l’amnésie ou la recherche inquiète de l’enfant adopté qui ne trouve pas de photos de sa petite enfance.

Le sujet ne suggèrerait-il pas plutôt un doute quant à l’utilité des souvenirs? A quoi bon en effet se rappeler un passé révolu sur lequel on n’a plus prise? A quoi bon avoir des remords et/ou des regrets? Ne vaut-il pas mieux regarder vers le futur, s’y projeter, afin de construire l’existence que l’on voudrait? Mais cet objectif est-il envisageable sans l’appui du passé? Sans la réserve de savoirs, d’expériences voire de leçons qu’on a accumulées au cours des années?

Loin donc de se cantonner dans le passé, le souvenir serait le tremplin d’une projection vers l’a-venir.

 Pour reprendre la question de l’amnésie (1), celle-ci nous renseigne sur l’importance du terreau originel de l’identité de l’individu qui tient à la conscience de son unité dans le temps. Privé de celle-ci, l’individu est privé de repères et ce faisant de la capacité à se projeter dans le futur. La capacité de dire « Je » tient donc à celle de se savoir l’acteur des différents évènements de sa vie sans quoi la conscience de soi se réduit au passé immédiat. On peut en faire l’expérience avec les personnes très âgées.

Par ailleurs les souvenirs jouent un rôle prépondérant dans l’apprentissage. Certes le petit enfant n’a pas de souvenirs et apprend par mimétisme mais il accumule très vite des expériences sur lesquelles il va s’appuyer pour s’approprier de nouveaux savoirs. Ainsi est-on amené à comparer ceux-ci avec ce que l’on sait déjà, dans le cas par exemple de l’apprentissage d’une langue.

Ce savoir peut aussi nous servir de « leçons » afin de négocier de nouvelles  situations. Mais d’une part on sait bien que les leçons n’ont guère d’effet et d’autre part que les situations étant différentes il peut être mal à propos de traiter la situation présente à l’aune d’une situation passée.

En ce cas les souvenirs se muent en préjugés.

En troisième lieu, les souvenirs peuvent faire office de ciment social car ils rappellent des évènements, des faits historiques vécus ensemble et qui ont fait date. Songeons bien sûr aux guerres, mais plus près de nous au Bataclan, aux attentats de Charlie Hebdo, ou encore, peut-être au Covid qui deviendra un souvenir marquant la société.

Dès lors les souvenirs prennent une dimension collective, voire universelle et s’inscrivent de façon pérenne dans les consciences, car non seulement ils stimulent des émotions fortes mais attestent aussi des valeurs sur lesquelles la société est fondée : liberté ; paix ; partage ; entraide… ou sur ses angoisses majeures.

 Cependant, et c’est pourquoi la question se pose, les  souvenirs peuvent s’avérer un obstacle majeur à l’action conçue en terme de création continue.

En effet, fixé sur des épisodes traumatisants de son passé, l’individu ne peut plus se projeter dans un a-venir auquel il ne « croit » plus ou qu'il envisage comme une fatalité.

« A quoi bon? » se dit-il, puisque rien n’effacera ce qui fut. Et même s’il tente de s’en arracher, les souvenirs peuvent lui faire répéter les mêmes expériences sans qu’il en soit nécessairement conscient.

Ajoutons à cela que cultiver ses souvenirs c’est aussi cultiver un sentiment mélancolique de manque. « A mon époque » entend-on dire, pour signifier la perte d’un état idyllique. Les poètes l’ont souvent chanté ; Villon dans « La Ballade des dames du temps jadis » ou Nerval dans « Fantaisie » ou Lamartine dans « Sous le pont Mirabeau », tous regrettent une période de bonheur disparu et tous en cultivent la douleur en s’en remémorant le souvenir.

L’écriture joue alors le rôle paradoxal d’entretenir le souvenir mais en même temps de le mettre à distance.

 Faut-il alors oublier? Oublier pour vivre? Oublier pour repartir à zéro? Ou plutôt jeter un pont entre passé et futur, s’appuyer sur l’un, se pencher sur l’autre?

 C’est la proposition que fait Henri Bergson lorsqu’il caractérise la conscience par la mémoire et la projection, l’une n’ayant de sens et de fonction que par sa complémentarité avec l’autre.

C’est en effet parce que je sais, du moins partiellement d’où je viens que je sais qui je suis et qu’à partir de là je puis agir, choisir, échanger avec autrui. J’ai à ma disposition des souvenirs personnels familiaux, historiques que réactivent les situations que je rencontre et qui m’offrent des repères spatio-temporels et des éléments de réflexion me permettant de construire un futur certes s’inscrivant dans une continuité, mais y apportant de la créativité.

C’est en politique le fameux « en même temps » de Mr Macron, ou « le changement dans la continuité » de Mr Pompidou assumant l’héritage gaulliste sans pourtant le rejeter, car "ETRE  en  marche" requiert tout à la fois de savoir marcher mais aussi d’adapter sa marche.

Un exemple en a été fourni il n’y a pas longtemps lors de l’entrée de Maurice Genevoix au Panthéon, lieu oh combien mémoriel mais où furent vues et entendues deux œuvres d’art contemporain commémorant la guerre de 14-18.

Ainsi le souvenir se fait-il hommage, hommage à ceux qui ont fait notre présent, que nous recueillons et transmettons à notre tour. Le souvenir fait ciment social.

 Mais en guise de conclusion on pourrait s’interroger sur la valeur de vérité du souvenir, car  le souvenir se perd dans les brumes du passé et subit les distorsions de la rememoration d'une part et d'autre part  les déformations  liées  à  la finalité à laquelle il est assujetti .

Nos souvenirs sont notre levant et notre couchant.

  ANASTASIA CHOPPLET 

* Shelomo Selinger – Deux émissions – France culture - Talmudique