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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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23 juillet 2021

LA LITTERATURE INSULAIRE CHEZ MARIVAUX

LA LITTERATURE INSULAIRE CHEZ MARIVAUX

 Credit: Corbis via Getty Images/Photo Josse/Leemage

Le point de vue dont nous allons aborder l’œuvre de Marivaux est celui de la littérature insulaire au sens propre et figuré, c’est-à-dire ayant pour décor une île ou un lieu isolé du monde.

Ce ne sont pas moins de cinq œuvres qui sont concernées : « Les effets surprenants de la sympathie », « La Colonie », « L’île des esclaves », « Lîle de la raison ou les petits hommes », « La dispute ».

 Ce type de littérature à la fois poétique par le déphasage, ironique par le questionnement, moralisateur par la finalité et comique par le ton, s’inscrit dans le genre de l’utopie (le bon non lieu) qui prépare tout à la fois une critique de la société contemporaine, une proposition de société souhaitable et, en l’occurrence se propose comme un véhicule des idées philosophiques des Lumières. L’île est le rêve d’un territoire où tout est à réinventer. En même temps elle est l’analogon du théâtre en tant que celui-ci est le microcosme du monde comme l’illustrait l’architecture du théâtre du Globe de Shakespeare.

Marivaux n’innova pas en la matière car il s’inscrivait dans un courant qui avait notamment vu le jour avec Ibn Tufay (1105 – 1189). « Le philosophe autodidacte » qui situe comme Defoe son personnage, un enfant, sur une île déserte, afin de reconstituer les différentes étapes de son apprentissage intellectuel et spirituel grâce au seul usage de sa raison.

France Culture on Twitter: ""Vivant fils d'Éveillé" d'Ibn Tufayl, le philosophe autodidacte. Ce chef-d'œuvre de la pensée arabe offre, six cents ans avant Daniel Defoe, un prototype scientifique, philosophique et mystique du «

Au XVIème siècle Thomas More inventeur du terme UTOPIA situe son essai éponyme dans une île qui est le laboratoire d’une nouvelle société fondée sur l’égalité, la justice, la bonté obtenues grâce à l’obéissance aux lois conformes à la raison. L’autorité est certes forte mais chacun y obéit pour éviter de se soumettre à la loi du plus fort. Paradoxalement pour faire ce qui plait, il faut faire ce qui ne déplait pas à l’autre.

Rabelais l’énoncera à l’entrée de l’abbaye de Thélème « Fais ce que voudras» ce qui est obtenu grâce à une concordance implicite des volontés partageant les mêmes valeurs, là encore sous l’autorité de la raison.

« Gulliver » de Swift est aussi l’une des références de Marivaux en particulier dans « L’île de la raison ou les petits hommes », où la taille de ceux-ci est proportionnelle à leur raison. En étant dépourvus ils sont petits, comme ils sont les homoculus que découvre Micromégas lui-même à la fois grand et petit selon le relativisme métaphysique illustré par Voltaire et repris par Marivaux qui dénonce la petitesse des maîtres malgré leur grandeur d’établissement.Voyages de Gulliver eBook by Jonathan Swift | Rakuten Kobo

L’île est dès lors  bien un théâtre où s’affrontent des classes sociales, des préjugés, des autorités, sans oublier des hommes et des femmes et si le ton est comique car le théâtre est fait pour plaire, il n’en masque pas moins une ironie cruelle, songeons aux tirades des domestiques à propos de leurs maîtres pour lesquels ils n’ont pas plus de pitié qu’ils n'en ont bénéficié.

La visibilité totale de l’île à l’instar d’un panoptique carcéral où s’exerce une mono surveillance est la métaphore d’une conscience devenue transparente, livrée à l’autre pour une dissection en règle similaire au huis clos de Sartre.

L’île a ce faisant, à la fois une valeur expérimentale et introspective. Mais elle est aussi la page blanche sur laquelle écrire une histoire nouvelle, celle d’un humanisme souhaitable au XVIIIème siècle, celle de l’homme, aussi lorsque Michel Tournier reprendra ce mythe dans « Vendredi ou les Limbes du Pacifique » où son personnage fait à la fois l’expérience du besoin essentiel de l’autre et de l’altérité lorsqu’il rencontre celui qiu deviendra Vendredi. L’autre dont je souhaiterais me passer, l’autre qui m’attire, l’autre sans lequel plus rien n’a d’existence ni de sens. Mais à la différence des utopies moralisatrices du XVIIIème distinguant le corps et l’esprit, Tournier conclut à un totalisme qui gomme les distinctions.

Mais l’île demeure un lieu fragile car imaginaire comme le rappelle Aldous Huxley dans « Le meilleur des mondes ». Le Royaume de Pala, dont les habitants sont détachés du capitalisme, ne survivra pas à la convoitise de ses voisins.

Outre ses prédécesseurs et contemporains le théâtre de Marivaux s’inscrit plus largement dans la tradition précieuse du XVIIIème siècle par ses références à la Carte du Tendre lorsqu’il est question dans « L’île de la Raison » de repenser l’éducation sentimentale des hommes en les mettant à la place des femmes sommées de résister à leurs assauts alors qu’on les dit faibles, ne serait-ce pas plutôt au sexe fort de résister?COMEDIE FRANCAISE N° 38 : L'ILE DE LA RAISON - ON REPETE M.LE TROUHADEC | Rakuten

Marivaux ne se prive pas non plus d'égratigner le philosophe dans « L’île de la Raison » où celui-ci est le seul à ne pouvoir être arraisonné. Voltaire en voudra du reste à Marivaux dont il écrira qu’il témoigne de la décadence du bon goût, d’une affeterie fatigante, de mêler le petit avec le grand… Cette position de Marivaux qui n’hésite pas à inverser les rôles et renverser les préjugés sans lesquels les hommes de pouvoir n'en auraient pas, fera qualifier Marivaux d’hérésiarque par d’Alembert, quoique notre auteur ne le fût pas en matière de religion.

Hérésiarque il le fut aussi dans son style baroque n’hésitant pas à mêler, les formules triviales et le parler noble, les accents de différentes régions, par exemple dans « L’île de la Raison », et un langage dépourvu de celui-ci, des sentiments sophistiqués et d’autres sans apprêts. On pourrait même dire à la façon de Diderot que ses pensées sont ses catins comme il l’écrit dans « Le spectateur français ».

Mais le ton léger, l’ironie à l’égard de soi, la réalité de sa valeur, sa distance à l‘égard des succès comme des échecs, son marivaudage coutumier cache une véritable philosophie de l’homme et du monde.

Monde baroque s’il en est dont les miroirs et jets d’eau rendent floue et fluidifient la réalité au point où on ne sait qui se cache derrière le masque. Les repères s’estompent, qui est le maître, qui le domestique, qui l’amoureux, est-on homme ou femme, esclave ou philosophe, coulisses du théâtre ou scène. La vida est sueño et dans cette vie tout peut s’inverser, c’est le carnaval qui s’invite. Les femmes y briguent la place des hommes, comme dans « La colonie », et Blaise de devenir le précepteur de son maître dans « L’île de la Raison ».

La Colonie - ATEA - Atelier théâtre de l'École alsacienne

C’est pourquoi Marivaux est indéfinissable. Défend-il la liberté et l’égalité ou la coercition et la distinction sociale? Est-il un conservateur chrétien ou un révolutionnaire? Croit-il en son utopie ou l’a-t-il située dans un espace improbable pour signaler qu’elle n’est qu’une chimère? Vise-t-il à divertir ses pairs ou les invite-t-il à une réflexion philosophique? L’inversion des rôles peut-elle être pérenne ou ne durera-t-elle que le temps du carnaval? Le pouvoir restera-t-il aux mains des maîtres ou a-t-on en germe la dialectique du maître et de l’esclave? Marivaux prévient-il d’une possible révolution ou à l’instar d’Arlequin pense-t-il que l’habit de son maître est trop grand pour lui? A-t-on affaire à un conservateur, après tout l’ordre ancestral est toujours rétabli et chacun retourne à sa place, certes avec plus d’amenité ou à un sceptique qui à l’instar de Pyrrhon pense qu’il n’y a pas de vérité mais des accommodements?

Mais que nous disent l’ensemble de ces paradoxes si ce n’est qu’ils sont essentiels à la vérité? Rien ne peut être tranché, le vrai est à la fois même et autre, « masques et bergamasques, quoi se cache ». L’étrangeté de l’île est le miroir de l’étrangeté des lois de ce monde qui est lui-même une farce.

Montesquieu l’avait déjà écrit. Quel étrange pays que celui-ci où un enfant commande à des vieillards, où  le sang peut se transformer en vin et où un fait trois.

Ce monde soustrait du réel dit plus que le réel et en même temps il est pure fiction avec ses règles, ses jeux, ses possibles. A l’instar de l’inconscient il ignore les principes d’identité, de non contradiction et de tiers exclu. Tout peut se transformer en son contraire car tout ne tient qu’aux fantasies.. Ainsi l’autorité du maître tient-elle au préjugé de sa puissance, de son sang bleu, de sa naissance et ce qui relève de la culture et de l’accident de passer pour une seconde nature.

Cependant il est des croyances que Marivaux tient pour des certitudes en bon héritier de Descartes et en premier lieu que « le bon sens ou raison est la chose au monde la mieux partagée » la preuve en étant que chacun semble en être assez pourvu. C’est pourquoi les précepteurs n’abandonnent jamais le projet faire venir leurs élèves à la raison y compris les femmes, malgré quelques cas désespérés à savoir le poète et le philosophe dans « L’île de la Raison ». Pourvu de raison, l’homme est susceptible d’être raisonnable ce qui signifie tout à la fois être pondéré, réfléchi, bienveillant, altruiste et de considérer l’autre, en tant que doué de raison, comme son égal.

Il agira par devoir et non sous l’impulsion de ses préjugés de classe et de ses penchants égoïstes, surmontera sa paresse et sa lâcheté il deviendra majeur c’est-à-dire libre, autrement il restera, sans qu’il en ait conscience, l’esclave de son esclave comme le lui fait comprendre Arlequin dans « L’île des esclaves ».Demandez le progrâââââââmme !

Mais avant cela il faudra s’amender en acceptant d’admettre ses vices et ils sont nombreux. C’est tout d’abord l’orgueil soigné par l’humiliation afin de devenir humble, le mépris, la coquetterie, le mensonge, l’hypocrisie et la mauvaise foi, le luxe, l’envie la sottise, la violence que la raison remplacera par la modestie, l’honnêteté, la tempérance. Bref chacun deviendra le philosophe que Dumarsais décrit dans l’encyclopédie à condition toutefois, qu’on ne mette pas ce que l’on est au crédit d’une punition divine, d’une erreur, d’une magie ou de la nature. Il n ‘y a qu’un responsable de ce que je suis, c’est moi. C’est à ce prix que la leçon d’humanité porte ses fruits, et entre la bête et dieu, l’homme doit trouver sa place comme l’avait déjà fait  Ulysse.

Mais toutes les leçons ne portent pas comme c’est le cas dans « La Colonie » où les femmes revendiquent, à l’instar de « Lysistrata» ou de « L’assemblée des femmes » d’Aristophane, d’accéder au pouvoir politique. En effet sachant que les femmes ont difficilement accès à la raison comment pourraient-elles gouverner et faire des lois? Leurs débordement et disputes puériles en témoignent.

C’est pourquoi au milieu de revendications légitimes, telle que l’abolition de la servitude du mariage, ou des prémisses d’un contrat social, règnent des excès tels qu’ils ôtent toute crédibilité aux propositions que de toutes façons, la force des habitudes invalide. Car il ne suffit pas de changer les hommes il faut aussi changer  la représentation que les femmes ont d’elles-mêmes. On est loin d’accepter des revendications féministes et pourtant la révolution n’est pas loin.

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C’est pourquoi on ne peut prêter à Marivaux une véritable vision politique de la société, tout au plus son œuvre s’inscrit-elle dans le courant des moralistes du XVIIème siècle qui sans vouloir changer les structures de celle-ci visent à y introduire des vertus chrétiennes ; bienveillance, respect, tolérance, obéissance à la loi morale, devoirs humains. Du reste l’heureux dénouement de « L’île de la raison » voit la Comtesse épouser le fils du gouverneur et le Comte sa sœur, tandis que Blaise le paysan, convolera avec une insulaire anonyme. Ce retour du même est-il un aveu d’échec ou une option conservatrice?

Du reste la façon dont les choses sont menées, la durée de l’éducation dans « L’île des esclaves » passera de trois ans à trois jours laisse augurer que Marivaux n‘y croit guère.

La raison est maniée comme une baguette magique, elle fait effet par elle-même et quasi immédiatement, pareil à un deus ex machina elle opère des conversions trop faciles et peu profondes comme le confirme le fait que les personnages de « L’île de la raison » préfèrent rester sur le lieu de crainte d’une rechute. Suffit-il en effet de prendre conscience de ce que les autres disent que l’on est pour changer?

Si les habitudes sont une seconde nature, n’est-il pas risqué de vouloir les changer? Et l’on peut se demander qui des menaces ou de la raison a le plus d’effets.

Enfin Marivaux ne procède à aucune critique de la raison, de sa nature, de ses fonctions, de la tyrannie qu’elle a pu exercer en arraisonnant le monde et dont Rousseau à la même époque dénonçait les méfaits au nom de la sensibilité.

Ne fut-elle pas en effet au service d’idéologies fondées sur des partitions ; homme - femme ; nature - culture ; sauvage - civilisé… justifiant rétrospectivement des passions ne s’avouant pas?

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférence et philosophe

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

La Boétie : Discours de servitude volontaire

Dumarsais : Article : « Philosophe » in Encyclopédie

Marivaux : Théâtre œuvres complètes : Les Effets Surprenants de la Sympathie

                                                                              La Colonie

                                                                              L’Îles des esclaves

                                                                              L’Île de la raison ou les Petits Hommes

                                                                              La Dispute

Marivaux : Le Spectateur français

Montesquieu : Lettres persanes

More Thomas : Utopia

Moureau : Marivaux : un hérésiarque en littérature?

Swift : Gulliver à Lilliput - Modeste Proposition

Pascal : Les grandeurs d’établissement

Tournier Michel : Vendredi ou les Limbes du Pacifique

Tufayl Ibn : Le Philosophe autodidacte

Voltaire : Micromégas

 

 

 

 

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