L’ART EST-IL FAIT POUR NOUS DIVERTIR ?

Certes, il semblerait au premier abord que l’activité qui consiste à produire des objets sans utilité pratique mais visant à susciter un plaisir esthétique, ait pour finalité de divertir. Du reste c’est l’appellation générale que l’on donne à ce qui nous délasse, nous distrait, nous amuse: divertissement. Ainsi la chanson de variété, le cinéma, les arts du cirque… sont des distractions, ce qui signifie d’une part qu’ils nous permettent d’éprouver du plaisir sans avoir besoin de réfléchir, d’autre part qu’ils semblent eux-mêmes être un jeu et enfin qu’ils nous permettent d’oublier un quotidien pesant. En tant que distraction, l’art nous dé-tournerait (di vertire) du souci. Or quel est le souci essentiel de l’homme : sa mort, ce qui fait dire à Pascal que le divertissement détourne l’homme de sa misère intérieure, entendons sa fragilité, sa vulnérabilité, sa petitesse, sa finitude. Dès lors tout serait divertissement, y compris la philosophie elle-même.

Mais si l’art est divertissement et si le 9divertissement présuppose la conscience de la fragilité de l’homme et de sa fin, alors il nous révèle la condition tragique de l’homme dont l’art se fait l’expression. Dès lors loin d’être un amusement l’art serait en prise directe avec les questions existentielles fondamentales qui taraudent l’homme.

 En vertu de son étymologie grecque, l’art est création et nous ajouterons création de mondes possibles, utopiques ou dystopiques laissant libre cours à l’imagination pour exprimer ce faisant les angoisses ou les espérances de l’homme. Ainsi est-ce le cas dans « 1984 » de Georges Orwell, ou à contrario dans « L’Utopia » de Thomas More ou « Le jardin des délices » de Jérôme Bosch, ou plus près de nous dans la chanson de John Lennon « Imagine ». On voit donc que l’art est interrogation sur le sens, c’est-à-dire recherche d’une signification ,d’une orientation espérée   face à une réalité absurde comme la décrit Kafka dans le « Procès ».

Ce faisant l’artiste s’exprime, il met en mots, images , formes, sons, un point de vue sur le monde, le sien,mais aussi sur lui-même puisqu'il fait part de ses craintes, s’examine, analyse ses sentiments, et dans les ouevres autobiographiques  prend la mesure de ses changements au cours de sa vie alors que vieillissant il voit la mort se rapprocher comme le confie Montaigne dans ses « Essais » où il examine  en outre les mœurs, en constate les contradictions et cherche à convaincre le lecteur de réfléchir à ses opinions qui peuvent n'être que préjugés.

Ainsi l’art a-t-il une fonction conative, il cherche à susciter des émotions mais aussi des actions. Il peut encourager à se dépasser, à prendre les armes, à lutter pour une cause, à défendre nos frères humains comme Malraux dans « L’espoir » sur la guerre d’Espagne ou « La condition humaine » sur la révolution chinoise. L’action devient politique de l’art engagé. C’est Eluard chantant la liberté sur les oreilles de son chien ou Aragon dans « La rose et le réséda » invitant à défendre la France quelles que soient les convictions politiques. Du reste chaque pays a son hymne national qui fait ciment social. On ne voit pas un parti politique sans son chant, ni une manifestation sans ses banderoles.

Ainsi l’art est-il chose sérieuse, puisqu’il contribue à construire l’identité nationale en lui fournissant ses symboles.

Il contribue aussi à élaborer des valeurs constituant les éléments fondamentaux d’une morale. C’est le cas dans « Candide » que Voltaire clôture par la formule « il faut cultiver son jardin ». D’autres en feront un cri de révolté, une invitation à tout quitter comme Kerouac en partance pour l’Amérique, ou le héros de « Into the Wild » qui y laissera la vie en faisant l’expérience de son propre dépassement réalisant ainsi son désir de liberté.

L’art serait alors sublimation c’est-à-dire un processus permettant de réaliser indirectement des désirs censurés par la morale en vigueur. On a pu le voir avec Baudelaire ou Flaubert, mais aussi Sade ou Octave Mirbeau, tous découvreurs de la psychologie des profondeurs.

L’artiste est alors un « Phare » (titre d’un poème de Baudelaire) qui éclaire dans la nuit et permet au marin perdu de retrouver son chemin. Mais écoute-t-on la voie prémonitoire des artistes eux qui savent sentir les changements à venir?

Ecouta-t-on les avertissements de Camus, ou ceux de Senghor ou Aimé Césaire lorsqu’ils décrivent l’autre comme un frère? Ecouta-t-on ceux qui prévoyaient les guerres comme Romain Rolland ou Stéphan Zweig? Arrêta-t-on les guerres après avoir vu « Guernica » de Picasso? C'est toute la question de l'utilité pratique de l'art qui est posée. Mais doit il en avoir une en tous cas en ces termes qui le reduisent à  un moyen au service d'une fin hétérogène ?

Ajoutons que pour creer il faut élaborer  des mots, des couleurs, des formes, des techniques, c’est pourquoi l’art, dont l’étymologie est commune avec la technique est aussi un laboratoire expérimental d’innovations. Ainsi en est-il des peintres passant du pigment, à la peinture en tube qui permit de peindre sur le motif ; ainsi en est-il de l’architecture mettant au point et utilisant les technique de pointe, songeons au dôme de la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence de Brunelleschi, ou à la perspective géométrique introduite par P. Uccello dans la « Bataille de San Romano ». Et l’on peut en dire autant de tous les arts. Il n’est que de comparer le style de différents romans, ce n’est pas leur thème qui les distingue mais la façon de le narrer. Ce qui fait l’œuvre c’est le style.

 Ainsi peut-on dire que si effectivement l’art nous distrait, c'est  au sens pascalien, pour mieux nous inciter à ouvrir une fenêtre sur l’infinité des possibles que l’homme est susceptible d’imaginer et qui constituent en définitive la réalité humaine ,une réalité narrative.

ANASTASIA CHOPPLET