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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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10 mai 2021

KIERKEGAARD

Kierkegaard indique dans son « Journal » en 1858 :

 

« Dieu m’a donné la force de vivre comme une énigme… » - Journal extraits Tome II – 1846-1849

 

A l’origine fut l’énigme, celle que la sphinge pose à Oedipe et à laquelle celui-ci répond par : l’homme, à la différence de Kierkegaard qui répondant à une énigme par une autre, à savoir, Dieu, reconduit indéfiniment la question et entretient par conséquent l’inquiétude, voire l’angoisse que génère l’absence de réponse.

Le sujet, qui est une citation empruntée au philosophe danois Kierkegaard est ambigüe car l’on peut soit comprendre que Dieu a donné la force de vivre à l’homme conçu lui-même comme une énigme, soit que ladite force en est une. Selon l’option choisie on se focalisera soit sur l’énigme qu’est l’homme, soit sur celle de la force de vivre. Mais l’un et l’autre ne se rejoignent-ils pas dans le fait que la force de vivre au travail en l’homme fait de celui-ci une énigme pour lui-même? 

En effet cette persévérance dans l’être dont l’homme est capable dans les pires circonstances, celles où l’espoir l’a déserté, interroge sur l’origine de celle-ci qui semble le transcender. Serait-ce comme l’affirme Kierkegaard que Dieu nous aurait conféré ce don? En tout cas la réponse suggère un besoin d’explication et la quête d’un sens.

Mais la réponse ne reconduit-elle pas l’énigme car Dieu est lui-même une énigme pour l’homme voire une question indécidable sur laquelle il convient, peut-être de se taire. De la sorte la quête d’explication apparait dès lors comme contradictoire. Peut-être même cache-t-elle l’inavouable désir, celui de ramener toutes les questions à une seule réponse réduisant le complexe au simple et le multiple à l’un (Nietzche « Aurore » § 547). Mais ce faisant on n’interroge plus la vie, elle qui veut le hasard, la diversité, l’inattendu, la création. Les arrières-mondes rassurants se paient du prix de la vie, et la paix de l’âme de celui de la vérité, de sorte qu’en appeler comme le fait Kierkegaard à Dieu n’est-ce pas reconduire l’ignorance et la crainte qu’elle génère? (« Gai Savoir » §  355).

Faut-il dès lors vouloir déchiffrer l’énigme de la vie et ce faisant de la mort? Ne court-on pas le risque de générer des fictions qui ont pour nom : Dieu? Ne prive-t-on pas l’homme de sa volonté de vivre en la remettant à Dieu, si tant est qu’il existe et ne crée-t-on pas de fausses énigmes au détriment de celle qu’est la vie elle-même? Ne doit-on pas alors chercher en soi le principe de la force de vivre?

Telles sont les interrogations que suggère cette citation que nous allons tenter de comprendre grâce aux œuvres au programme à savoir : « Le Gai Savoir » de Nietzsche et la « Supplication » de Sveltana Alexievitch.

Certes, on ne peut balayer d’un revers de main la certitude énoncée par Kierkegaard, héritée de millénaires de foi. Comme en témoignent certains biélorusses et ce malgré ou grâce à Tchernobyl, Dieu donne la force de « subir l’histoire avec courage et jusqu’au bout » (1). Sans doute est-ce pour/quelque péché que les hommes ont été punis (2) mais non pas abandonnés par Dieu. Certes il est difficile de trouver les mots « Le mot ne correspond pas exactement à ce qu’il y a dans l’âme » (3) aussi Dieu n’entend-il pas, croit-on. Mais comment sans Lui, comprendre que tout revive à nouveau?

« Tout vit » (4) s’exclame un témoin de Tchernobyl c’est pourquoi « Il faut vivre » (5). Or l’homme dans sa faiblesse, sa vulnérabilité, son ignorance, sa fragilité pourrait-il en être capable seul ? Et qu’est-ce qui lui en donnerait le pouvoir à la nature?

Certes les voies de Dieu demeurent impénétrables, mais peut-être Tchernobyl est-il une épreuve apocalyptique qui ramène l’homme à l‘essentiel, c’est-à-dire à Dieu comme en témoigne Nicolaï « serviteur de Dieu et désormais, homme libre » (6).

Libre comme Zarathoustra qui dans son immense solitude, accompagné de ses seuls animaux se fait prophète d’une nouvelle religion. Mais là cesse l’analogie car cette nouvelle religion a pour condition l’annonce de la mort de Dieu, de ce dieu dont les hommes ont fait le concepteur de la vie à laquelle ils ont de ce fait, ôté son caractère énigmatique.

Il s’agit donc de reprendre la question à nouveaux frais en s’interrogeant d’une part sur le caractère nécessaire et suffisant de la réponse de Kierkegaard et sur d’autres alternatives à la question de savoir ce qui fait la force de vivre. 

A quoi tient la force de vivre? Mais d’abord pourquoi vivre aurait-il besoin d’une force extrinsèque? La vie n’a-t-elle pas cette force, ou plutôt n’est-elle pas cette force en soi? L’en déposséder c’est à la fois l’affaiblir et l’aliéner. En appeler à Dieu c’est condamner la vie et l’homme à la fatalité qu’évoque Alexievitch, c’est confier son destin à un principe inconnu, incompréhensible et inquiétant et c’est, comme nous l’avons déjà indiqué, reconduire l’énigme du sens.

La persévérance dans l’être que l’on constate chez les animaux qui ont repeuplé Tchernobyl ne témoigne-t-elle pas de l’absence de sens?

Mais l’homme veut du sens. Peut-être est-ce là son talon d’Achille et son incessant tourment. Quelle force lui faut-il pour renoncer au sens (« Gai Savoir » § 285) et aux chimères mortifères que sa recherche génère, car « on peut mourir de ne savoir deviner les énigmes » (« Gai Savoir » § 302) du moins celles qui n’en sont pas, les martyres chrétiens en sont la preuve qui moururent pour de chimériques arrières-mondes.

Mais a-t-on la force de dé-espérer? C’est-à-dire de se séparer de ce qu’on croit être l’espoir pour agir enfin? Face au désespoir qu’engendrèrent les guerres d’Afghanistan et Tchernobyl l’homo soviéticus demeura sans repères spirituels, culturels, historiques qui lui auraient permis de comprendre ce qui lui arrivait.  Et Alexievitch de se demander s’il lui sera possible de se reconstruire après cela. Les victimes resteront-elles dans un état de sidération insurmontable « Je ne comprends pas comment je suis resté en vie » (7). Mais n’est-ce pas là la condition de chercher en soi la force vivre lorsqu’il y a « une telle envie de ne pas mourir »? (8).

Alors on se prend à observer les animaux, à les filmer et ce faisant à trouver un sens à  la vie (9).

La douleur devient ainsi le terreau du surhomme, de celui qui parvient à dépasser ce qu’il y a de trop humain en lui, non pas pour incarner une surpuissance dont les nazis surent faire pitance, mais pour « transformer les énigmes en enfants divins » (« Ainsi parlait Zarathoustra ») pour faire de l’énigme non pas un problème à résoudre, mais une question à reconduire, non pas un sujet d’inquiétude nocive mais un gai savoir. « Vous êtes ivres d’énigmes, écrit Nietzche, heureux du demi-jour… partout où vous pouvez deviner, vous détestez de conclure » (Ainsi Parlait Zarathoustra « De la vision de l‘énigme »). Mais l’homme veut des réponses, Dieu en est une qu’il s’est inventée, sans qu’elle réponde à rien.

 C’est donc en lui-même, en tant qu’il est un vivant que l’homme fait l’expérience de la force de vivre. Certes il peut y contribuer et se donner des raisons de vivre mais prenons garde que celles-ci peuvent produire le contraire de l’effet escompté. Dieu est une raison de vivre qui tue la force de vivre.

Les témoins de la « Supplication » arguent de l’amour : amour de l’époux, de l’enfant, de la patrie, on peut être très dubitatif sur cette dernière qui fut et demeure le prétexte et l’alibi de toutes les manipulations idéologiques que dénonce Alexievitch et que dénonça Nietzsche en son temps et dont il prophétisa les effets.

Il s’agit donc de donner un sens humain à la vie (« Gai Savoir » p 30), c’est-à-dire de la construire en s’opposant à ce qui se donne pour réel et vrai. Or ceci est l’affirmation même de la liberté. Mais celle-ci n’est-elle pas un leurre aux dires de Nietzsche?

Choisissons-nous de vouloir? La volonté est-elle libre? Choisissons-nous de vivre? N’est-ce pas la vie qui nous choisit pour persévérer?

Si tel est le cas alors la mort n’est pas la cessation de la vie et s’il en est ainsi on n’a plus à craindre la mort et donc les religions perdent tout pouvoir et l’homme peut se libérer des fausses énigmes et des fallacieux espoirs.

A cette condition « de nouvelles étoiles, de nouvelles énigmes et  de nouvelles images se présentent sans cesse… peut-être qu’un jour les notions de Dieu et de péché nous apparaitront aussi peu importantes qu’à un vieillard un jouet… » (PBM § 57) et alors les hommes cesseront de se demander quelles fautes ont suscité la colère de Dieu pour s’interroger sur leur seule responsabilité mais aussi pour devenir ce qu’ils sont en devenant artistes d’eux-mêmes, c’est-à-dire des enfants dansants.

A l’amor dei, Nietzsche substitue l’amor fati et l’éternel retour du même, pierre de touche de l’amour de la vie dans son principe même qui est que la vie veut vivre ce qui la situe au-delà de tout jugement de valeur  et donc par delà le bien et le mal.

Ainsi Tchernobyl n’incarnerait-il pas le mal, ce serait un malheur certes pour ceux qui l’ont vécu  mais aussi et avant tout l’épreuve de la force e vivre dans son énigme qui reconduit à l’énigme par excellence « Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien? ».

 Là aussi gardons-nous de vouloir y répondre et méfions-nous des réponses théologiques et scientifiques, faisons en plutôt le terreau d’une créativité prolongeant la force de vivre et nous conférant la joie d’exister. 

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

 

 

(1) Sveltana Alexievitch – La Supplication –  Actes Sud – p 620

(2) Op. Cité – p 601

(3) Op. Cité – p 621

(4) Op. Cité - p 543

(5) Op. Cité – p 611 – 618

(6) Op. Cité – p 621

(7) Op. Cité - p 765

(8) Op. Cité - p 771

(9) Op. Cité - p 662

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