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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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4 mai 2021

JANKELEVITCH

« La finitude n’est pas seulement l’hypothèque qui pèse sur le devenir et le rend plus fragile. Elle est encore le principe de la féconde inquiétude qui presse l’esprit et s’exprime par les œuvres »

                                                                                                                                                                            Jankélévitch

 

André Malraux définissait l’art comme un antidestin, or si l’on accepte que la mort est le destin de l’homme alors l’art est affirmation de vie. L’art nous apprendrait à vivre et non à mourir comme le stipule Nietzsche.

C’est façon de résumer la citation de Jankélévitch qui affirme que si la conscience de notre finitude pèse sur le devenir, elle est paradoxalement, en même temps, à l’origine de la création que l’on peut élargir à la découverte scientifique et à l’invention technique.

Mais ce n’est pas la seule difficulté de la pensée de Jankélévitch.

Celui-ci pose en effet que la finitude est une hypothèque. Au sens figuré celle-ci signifie « une gêne dans le bon déroulement de quelque chose » en l’occurrence la vie puisque l’on  sait effectivement que le vivant est fait pour mourir mais on ne sait ni où, ni quand, ni comment. Ce couperet est un futur contingent qui non seulement pèse mais fragilise le devenir et il peut même devenir un souci tel (voir Heidegger) qu’il nous préoccupe et nous tétanise.

Puisqu’en effet tout est voué à disparaître, à quoi bon agir, à quoi bon être, n’est-ce pas « un inconvénient d’être né » (Cioran) voire un grand malheur, et ne faudrait-il pas sortir au plus vite de la vie? Celle-ci semble dès lors inhospitalière, semée de dangers, porteuse de douleurs et invitant à apprendre à mourir comme le préconisent les philosophes (cf. Montaigne) mais aussi les spiritualités tels que le bouddhisme, découvert par Schopenhauer et fustigé par Nietzsche qui le qualifie de « Maladie de la volonté » (Gai savoir V. § 347) dans un paragraphe où il examine « Les croyants et leur besoin de croire ». Et en effet face à la conscience de notre finitude deux attitudes sont possibles, soit s’en divertir, soit la convertir.

La croyance est l’une des formes de divertissement c’est-à-dire de détour de notre misère intérieure comme nous l’a appris Pascal. Le divertissement est à l’origine des nihilismes, dont les religions qui manifestent paradoxalement le besoin que l’homme a de croire en des arrières monde tout en annihilant le seul qui soit. Et même lorsqu’on apporte la preuve de la fausseté de ce en quoi on croit, on le croit encore comme l ‘attestent les témoins de la « Supplication » a qui préféreraient croire les promesses du pouvoir plutôt qu’y renoncer.

C’est ce que Nietzsche dans le même paragraphe nomme « instinct de faiblesse ». « Un vaut mieux que deux tu l’auras » dit un proverbe et l’on y tient quitte à être victime de ce à quoi on croyait échapper. De cette faiblesse en  effet s’ensuivent, poursuit Nietzsche « ressentiment, mauvaise humeur, anarchisme d’exaspération… » qui ont pour noms : nationalisme ; antisémitisme ; étatisme mais aussi platonisme, christianisme et bouddhisme dont le terreau est « la maladie de la volonté » avide d’un « tu dois » correspondant à un « il faut être commandé ».

Conscient de sa fragilité « une goutte d’eau pourrait le tuer » (Pascal) et plus surement une catastrophe nucléaire, l’individu s’en remet au pouvoir auquel il croit encore, du moins pour ceux qui cautionnent ses décisions ; ou bien opte pour le cape diem en une sorte de potlatch ; ou encore se résigne dans un fatalisme qui fait office de croyance « Nous sommes tous des fatalistes. Nous n’entreprenons rien parce que nous croyons que rien ne peut changer » confie Aratulé Chimanski àAlexievitch. Ce que Nietzsche analyse comme « le pressentiment de sa fin, de sa volonté d’en finir » (Préface § 2).

 

Et pourtant est-ce là le dernier mot? Pas pour nombre de victimes de Tchernobyl, pas pour Nietzsche ni  Jankélévitch qui définit aussi la conscience de la finitude comme « le principe d’une féconde inquiétude ».

 

A nouveau l’auteur nous place face à un paradoxe en qualifiant l’inquiétude de féconde c’est-à-dire « ce qui engendre, donne naissance », fertilise, or comment la conscience de notre mort pourrait-elle nous rendre fécond? Comment la contrainte en général peut-elle favoriser la création? Comment l’urgence du temps qui passe et qu’on ne maîtrise pas peut-elle procurer le temps de la réflexion et la sérénité?

Si on admet que chaque être rencontré, chaque situation a à nous apprendre quelque chose, si toutefois nous nous y intéressons et nous interrogeons alors qu’est-ce que la finitude peut nous enseigner?

D’une part que rien ne peut exister sans limites, quelles qu’elles soient : lois, interdits, contraintes et que celles-ci sont à la fois autant de signes à interpréter, ne pas dépasser les limites au risque de se mettre en danger, que de conditions au sein desquelles il faut évoluer. Ainsi l’homme est-il fait pour la mort, le travail… Il est jeté dans le monde sans avoir choisi ni l’espace, ni le temps, ni la condition qui est la sienne. Est-ce à dire qu’il est condamné? Oui, répond Sartre mais « à être libre » car « il peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de lui ».

Et c’est bien pourquoi Jankélévitch commue l’hypothèque en principe, c’est-à-dire en cause première, active, fondatrice, mai aussi en loi générale vérifiée par l’expérience. Et en l’occurrence les œuvres des deux auteurs vérifient bien ce principe eux qui eurent une pleine conscience de la mort et qui pourtant firent de l’inquiétude qui est précisément mise en mouvement, le levain de leur œuvre. « Oui, la douleur même leur offre leurs instants suprêmes » (Nietzsche § 318 « Sagesse de la douleur ») et en écho Arkadi Filine de confier à Alexievitch « La vie est une lutte…C’est de là que vient notre amour pour les inondations, les incendies, les tempêtes » (La S. p 98).

Ainsi l’inquiétude peut-être féconde lorsque « ce qui ne me tue pas me rend plus fort » et transforme l’hypothèque qui fragilise en force qui galvanise. Quelle est cette force? C’est la force de vivre, la volonté de puissance en termes nietzschéens, celle qui est en soi affirmation car la vie veut vivre, la vie est persévérance dans l’être que tout contribue à féconder y compris la mort comme en atteste la symbolique dionysienne. Cela ne relève pas même de la volonté personnelle mais d’un élan qui transfuse l’être et dont les effets féconds servent à la vie elle-même.

Quelle sont ces œuvres?

D’après son étymologie l’œuvre est un travail, un objet en résultant, une production, bref ce que l’homme ajoute à la nature et par quoi il marque celle-ci de son empreinte tout en conférant un sens à son existence.

L’œuvre exprime la fécondité de l’esprit pressé par la conscience de la finitude. L’œuvre d’art en cela joue un rôle primordial, elle qui fait mémoire de ce qui est menacé de disparaître. C’est ainsi qu’Alexievitch depuis trente ans recueille les témoignages des évènements passés, donne la parole aux oubliés de l’histoire et crée de la sorte sa propre œuvre. C’est aussi qu’Amadou Hampâté Bà a transcrit les contes de la mémoire orale menacée de disparaître fort de la certitude qu’avec un vieux qui meut c’est une bibliothèque qui disparaît. C’est ainsi aussi que les artistes rescapés des camps de la mort, Zoran Music, Schelomo Selinger et tant d’autres n’ont de cesse de redonner une vie aux paysages de cadavres, ne serait-ce comme Antonio Tàpies que pour laisser quelques traces de leur passage et affirmer ce faisant que l’amour de la vie est plus fort que la mort « amor fati ».

Nietzsche nous l’a appris ; vivre est un art qui s’apprend et les artistes sont des maîtres en la matière. Ils osent affronter l’inconnu, lèvent l’ancre pour des chemins qui ne mèneront peut-être nulle part mais en regardant  vers le lointain ils ne s’engluent pas dans le prochain. C’est pourquoi sans l’art la vie serait insupportable car en rendant toute douleur féconde il la rend supportable et pourquoi pas désirable en tant que condition de l’œuvre, au point du reste d’en vouloir l’éternel retour.

Les biélorusses ne sont pas tous résignés, ils ont pour certains repris leur vie, se sont mariés ont eu des enfants, ce fut leur œuvre. « On ne peut pas vivre tout le temps dans la peur… Un peu de temps passe et la vie ordinaire reprend le dessus ».

 Et de conclure avec Nietzsche :

 « Non ! La vie ne m’a pas déçu. Année après année je la trouve au contraire, plus vraie, plus désirable et plus mystérieuse » (§ 324).

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et Philosophe

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