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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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15 mars 2021

NIETZSCHE VIE ET ŒUVRE 1844 - 1900

NIETZSCHE VIE ET ŒUVRE 1844 -  1900

 Nice et les écrivains : Friedrich Nietzsche (3/6)

« Je suis né comme plante près d’un cimetière, comme homme dans un presbytère »

 

Nietzsche est né sous le signe de la mort, celle de son père, celle de son frère, le 15 octobre 1844 à Röcken, le jour de la fête du roi Guillaume IV. Son père, Karl Ludwig, était pasteur et sa mère, petite- fille de pasteur, tout le destinait donc à suivre la même voie.

Outre son frère qui « tenait de l’ange plus que de l’homme » Friedrich eut une sœur, de triste mémoire, Elisabeth.

Le père, mort de langueur cérébrale et d’égarement, ce à quoi Nietzsche se pensait condamné, fut enterré avec son frère.

Le reste de la famille part s’installer à Naumburg très grande ville incarnant  « le vice de pierre ». A dix ans il entre au collège. Halévy, l’un de ses biographes, le qualifie de « sacerdotal » tant il est sérieux et sans doute pontifiant. « A douze ans, écrit-il dans son autobiographie, j’ai vu Dieu dans sa toute puissance ». Refuge pour l’enfant perdu? Sans doute mais comment concilier sa foi et le mal? Au même âge il commence à tenir un journal. Puis c’est le départ pour Pforta, où il étudiera dans un monastère cistercien du XIIème siècle à la règle sévère, ce qui n’est pas pour lui déplaire. Il y étudie les religions du monde, les civilisations chinoise, arabe, indoue, japonaise, africaine, ainsi que l’hébreu, le grec et le latin. En outre il se crée son propre et énorme programme d’études : science stylistique, science militaire, technique et les religions « fondement de tout savoir ».

Landesschule Pforta - Schulpforte, Saxony-Anhalt, Germany | Ancient, House styles, Mansions

Décidé à être musicien, il abandonne la voie religieuse sans cesser de se demander quoi faire dans un monde que Dieu a abandonné.

Il commence déjà à souffrir de ses maux de tête qui ne le quitteront plus, sans doute liés à sa myopie. En guise de médication il se prescrit des promenades, qui deviendront des voyages récurrents liés aux changements climatiques.

Son acclimatation aux autres est difficile et s’il souffre de solitude, il endure plus encore la multitude, néanmoins en 1860, il a seize ans il fonde la « Germania » avec deux amis. Plus tard ce seront des communautés d’âmes à Sorrente avec Malwida Von Meysenbug, puis avec Paul Ree et Lou Andréa Salomé, mais les projets resteront en l’état. Il ne pourra réaliser la mitfreud « cojouissance qui fait l’ami » qui l’attire autant qu’elle l’inquiète.

A la même époque il a déjà commencé à composer et affiche pour la musique une passion qui ne le quittera plus. « La vie sans la musique serait une erreur » écrira-t-il à condition de ne pas la réduire à un divertissement.

 Musique et poésie sont consubstantielles comme en témoignent les « Dithyrambes » entamés en 1858. Du reste toute l’œuvre de Nietzsche est émaillée de poèmes, épigrammes, aphorismes, paraboles, jusqu’au poème symphonique « Ainsi parlait Zarathoustra ». Mais ceci n’empêche pas et même exige une critique des poètes mystificateurs qui croient en leurs fictions. Le poète se doit d’être « chose légère » à la plume qui danse. Ni témoin de l’absolu, ni prophète de Dieu, sa vocation est d’exprimer le « oui » à la vie, ce qui présuppose de retrouver en soi la pulsation du monde.

 Le chant à son sommet, songeons à tous ceux de  « Ainsi parlait Zarathoustra » ou de celui qui conclut le « Gai Savoir », ne démontre plus rien, il est déploiement de la tonalité fondamentale qui rend possible la joyeuse affirmation de la vie laquelle exige d’être chantée. Or le dithyrambe est la langue de l’esprit la plus affirmative « Il est le oui illimité de toutes choses, l’amen illimité ».

« Toute joie veut l’éternité de toute chose, veut le miel, veut la  lie, veut l’ivresse de minuit, veut les tombes, veut la consolation des larmes funéraires, veut la splendeur du couchant » lit-on dans « Ainsi parlait Zarathoustra ». La joie s’y incarne dans le mouvement de la parole chantante et de la danse.

Le dithyrambe est un extatique silence qui s’ouvre sur la révélation de l’adhésion au monde :

 « Eternel oui de l’Etre

Eternellement je suis ton Oui »

 

Sureleï sera l’instant de la dépossession ou le singulier, dans l’oubli de l’égo fusionne avec l’être universel. « Tension avec la mort heureuse, béatitude de la disparition » lit-on dans les « Dithyrambes » où l’on rencontre tous les thèmes du futur renversement de toutes les valeurs.

 Sils-Maria : à l'aube de Zarathoustra | Institut Iliade

Après cet excursus reprenons le cours de la vie de Nietzsche.

Nous l’avons déjà noté sa foi s’effrite, s’en défaire sera le travail de toute sa vie. Mais de quoi se défera-t-il? De Dieu ou de la religion? Du christianisme ou du Christ? Avec le naufrage de la foi,  basculent toutes les certitudes, la vérité même est entachée de soupçon au profit des « régions nouvelles » qui s’exprimeront dans la métaphore de Christophe Colomb auquel il s’identifiera.

A l’orée de sa vie d’homme, il hésite entre différentes carrières et pose la question cruciale de tout adolescent. Mais ici la réflexion s’accompagne de quelques certitudes à propos notamment de l’attitude à adopter qui deviendra le fondement de sa morale et le critère de ses choix, à savoir la nécessité du combat « nourriture qui rend l’âme forte » surtout lorsqu’elle s’unit à son adversaire au lieu de le détruire.

Zarathoustra s’en souviendra lorsqu’il intégrera les forces réactives pour les dépasser. Au nombre des combats il comptera très vite la douleur qui si elle ne tue, rend plus fort. Et il faut reconnaître que celle-ci, une fois surmontée et parce ce que surmontée, sera toujours une source de joie au sens où à la suite de Spinoza, il l’entend, c’est-à-dire comme ce qui accompagne et signale l’accroissement et l’intensité des forces vitales.

 1862, Nietzsche a dix-huit ans, il rente à l’université de Bonn où il connait une courte période tumultueuse avec ses camarades. Il passe les fêtes de Noël loin de siens et stipule dans une lette à sa mère « J’aime les anniversaires, les soirées de la Saint-Sylvestre ». Vingt ans plus tard « Sanctus Januarius » ouvre le livre 4 du « Gai Savoir ». Le 1er janvier ne sera plus seulement l’évocation d ‘une date mais du Saint du même nom dont le sang se liquéfie une fois par an en septembre. L’image est un palimpseste puisque Nietzsche assimile Saint Janvier au Janus romain, dieu des commencements. A l’instar du sang qui se liquéfie, c’est l’annonce du dégel, du renouveau, du départ vers la mer inconnue des savoirs dont celui de l’amor fati.

La dichotomie entre la croyance et la vérité s’affirme. A sa sœur il écrit « si tu veux le repos de l’âme et le bonheur, crois ; si tu veux être un disciple de la vérité, alors, cherche… » Et Nietzsche cherchera toute sa vie sans jamais s’arrêter à ce qui se donne pour vrai, juste, bien. Il sera un créateur de valeurs après avoir renversé celles en place.

Pour cela, il lui faut choisir une voie. C’est à Leipzig qu’il la découvrira en lisant Schopenhauer, qui le sortira du morne ennui dans lequel il s’englue.Le Beau sauvera le monde | Livres Hebdo

C’est d’une rencontre qu’il s’agit faite de hasard et de nécessité. Schopenhauer est la consolation de Nietzsche. Il lui dédiera sa troisième inactuelle même s’il prendra des distances avec le pessimisme du maître. Pour lors il découvre une représentation inédite du monde gouverné par une aveugle volonté de puissance où règne une nécessité dont est exclue la providence divine.

Œuvre de démystification radicale qui fascine Nietzsche et confirme ses propres intuitions, étayées par sa connaissance des auteurs de l’antiquité posant l’essence tragique de la vie et le caractère amoral de celle-ci.

Parallèlement il s’engage véritablement dans l’étude de la philologie qui l’ennuyait jusque là.

Son maître Ritschl « est ma conscience scientifique » écrit Nietzsche et il le demeurera même si Ritschl finira par désavouer Nietzsche. Pour lors celui-ci, sous l’influence de Schopenhauer, double ses travaux d’exigences stylistiques. Il lui faut écrire, mais bien écrire selon le grand style classique, logique et beau, tel celui de Corneille. Mais il veut aussi repenser la philologie, comme il repensera tout ce qu’il étudiera, et la sortir de l’étude grammaticale de la langue, pour en faire l’outil d’étude, de la culture, des valeurs, de l’histoire, en un mot du sens qui fait la beauté d’une œuvre. Derrière affleurera un projet ; un hellénisme germanique, qu’il croira un temps trouvé chez Wagner pour s’en éloigner au nom d’une méditerranétude incarnée par Bizet.

1868 sera une année marquante pour Nietzsche. Ritschl lui propose un poste de professeur à Bâle, il sera le plus jeune professeur de philologie et il rencontre Wagner dont il a lu la « Walkyrie » et entendu l’ouverture des « Maîtres chanteurs » ; coup de foudre pour l’un, c’est certain, d’autant qu’il trouve en Wagner un admirateur de Schopenhauer. Nietzsche se mettra au servie du Maître qui saura l’utiliser.

Au début ce sera de la vénération « En Wagner domine une identité si absolue, une si profonde et émouvante humanité que je me sens auprès de lui comme auprès de la divinité… ». Sans doute admire-t-il les idées que Wagner avait couché dans « L’Etat et la religion » (1864). Il y déplore que les masses soient incapables d’accéder à l’intelligence de l’art, et qu’elles précipitent la chute de la culture. La question dès lors est de savoir comment « amener les masses à servir une culture qui doit leur demeurer étrangère » et qui constitue la gloire de leur espèce.

 Freud fera la même analyse dans « Malaise dans la culture ».

Il faut donc entretenir le peuple dans des illusions, patriotique, religieuse, tandis que l’homme exceptionnel se tourne vers l’art qui « réconforte les nobles et soutient leur vaillance ».

Nietzsche devient un intime des Wagner auxquels il rend visite chaque semaine à Tribschen non loin de Bâle.Tribschen Richard Wagner Museum Luzern Stadt: Ansichtskarten-Center Onlineshop

Parallèlement Nietzsche enseigne et y prend plaisir. Il prépare longtemps ses cours et commence la rédaction de son premier ouvrage important « La Naissance de la Tragédie à partir de l’esprit de la musique » (1872) qui est précédé en 1869 par « Homère et la philologie classique » dont il expose les idées dans deux conférences. Il y expose déjà un renversement celui d’« Apollon et Dionysos », celui-ci se révélant le véritable initiateur de la tragédie. Au lieu de la représentation idéale de la Grèce véhiculée par Platon et l’esthétique du kalos agathos, Nietzsche lui substitue celle mystérieuses, chaotique d’un univers inquiétant et tragique, ou un Dieu déjà se fait mettre à mort (1).

Mais la tragédie mourut avec Sophocle, supplantée par Socrate et son disciple Platon qui lui substitua le concept et la raison. Nietzsche, déjà, philosophe au marteau et annonce le crépuscule des idoles en la personne de Socrate qui, réduit à un affreux satyre est dénoncé comme conspueur de la vie à laquelle il substitue un arrière monde idéal.

Nietzsche fit scandale ou plutôt sa thèse sauf auprès de Wagner qui l’encouragea à en faire un ouvrage. Cependant et cette remarque vaut pour toute l’œuvre de Nietzsche, celui-ci ne cessera d’adorer ce qu’il aura brûlé et vice-versa. Aussi sa critique de Platon vise-t-elle sans doute plus le platonisme que celui qui posa la question dont Nietzsche hérita et qui, comme lui, alla à la vérité de toute âme et ajoutons-le, son corps.

Mais avant la parution de « L’origine de la Tragédie » Nietzsche connaîtra la guerre franco-allemande de 1870 qu’il qualifie « de plus terrible démon » et qui le fait aspirer à des cloîtres où « nous serons de nouveaux frères » écrit-il à Rodhe (2).

Cependant il se fera incorporer malgré sa vue déficiente, comme ambulancier.

Il  verra des charniers, accompagnera des mourants. Il y revient longuement dans plusieurs lettres de cette époque adressées : au conseiller W. Vischer pour obtenir un congé de l’université afin d’être mobilisé comme soldat ou infirmier, c’est pour lui un devoir envers l’Allemagne ; à sa sœur à laquelle il décrit les évènements (3). Mais pour lui la guerre n’aura duré que deux mois, atteint de dysenterie et diphtérie il est renvoyé dans ses foyers (4). Cependant il en rapporte la certitude que « le héros à venir de la connaissance tragique et de la gaité grecque » devait affronter et avait affronté les trois abîmes de « l’Illusion, de la Volonté et de la Douleur ». Nietzsche les aura connus charnellement et en ressortira plus fort et déterminé. « Cette conception des choses… a subi l’épreuve du feu… ces semaines resteront dans ma vie comme une époque où chacun de ses principes se sera affermi en moi ; j’aurai risqué de mourir avec eux », écrit-il, à Gersdorff alors qu’il se repose à Naumburg (5).La guerre franco-« allemande » de 1870-1871 : 1. La marche à la guerre - napoleon.org

Plus d’un à la même époque tinrent le même discours : Jünger ; Theillard De Chardin.

Son expérience lui permet, pense-t-il, de comprendre l’origine du génie grec émanée de la guerre. « L’homme tragique est la nature même dans sa plus haute force de création et de connaissance ; il joue avec la douleur ». Plus encore il attend de la guerre ce qu’en attend Burckhardt « l’entier renouvellement de la vie, la destruction expiatrice de ce qui fut et son remplacement par une nouvelle réalité vivante » à condition que la décision vienne du plus intime de l’homme, autrement la vie bourgeoise suivra son cours.

Mais entendons-nous bien, Nietzsche ne fait pas pour autant l’apologie de la guerre, ni ne la considère comme une panacée. Il constate (6) que celle-ci régénère la société, comme un feu régénère la forêt.

Sur quoi a reposé la culture grecque? Sur l’esclavage, et nous en déplaise la démocratie eut été impossible sans elle. A quoi doit-on les œuvres des égyptiens? A l’exploitation de l’homme par l’homme. A quoi doit-on la révolution industrielle et l’essor du capitalisme? (7)

Tout système repose sur l’appropriation, l’usurpation, la puissance laquelle institue le droit et la justice.

Ainsi n’est-ce pas en vertu de valeurs qu’agissent les hommes et en l’occurrence les politiques, mais de la pulsion de peur, aussi disent-ils que la guerre est mal et la paix bonne ou l’inverse selon leurs intérêts. Et de conclure « la guerre est nécessaire à la société » (8).

Cet épisode passé, Nietzsche reprend ses habitudes et en particulier ses visites aux Wagner. Le Maître est tout à son projet du théâtre de Bayreuth. Nietzsche se met à son service, il sera son porte-parole, celui d’une nouvelle germanité nationaliste et antisémite qu’il n’aura de cesse de combattre dix ans plus tard.

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Pour lors « La Naissance de la Tragédie » est publiée grâce à Wagner qui l’adresse à son imprimeur. Wagner est enthousiaste. « Je n’ai jamais lu un livre plus beau que le vôtre » (9) car en fait « une voix étrangère aura parlé de nous ». Wagner et Nietzsche ont même aux dires de celui-ci, « conclu une alliance ». « Il est impossible, écrit-il à Rodhe, d’imaginer à quel point nous sommes liés l’un à l’autre, combien nos vues sont identiques ». Aveuglement des plus romantiques (10).

Mais dès l’installation à Bayreuth, les nuages s’accumulent. Wagner est autoritaire, voire tyrannique. Nietzsche lui résiste. « Ce Monsieur Nietzsche ne veut jamais en faire qu’à sa tête » déplore Wagner, quant à Nietzsche il reproche à Wagner de n’avoir « pas la force de faire les hommes libres et grands autour de lui… il est soupçonneux et hautain ». Pire il a oublié Schopenhauer au profit d’un mysticisme qui ignore la cruauté humaine et sa fécondité.

Du côté universitaire, ses théories déplaisent. Les philologues l’ont même déclaré « un homme scientifiquement mort » (11).Son cours est déserté. Nietzsche est ébranlé. Que peut-il en tant que philosophe, non seulement pour éclairer les hommes et pour sauver la culture de sa chute dans le nihilisme dont le romantisme et le christianisme sont les signes et causes? A quoi servent la science, la philosophie, ne sont-elles qu’un « gagne pain » ? Faut-il pour se faire entendre devenir poète, musicien ou prophète? « Zarathoustra » y répondra.

Mais il a aussi ses disciples dont Rodhe qui défend son ouvrage dont il a fait un compte-rendu en l’efficacité duquel Nietzsche ne croit pas (12). Ce n’est qu’une longue suite de déboires qui commence car aucun ouvrage de Nietzsche ne connaitra la notoriété de son vivant et il lui faudra supplier pour qu’on les imprime et encore à compte d’auteur.

En 1872 le désir d’errer le prend. Il écrit à Rodhe qu’il voudrait se mettre en vacation pour un an afin d’effectuer une série de conférences sur les « Nibelungen » (13). Cette errance c’est celle-là même de sa pensée vagabonde. Il va à l’idée qui l’appelle. C’est pourquoi il a tant de mal à achever ses travaux, c’est pourquoi son style se fera épigrammatique. De plus en plus s’impose l’idée comme l’avait écrit Dostoïevski en qui il reconnaîtra plus tard une âme sœur, que « la beauté sauvera le monde » et que le philosophe doit se faire artiste pour danser sur le tragique gouffre de la vie que la science prétend connaître.

Ses combats s’expriment dans trois textes regroupés dans les « Considérations inactuelles » (ou intempestives) 1872-76, la première concerne le théologien David Strauss, la seconde « Des avantages et des inconvénients de l’histoire pour la vie », la troisième Schopenhauer éducateur, une quatrième s’ensuivra dédiée à Wagner (1876). Ce sont des pamphlets qui diagnostiquent le mal du siècle. Si les deux premières combattent, les deux suivantes offrent des remèdes et surtout des portraits indirects de Nietzsche.  On y trouve déjà le culte de la volonté, d’une volonté libre qui ne se renie pas, qui ose, et ignore la souffrance de la culpabilité et surtout la culpabilité de la souffrance. Livre d’hommage mais livre aussi nécessaire pour que Nietzche puisse se défaire de leur influence et devenir ce qu’il est.

Du premier il conservera la trilogie des types supérieurs, le philosophe ; l’artiste ; le saint, antithèse du bourgeois, du commerçant et du politique et des savants aussi quoique Nietzsche reconnaisse toute la valeur de la science. L’idée est donc que la nature vise à se dépasser en des types supérieurs que la culture doit réaliser. Quoiqu’il critiquât plus tard Schopenhauer il lui reconnaît un peu comme Kant à l’égard de Hume, de l’avoir éveillé de son sommeil philosophique en lui inculquant une méfiance universelle mais l’homme que vise à faire advenir Nietzsche n’a rien à voir avec Schopenhauer puisqu’il le veut : « excentrique, chaleureux, infatigable, artiste, ennemi des livres ».

Quant à Wagner qui « l’a comblé du plus pur, du plus lumineux bonheur » il sombrera dans la « kermès »du Ring d’où il s’enfuira. La rupture sera consommée dans « Le cas Wagner », le terme cas n’est pas anodin.

Le Maître sera paré des termes de mystificateur et son art qualifié « d’essoufflé, impie, avide, informe… » (14) car il invite à se détourner de la vie au profit de refuges idéaux, il faudra que Nietzsche en revienne.

Et le détour ou détournement l’acculera à une solitude croissante. Les « Considérations » ne rencontreront aucun succès. Overbeck observera que « La sensation d’isolement qu’éprouve notre ami va croissant, de manière pénible. Toujours saper la branche d l’arbre sur laquelle on se tient, cela ne va pas sans conséquences graves ».

Parmi celle-ci le découragement, voire la dépression que lui causent la rupture avec Wagner et son insuccès. A Gersdorff il écrit « Si tu pouvais savoir combien je suis radicalement découragé, quelle mélancolie j’éprouve en moi-même » (15) (16). Son œuvre, vitale, le tue mais ne l’empêche pas de travailler. C’est à cette époque qu’il relie Emerson, poète américain et philosophe dont on connait son condisciple Thoreau.

Dans les « Fragments posthumes » de 1881-84 faisant suite au « Gai Savoir » Nietzsche cite Emerson « Emerson dit selon mon cœur » (17). « Au poète, au philosophe, comme au saint, toutes choses sont amies et sacrées, tous évènements leur sont utiles, chaque jour leur est saint, tous les hommes lui sont divins ». Nietzsche recopie nombre de ses aphorisme concernant le génie ; le destin ; l’histoire « Je veux revivre l’histoire toute entière dans ma propre personne » lit-il chez Emerson ; mais aussi la puissance, la volonté inébranlable que confère « La confiance en soi », titre d’un essai d’Emerson. Comme lui il élève l’artiste au rang d’éveilleur de la force d’agir. Tout « fait pâture à ses yeux ». Dans « La confiance en soi » Emerson a des mots qui ont dû fortement résonner en Nietzsche lorsqu’il martèle que l’imitation est suicide  et qu’il revendique de ne se soumettre qu’à sa spontanéité, surtout si tous le conspuent. « Aie confiance en toi » voila ce que le tout jeune Nietzsche avait besoin d’entendre. Comme Nietzsche il préconise d’être un rédempteur, un guide, mais aussi un enfant, de l’enfance à la maturité (18). Il dénonce « la société qui conspire contre la virilité » et invite au conformisme et à la lâcheté, mais aussi à une bonté larmoyante et fausse « Il faut que la doctrine de la haine soit prêchée, en contre-approche de la doctrine de l’amour lorsque cette dernière ne fait que piauler et geindre ». On ne sera pas étonné qu’il voue aux gémonies les œuvres charitables, l’enseignement universitaire, les salles de réunions, le socialisme, les sociétés de secours…

PHILO – Le philosophe Ralph Waldo Emerson, coach de l'Amérique du XIXe siècle

Emerson

Mais là où le bât blesse c’est à propos de la croyance en Dieu qu’Emerson voit dans la nature toute entière même si au demeurant il voit en celle-ci un éternel devenir de métamorphoses. Mais là où Nietzsche dit hasard et destin, Emerson dit Dieu.

Par ailleurs il ne partage pas l’optimisme d’Emerson pour qui « un processus nécessairement raisonnable » préside à l’éducation du genre humain. Et si Emerson recule devant la douleur, Nietzsche écrit qu’il fait face à la vie « pour aider à ce qu’elle croisse du fond de la douleur… » (19). La douleur Nietzsche en fera l’essence même de la vie et au nom de celle-ci qu’il ne cesse d’affirmer, il ne cessera d’affirmer la nécessité de la douleur dont l’éternel retour sera le héraut (20). Car point de création sans douleur. Nietzsche sa vie durant, oscillera entre maladie et santé, tentant de se guérir de l’une en définissant les conditions de l’autre. Ce qu’il nommera la « grande santé »  n’est pas seulement la sienne mais celle de l’humanité en général et de l’Europe en particulier et de sa culture nihiliste qui en croyant se soigner se tue lentement mais sûrement. Nietzsche aura vécu l’agonie de l‘Europe dans son corps.

Alors Nietzsche décide de s’écarter de plus en plus, tout en réclamant amour et amitié mais il en redoute les sortilèges sachant que qui poursuit finit par suivre. Après avoir quitté Wagner, il quittera l’enseignement et rares se feront ses rencontres.

Cependant il connaîtra de nouvelles amitiés, Peter Gast, de son vrai nom Koselitz, Paul Ree grâce à qui il connaîtra Lou Salomé à laquelle nous avons consacré une conférence. Mais avant cela il goûtera les joies d’une communauté d’amis grâce à Malwida Von Meysenbug qui organise celle-ci à Sorrente avec P. Ree et A. Bremar.

Malwida von Meysenbug — Wikipédia

L’emploi du temps y est très strict : du levé à midi, travail et solitude ; déjeuner ; promenade ; travail et solitude ; en soirée lecture (21).

Ils se plaisent aux endroits sauvages, telles les grottes spacieuses qui les rafraîchissent en journée.

Nietzsche réalise son rêve d’  « école des éducateurs, cloître moderne, colonie idéale, université libre ».Il y élabore les impératifs catégoriques qui formeront sa vie :

                               « Tu ne dois aimer ni haïr le peuple

Tu ne dois point t’occuper de politique

Tu ne dois être ni riche ni indigent

Tu  dois éviter le chemin de ceux qui sont illustres et puissants »

De retour de Sorrente la rentrée universitaire lui semble insupportable. « Je suis, écrit-il, altéré de moi-même ». Il lui faut écrire : ce sera « Humain trop humain » dont il écrira dans « Ecce homo » qu’il a pris et posé sur la glace tous les idéaux : le génie, le Saint, le héros, la Foi, la pitié, la chose en soi ».

Le titre est en parlant, Nietzsche veut excéder les limites pour accéder à l’universel qu’il a trouvé chez les grecs. Il espérait que Wagner y parviendrait au lieu de cela il a décelé chez lui quelque chose de « trop chrétien, trop temporel, trop limité ». Il poursuit dans cette œuvre la critique des philosophes des lumières, Voltaire en particulier, La Rochefoucauld,  Vauvenargues (XVIIème) dont il adopte le style métaphorique. Ce ne sont pas moins de 1396 paragraphes qui composent les deux parties de l’ouvrage : « Humain trop humain » ; « Opinions et sentences mêlées / Le Voyageur et son ombre ». Nietzsche a trouvé son style, ce sera celui de la pointe, rapide, acérée, inattendue. Nietzsche n’est pas homme de théories, ni de systèmes mais de recherche, d’errance. Sa pensée est plus analytique que synthétique et pour cause puisqu’il n’y  pas de vérité mais que des interprétations qui pareilles à un kaléidoscope éclairent ce qui se donne pour la réalité, de façons diverses.

Mais il se sépare de l’Aufklärung dans la mesure où il ne croit pas en un progrès linéaires et continu du genre humain et de sa condition ni à la contribution des techno-sciences au bonheur de l’humanité.

A ce idéal il oppose le hasard, le chaos, l’irrationnel aidant l’humanité à se surmonter, comme en témoigne le « Candide » de Voltaire. C’est parce qu’il aura souffert de ses propres chimères que Candide apprendra à les surmonter et à se satisfaire d’un jardin qu’il cultivera.

Après la métaphysique, c’est à la morale qu’il tord son cou en se référant aux travaux de P. Ree auquel il rend hommage dans sa correspondance « un des penseurs les plus hardis et les plus froids ».

Les catégories morales sont le produit d’une évolution et non pas des essences au ciel des Idées. Des conditions historiques président à leur formation, elles connaissent naissance, vie et  mort et répondent à des interdits/intérêts. Nietzsche inaugure là la critique des valeurs qui occupera ses ouvrages postérieurs : «  Par delà le Bien et le Mal » (1886) ; « La Généalogie de la morale » (1887). L’homme n’est pas tant animé par l’altruisme(22), la pitié (23), la générosité que par ses pulsions égocentriques.

Enfin, last but not the least, c’est à démasquer les besoins à l’origine de la religion que s’emploie Nietzsche dans la troisième partie. Dans le paragraphe 113, il démystifie le christianisme. « Tout cela pour un juif crucifié il a deux mille ans qui se disait fils de Dieu » (24). Les reliquats de cette antiquité n’est que signe de faiblesse et affaiblissement de l’individu voué à la souffrance de la culpabilité.

Enfin à propos  de l’art (25) il tient aussi un discours démystificateur. L’art est avant tout travail et discernement et non inspiration (26) venu du génie ou de Dieu.

L’ouvrage n’aura pas de succès et Nietzsche tombera malade au point qu’on le croira perdu, mais l’Engadine le ressuscitera (27).

Nietzsche se purifie et avec lui l’humanité et la culture européenne. Il devient un wanderer, un errant afin de satisfaire sa liberté de pensée (28).

L’errance sera physique tout autant qu’intellectuelle c’est pourquoi Nietzsche file la métaphore du jour, du désert des animaux sauvages.

Peu à peu son errance est marquée d’étapes récurrentes, l’Engadine, Naumburg, Nice parfois Leipzig ou Venise au gré des climats (29), auxquels il accorde comme Taine qu’il admire, grande importance, et de son état de santé. A sa nature ne convient qu’une lumière tamisée, il souffre beaucoup de ses yeux, du froid, de la pluie et ne se plait qu’au sud, ce sud qui lui inspirera la « Gaya sapienza des troubadours ».

Engadine — Wikipédia

Sur les cimes il écrit à Malwida « c’est dans mon état entier d’abandon que j’ai pu découvrir enfin mes sources intimes de consolation ».

Mais ce n’est pas là qu’il écrira son prochain ouvrage mais à Venise auprès de Peter Gast qui y a élu domicile.

Depuis longtemps Gast le prie de venir s’installer auprès de lui pour connaître « ce ciel débordant qui semble toujours prêt à produire le miracle de quelque pluie d’or ». Il s’y installe en mars.

Gast est musicien, sans succès. Nietzsche néanmoins croit en lui, l’encourage, lui commandera la musique d’un poème de Lou Salomé, « A la douleur ». Le musicien de son côté lui fait découvrir Chopin, lui qui se privait de musique depuis plusieurs années.

Gast fut l’ami fidèle pendant dix ans et pourtant à sa mort il trahit sa pensée en falsifiant ses textes à la demande d’Elisabeth.

Pour lors il aide Nietzsche à composer ce qui deviendra « Aurore ». Aurore, le commencement d’un jour nouveau, aurore d’une pensée qui nait, aurore faisant suite aux ténèbres. « Aurore » a pour sous-titre « Pensées sur les préjugés moraux » et pour incipit une citation du Rig-veda « Il y a tant d’aurores qui n’ont pas encore lui ».

Certes ces textes ne sont pas une découverte pour lui puisque Schopenhauer et bien avant lui, un professeur à Pforta l’avaient initié à l’hindouisme.

Le Rig-Veda « A l’aurore » (30), célèbre Aurore comme un dieu précédant le levé du soleil et guidé par lui, mais Nietzsche n’aurait eu connaissance de cette citation que par hasard par son ami Gast.

Cependant il avait lu le livre d’Oldenberg « Bouddha » et il pensait qu’il y avait des similitudes entre sa pensée et la sienne. Il le mentionne ou mentionne le bouddhisme dans « Humain, trop humain », « Par delà bien et mal » «  La généalogie de la morale » « L’Antéchrist ». Mais s’il lui reconnaît d’être une hygiène il le critique en tant que maladie de la volonté et le prend pour figure du mal qui frappe l’Europe. « Le bouddhisme est une religion pour la fin et la lassitude de la civilisation » puisqu’il vise l’extinction du désir, mais celui-ci n’est-il pas encore une manifestation de la volonté de puissance?

Nietzsche n’aspire pas au néant, pas plus qu’au suicide même s’il fut tenté.

Avec « Aurore » nous entrons dans une nouvelle phase de la pensée de Nietzsche qui écrit en avant propos « Dans ce livre on trouvera au travail un être « souterrain » qui perce, creuse et mine… qu’il veuille peut-être avoir quelque chose d’incompréhensible, de caché, d’énigmatique parce qu’il sait ce qu’il aura en retour : son matin à lui, sa propre rédemption, sa propre aurore? ». Nietzsche écrit qu’il est revenu, qu’il s’en est tiré et que son avant propos aurait pu être une oraison funèbre. Il a donc risqué sa vie, et c’est dans la solitude, l’obscurité, le silence le plus total qu’il  a trouvé seul son chemin. Quel en était l’enjeu? « Saper notre confiance en la morale ».

Ainsi s’ouvre la trilogie avec « Par delà le bien et le mal » et la « Généalogie de la morale » qui prend pour objet de réflexion et ce à nouveaux frais, le bien et le mal. Sujet auquel on ne touche pas impunément car il s’agit en l’occurrence de saper le fondement de la société et l’autorité des instituions. « Tenir la morale pour problématique… cela n’est-il pas immoral? ».

Mais la morale est insidieuse c’est cela du reste qui fait la force de la « Grèce des philosophes » (enchanteresse, magicienne) qu’on pourrait aussi nommer colosse aux pieds d’argile. Pour preuve l’état de déliquescence de l’Europe. Et si l’on considère la nature et l’histoire on se rend vite compte que la morale révèle et requiert la croyance en l’absurde « Credo quia absurdum ». Et au nombre des absurdia Nietzsche place « Dieu, vertu, vérité, justice, amour du prochain » (31).

Avec « Aurore » Nietzsche entame « l’autodépassement de la morale » qui deviendra la transvaluation de toutes les valeurs (32).

La morale s’accompagne d’un cortège de châtiments : honte, remords, repentir, culpabilité, salissant et avilissant toute éthique personnelle et visant à détruire la volonté de puissance, entendons de vivre intensément, de ceux qui en ont la force. Cette moralité ou moraline, « abêtit ». Elle a conspué Sade, Casanova et plus près de Nietzsche, Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Flaubert…

L'œil de Baudelaire | Paris Musées

Nietzsche lui-même opère sa mue, il n’est plus sous l’influence de Wagner, et  a perdu de son exaltation première, il est devenu un philologue averti, un esprit critique, un analyste qui est devenu ami du lento. « Ce n’est pas en vain que l’on a été philologue…La philologie est un art vénérable qui exige une chose : se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, un art d’orfèvrerie appliqué au mot ». Plus tard Nietzsche philosophera au marteau.

Si la première partie de sa vie fut sous le signe de la musique, la seconde le sera sous celui de la science, quoiqu’il n’abandonnera pas la musique et quoiqu’il débusquera ce qu’il y a encore de pieux dans le culte de la science qui sacrifie la vie à la vérité. De cela Nietzsche reviendra dès « Le Gai savoir ».

A partir de « Zarathoustra » il dira « oui » à la vie, à son mystère, à sa volonté créatrice inaccessible au scalpel du scientifique.

« Aurore » comme l’indique le titre annonce un commencement mais aussi une naissance, celle des valeurs nouvelles qu’inaugurera « Le Gai savoir » et qui exige que table rase soit faite des anciennes.

« Aurore » est le lion qui détruit et « se rend libre pour la création nouvelle » que seul l’enfant réalisera.

 « Que jamais la voix de l’enfant

En lui ne se taise, qu’elle tombe

Comme un don du ciel offrant

Aux mots desséchés l’éclat de son

Rire, le sel de ses larmes, sa toute

Puissante sauvagerie » (33)

 Et Blanchet de renchérir « C’est à nouveau l’énigme de l’enfance qui en sait plus parce que nulle réponse ne lui convient… » (34).

Mais « Aurore » c’est aussi la lumière, en l’occurrence les lumières du XVIIIème qu’admire Nietzsche de façon critique en la personne par exemple de Kant et de sa morale du devoir.

Or le même Kant dénonce dans « Qu’est-ce que les Lumières » la paresse et la lâcheté de ceux qui préfèrent se laisser séduire par des tuteurs qui les abêtissent. Avec lui la métaphysique avait été dénoncée comme un champ de bataille et s’il était permis d’espérer c’était dans les limites de la raison. Hume l’avait réveillé de son sommeil dogmatique et il avait lui aussi effectué sa  révolution copernicienne. Nietzsche en retiendra que la connaissance est une activité autonome sans pour autant adhérer à leurs idéaux : le bonheur fonction du progrès ; la confiance dans le développement technoscientifique ; la rationalité du réel ; la téléonomie ; le caractère involontaire du mal ; la connaissance comme condition du bien-agir. Précurseur de Freud, Nietzsche sait l’homme agi par des désirs qu’il ignore mais dont il s’ingénie à justifier les choix au moyen de rationalisations rétrospectives. De même que l’individu est agi, il est aussi parlé par des infrastructures (culture, tradition, religion, idéologie..) dont il n’est que l’épiphénomène.

Nietzsche poursuit donc le travail des philosophes des Lumières en infligeant comme l’écrira Freud une nouvelle humiliation à l’homme. L’homme pensait atteindre la vérité de l’être, il n’en perçoit que les phénomènes et se trouve limité aux catégories de sa perception et de son jugement ; il croyait rencontrer Dieu, celui-ci devient un postulat de la Raison ; il était certain de se connaître en identifiant pensée et conscience, il découvre qu’il n’est « pas maître dans sa propre maison ». (Freud).

Mais on ne détruit pas les idoles impunément et Nietzsche d’implorer : « Hélas accordez-moi la folie, ô divines ! La folie et que par elle enfin je puisse croire en moi-même… tout ce que vous voudrez pourvu que je puisse croire en moi ! Le doute me dévore, j’ai tué la loi. Si je ne suis pas davantage que la loi je suis le plus réprouvé des vivants ! ».

Nietzsche va être exaucé. Nous sommes en juillet 1881, « Aurore » est achevée. Nietzsche toujours en Italie en Engadine (35) où il s’installe à Sils Maria. Il y vit reclus, refusant toute visite car « je dois considérer, écrit-il à Lisbeth, comme un ennemi quiconque vient interrompre mon travail d’été… ma seule chose nécessaire… » (36). Son régime est des plus sévères (37).

Une constellation de lectures précède la révélation de Sureleï, d’une part philosophico-religieuse : Héraclite, le bouddhisme et l’indouisme envisageant le mouvement temporel de l’univers comme circulaire et non pas linéaire et d’autre part scientifiques (38) notamment en la personne du physicien Vogt dont il a lu « La force » et qui envisage l’univers comme mu par une force pure, par un mouvement circulaire. Mais il y a aussi et surtout Spinoza (39) qu’il vient de découvrir. Il reconnaît en lui un précurseur en qui il « aspire ». Il partage, écrit-il à sa sœur le 30 juillet 1881, cinq points communs : la négation de la « liberté de la volonté ; les buts ; la structure morale du monde ; le non-égoïsme ; le mal ».

A cela s’ajoutent des crises à répétition « deux ou trois fois par jour ». Le corps de Nietzsche semble pressentir la proche extase qui aura lieu « au commencement du mois d’août 1881 à Sils Maria, six mille pieds au-dessus du niveau de la mer et bien plus haut encore au dessus de toutes les choses humaines ». Il s’en ouvre à Köselits le 14 août (40).

Le premier été: 1881

En quoi cette révélation consiste-t-elle? En l’éternel retour des choses qui est un mythe, par ailleurs millénaire. Vision qu’il qualifiera d’effrayante à la fin du « Gai savoir » au § 341 intitulé « Le poids le plus lourd » face auquel soit on se jette au sol, soit on remercie le dieu de cette chose divine. Dès lors chaque instant, chaque pensée, chaque action pèserait du poids le plus lourd car il faudrait vouloir son éternel retour (41).

L’enjeu n’est pas seulement métaphysique mais existentiel et éthique car il consiste à dire « oui » à la vie et « oui » à soi-même, à ne plus se renier, ni se culpabiliser et à se penser de telle sorte qu’on ne se sente pas coupable. Mais cela enjoint aussi d’accepter la vie dans sa totalité y compris dans ses douleurs les plus profondes. Camus dira qu’il  faut imaginer Sisyphe heureux mais Buber qualifiera l’éternel retour d’absurde. Certes il s’agit d’un mythe (quoique la physique puisse le confirmer) mais il donne à penser et surtout il est affirmation de la grande santé recouvrée. Ce sera tout l’enseignement de Zarathoustra en même temps qu’accomplissement de l’œuvre de Nietzsche.

Nous ne nous prononcerons pas pour l’instant sur la signification de l’éternel retour car de multiples lectures non exclusives en sont possibles : cosmologique ; métaphysique ; éthique existentielle mais le modèle n’en serait-il pas chez Dionysos ce Dieu qui meurt éternellement et éternellement revit à chaque saison, comme San Janvier que Nietzsche fête à chaque premier de l’an? Pensée d’origine païenne donc qui de fait annule tous les arrières mondes prometteurs de rédemption une et définitive ayant pour corrélat le mépris de la vie. L’éternel retour c’est au contraire le triomphe de la vie, son affirmation affectant la santé de celui qui l’accepte tout entière telle qu’elle est.

Par cette doctrine Nietzsche effectue le tsimtsoum en son esprit, le vide requis à la naissance de nouvelles valeurs et à la réparation de soi et de sa relation au monde.

« Zarathoustra » ne sera plus parlé mais parlant et sa première parole est l’éternel retour par lequel il réfute vingt siècles de christianisme et de son cortège nihiliste.

L’éternel retour est donc aussi et pour les individus avant tout une épreuve testant leur volonté de puissance car là plus aucun refuge n’est possible, ni permis. Il ne s’agit pas seulement de constater que tout revient, mais de vouloir qu’il en soit ainsi. Cette pensée et cette expérience révèle un Nietzsche mystique qui a connu une extase telle que Buber dans son « Baal Chem Tov » la définit : « Dans l’extase tout passé et tout futur se serre dans le présent. Le temps se rétrécit, la ligne entre les éternités disparaît, seul le moment vit et le moment est l’éternité » (p17).

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 Dans l’aphorisme 342 du « Gai Savoir » « Zarathoustra » est annoncé ainsi que dans sa correspondance T. IV de la même époque. « Zarathoustra » c’est tout d’abord le prophète persan qui donne naissance à une nouvelle religion, le zoroastrisme. Il vécut probablement en Iran en mille avant Jésus Christ. Sans doute la doctrine et les textes mal connus de l’avesta n’eurent-ils guère d’influence sur Nietzsche qui retint de lui la figure solitaire du réformateur qui fut un mystagogue du feu, c’est-à-dire de la lumière et c’est ainsi du reste qu’il apparut à Nietzsche (42) qui reconnut en lui son double, lui le prophète d’un cinquième évangile.

« Zarathoustra » est « tombé » sur lui comme on tombe sur un voleur ou comme l’on tombe amoureux. C’est une révélation » (43).

Dans sa correspondance, au T. IV on assiste à partir de décembre 1882 au processus d’enfantement de « Zarathoustra » dont il proclame la paternité « Je suis un soldat enfin de compte ce soldat est tout de même devenu le père de Zarathoustra ! Cette paternité a été tout mon espoir » et de référer à Sanctus Januarius et à « Incipit Trageodia » (44).

A Overbeck il écrit en décembre 1882 qu’il « tient la plus belle occasion de démontrer que « tous les évènements me sont utiles, tous les jours saints et tous les hommes divins » (Emerson). En l’occurrence il fait référence à la crise qui brisa définitivement sa relation avec Lou Salomé. Il le mentionne du reste explicitement dans une lettre à Köselitz en janvier 1883 « C’est ma meilleure œuvre et en l’écrivant je me suis ôté de l’âme une lourde pierre » (45).

Tous les évènements lui sont donc utiles s’ils sont vécus dans la douleur. Mais la douleur c’est aussi la rupture avec Wagner, le maître vénéré qui a trahi lorsqu’il a « glissé lentement vers le christianisme et la religion » (46). Cet hiver fut atroce pour Nietzsche, mais ce martyre écrit-il « était en quelque mesure nécessaire… (pour) voir si mon but me laisse vivre et me maintient en vie » (47). Douleur nécessaire pour enfanter, c’est-à-dire pour se surmonter en créant.

L’autre pierre lourde c’est le fardeau du temps dont l’auteur se décharge sur « Zarathoustra » qui est comme l’annonçait le « Gai Savoir » le prophète de l’éternel retour. Nietzsche qualifie cette œuvre de débridée, écrite très rapidement en janvier 1883. Elle inaugure un nouveau cycle et en même temps s’avère le sommet de ses ouvrages. Et il est vrai que tant sur le plan stylistique, il s’agit d’un poème symphonique (48) que sur le plan spirituel, Nietzsche la qualifie de cinquième évangile d’une nouvelle religion, tout change avec « Zarathoustra ». Nietzsche crée un mythe, ce dont l’Europe a impérativement besoin (49) pour tous et pour personne qui aura un « effet immédiat ».

Le mythe unit mysticisme et légende. Il est multiple, objet d’interprétation, énigmatique, il donne à penser. Et s’il s’agit d’une nouvelle religion, elle n’a rien de dogmatique. Ce sera l’ouvrage de la libre pensée mais non de la pensée désordonnée ; il aura une unité sans être un système et l’on se plait à penser que les sens, le rythme seraient les porteurs d’une œuvre avant tout orale. Une œuvre à entendre, une œuvre à goûter, voire à mâcher.

Mais Nietzsche ne se contente pas de faire une œuvre, il se fait en la faisant, preuve s’il en fallait que l’œuvre et l’homme sont indissociables pour celui qui connait les affres de la parturiente (50). Nietzsche, est à un « nouveau stage de son évolution » il en oublie ses années de philologie, années perdues, come l’écrit Stéphane Zweig. Nietzsche a commencé par être vieux avant de devenir un enfant qui danse (51).

Mais il serait erroné de ranger « Zarathoustra » au nombre des œuvres littéraires. Nietzsche n’a pas rompu, comme nous l’avons montré à propos de l’éternel retour, avec les sciences. Si sur le plan existentiel, philosophique et littéraire (52) « Zarathoustra » est une œuvre réussie, par contre sa réception est fort mauvaise. Sa sœur le conspue, Wagner et Cosima le soupçonnent de comportements contre-nature, à l’université on parle de sa déchéance et tous le pensent malade (53). Mais il a déchainé la pire des réactions en proclamant que Dieu est mort et qu’à la place s’est levée une « étoile d’or » (signification de Zarathoustra).

On l’aura compris « Zarathoustra » est une œuvre indéfinissable, et c’est sans doute pour cela que Nietzsche multiplie les propos contradictoires, les paradoxes, les ordres et contre-ordres, y exprime deux pensées antagonistes et complémentaires : le surhomme qui n’est pas un superman et l’éternel retour. Comment concilier la pensée du dépassement permanent et celle de l’éternel retour?  Du retour du même qui empêche tout changement? A moins que ce surhomme que Nietzsche appelle de ses vœux ait une volonté assez puissante pour vouloir l’éternel retour du même.

Mais pour ce faire il faut que l’esprit passe par trois métamorphoses : celle du chameau qui porte le fardeau de ses héritages ; celle du lion qui les détruit à belles dents ; celle de l’enfant créateur auquel n’accède pas  Zarathoustra qui meurt devant le pays de lait et de miel.

Nietzsche emprunte la voie du prophète et le style de Luther, qu’il considère avec Goethe et lui-même comme les créateurs du grand style.

Aux évangiles il emprunte le parcours christique. Zarathoustra commence à prêcher à trente ans, il fait des sermons, est accompagné de disciples, il prêche, guérit, est soumis à la tentation, connait la solitude du Mont de Oliviers (54). Nietzsche emprunte nombre de formules bibliques comme la célèbre : « Ainsi parlait ».   

Mais en fait que prêche-t-il ce Zarathoustra-Nietzsche que Thomas Mann (55)  compare à Don Quichotte?

Dans un paragraphe intitulé « Des vieilles et des nouvelles tables » dont Nietzche précise dans « Ecce Homo » qu’il « fut composé dans une montée des plus pénibles de la gare au merveilleux village maure d’Eze, bâti au milieu des rochers » (E.H Pourquoi j’écris de si bons livres), l’auteur explique que Zarathoustra après avoir ordonné aux hommes « de renverser leurs vieilles chaires » et de rire de leurs idoles, sages, saints, poètes, souvenirs du monde, ramasse sur sa route le mot de « surhomme » qui signifie que l’homme doit être surmonté car « l’homme est un pont et non un but… une voie vers de nouvelles aurores » un autre avait ajouté vingt siècles auparavant : vie et vérité, Zarathoustra n’en dit pas moins.

Zarathoustra comme lui veut retourner auprès des hommes auprès desquels « il veut disparaître et en mourant leur offrir le plus riche de mes dons », Nietzsche ne signera-t-il pas le crucifié? Dans une belle métaphore (56) il indique que ces nouvelles tables s’adressent à tous mais qu’elles sont à demi-écrites : voici une nouvelle table :

- ne ménage point ton prochain

- surmonte-toi toi-même dans ton prochain

- ce que tu fais personne ne peut le faire à son tour.

 Ce paragraphe annonce « Par delà bien mal » notion qu’il qualifie de vieilles folies. La preuve en est dans les commandements « Tu ne déroberas point ! Tu ne tueras ! » qui provoquèrent brigands et assassins. Mais la vie n’est-elle pas elle-même vol et assassinat ? Telle est la vérité de la vie à laquelle on a substitué de pieux mensonges.

Et Zarathoustra d’appeler de ses vœux et en des termes violents, une nouvelle noblesse d’éducateurs et de créateurs qui écartera les « hallucinés de l’arrière monde » comme les nihilistes. 

Il faut briser les anciennes tables et même briser cette nouvelle table de crainte qu’elle ne devienne vieille à son tour.

Zarathoustra conspue tous les « savants » et tous les fatigués de la vie pour lesquels « Rien ne vaut la peine ». Voilà un exemple de besoin transformé en connaissance. « Ils sont fatigués du monde ! Avant d’être ravis de la terre ! », que ceux-là, lâches et paresseux, disparaissent (57).

Amazon.fr - Ainsi parlait Zarathoustra: Un livre qui est pour tous et qui n'est pour personne - Nietzsche, Friedrich, Montinari, Mazzino, Colli, Giorgio, Gandillac, Maurice de - Livres

On aurait presqu’envie d’arrêter là dans cet inachèvement. Tout n’a-t-il pas été dit avec Zarathoustra? Certes il y aura encore des écrits, il y aura encore de douloureux enfantements, des crises de mélancolie et d’exaltation, Nietzsche se lamentera encore de voir le naufrage d’une Europe incapable de s’administrer les remèdes qu’il se prodigue, il verra s’amonceler sur elle « anarchie et tremblements de terre… tous les mouvements… y compris l’antijuif » (58), il souffrira de n’être pas plus écouté que lu à l’instar de ceux dont le sang coule dans ses veines : Platon, Pascal, Spinoza, à l’exception de Goethe (59).

Nietzsche est condamné à se dévorer comme le dévore le feu de sa pensée (60), son don ne trouve pas preneur (61).

Pareil à l’ « Empédocle » de Hölderlin dont il aurait voulu lui aussi écrire une tragédie, Nietzsche périra par le feu et laissera aux hommes ses sandales de bronze. Lui-même l’avait écrit dans un poème :

 « Oui, je sais d’où je viens !

Insaisissable comme la flamme,

Je luis et me dévore :

Lumière tout ce que je touche 

Charbon tout ce que laisse

Flamme suis-je assurément ».

 Nietzsche un alchimiste assurément.

 Cependant on commençait à le reconnaitre mais le rendez-vous fut manqué. Mais de toutes façons Nietzsche qui voulait se retirer du monde et aspirait à « dix ans de silence » l’aurait-il honoré? Cet ermite en mal de communauté d’amis, ce conspueur de l’humanité désireux d’en être le pédagogue, cet écrivain qui aspirait à la reconnaissance sans vouloir rien lui sacrifier n’eût pas supporté le choc de la notoriété, les concessions qu’elle exigeait et les tentations auxquelles avait cédé Wagner. Mais surtout il ne s’en serait pas cru digne car le processus alchimique auquel il  se soumettait ne pouvait avoir de fin ni être reconnu dans son exigence par les hommes. Alors qu’il a écrit quinze livres et il écrit : « Personnellement tout ce que j’ai écrit il faut le rayer… Aujourd’hui à l’instant où je dois m’élever encore, ma première tâche est de me transformer, à nouveau, de me dépersonnaliser vers des formes plus hautes ».

Dès lors qu’importe d’être un philosophe?

Certes on pourrait s’apitoyer sur la fin plus ou moins romancée de Nietzsche, mais ce serait trahir celui qui abominait la pitié et éprouvait non seulement l’horreur de la vie mais aussi son extase à l’instar de Baudelaire, aussi laissons-nous le dernier mot au Nietzsche affirmant sa/la force de vivre dans toute sa splendeur :

 « Le soleil tombe

Bientôt tu ne seras plus altéré

Cœur brûlé !

Une fraîcheur est dans l’air,

J’aspire le souffle de bouches inconnues,

Le grand froid vient… » (62)

 Nietzsche est mort d’avoir voulu soulever le voile de la réalité.

 Nietzsche et l'éternel retour - Le Point

 ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et Philosophe

 

 

(1) Daniel Halévy – Nietzsche – Livre de poche – p 101 - 1944

(2) Correspondance T. II – Montinari – p 123

(3) T – II – Ibdem - p 129

(4) T – Ibd – p 132 - 133 – p 139 – 139

(5) Traduction différente

(6) Halévy – op. Cité p 123 - 124

(7) Halévy  –op. Cité p 122

(8 In L’Etat chez les Grecs – Ecrits posthumes – 1870-73

(9) Halévy – p 136 / Correspondance II - p 256 – 261 -262

(10) Halévy – p 143

(11) Cor III - p 256 – 261 – 284

(12) Corr II - p 267

(13) Corr II – p 276

(14) Halévy – p 171

(15) Correspondance  II – p 485

(16) Halévy – p 176

(17) Fragments 68 – p 457

(18) T. Corr  T IV - p 314 – citation Emerson

(19) Fragments – Gai Savoir – p 515 – Ed. Montinari

(20) Halévy – p 239

(21) Halévy – p 216-217

(22) Collection Bouquin T 1 – p 479

(23) Ibdem -p 475

(24) Nietzsche – Bq T 1 – 508

(25) Bq – HTH 4ème partie – p 526

(26) p 530

(27) Halévy – p 234

(28) Halévy – p 225

(29) Ecce Homo – Bouquin T 2 – p 1132

(30) Internet Rig Veda 2 l’Aurore – Texte lu

(31) Ainsi parlait Zarathoustra – Bq. T. 2 – p 329

(32) Aurore – p 975 § 9

(33) L. R. Des Forêts – Ostinato

(34) Blanchot – Anacrouse – fragment de  Une voie venue d’ailleurs

(35) T. Correp. T IV – p 105 – 07/07/81

(36) T. Correp. IV - p 121

(37) T. IV – p 126

(38) T. Correp. IV – p 123

(39) Conférence sur le blog

(40) T. Corr. IV – p 118

(41) Gai Savoir § 341

(42) T. Halévy – p 265 – 293

(43) Halévy – p 296

(44) Lettre à Köselitz du 6 avril 1883

(45) T. C. IV – p 322

(46) T. C. IV - p 334

(47) Thomas Mann – Ailleurs - p 101

(48) T. C. IV – p 353

(49) Bouquins – T 2 – p 282

(50) Correspondance T. IV – p 361

(51) Buber – Baal – p 18

(52) Halévy – p 323

(53) Lettre à Köselitz du 21 avril 1883

(54) Bq – T- II – p 418

(55) Thomas Mann – EtudesLa promenade

(56) Bq – T –II – p 439

(57) T. Bq – II – p 447 § 18 + § 30 – p 453

(58) Lettre à E. Schmeitzner du 2 mars 1883

(59) Tomas Mann – Etudes

(60) Halévy – p 373

(61) Halévy – p 367

(62) Suite in Halévy – p 484

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