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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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6 juin 2020

CULTURE ET HUMANITE ?

DANS QUELLE MESURE LA CULTURE EST-ELLE UN FACTEUR D’HUMANITE ?

Généralement considérée comme un luxe plus ou moins «nécessaire», souvent perçue comme ennuyeuse ou réservée à une élite dite «cultivée», la culture apparaît comme une production liée à un certain état de richesse, relevant d’activités ludiques, secondaires en tout cas face aux exigences vitales.

Est-ce à dire qu’elle occupe une place marginale, qu’elle n’est célébrée que lors de festivités organisées ?

Cela signifie-t-il que son omniprésence nous la rend invisible? En ce cas oublieux d’elle, ne le serions nous pas de nous-mêmes? Négliger la culture est-ce négliger l’homme?

I – Approche conceptuelle

Méthodologie en histoire des sciences - Paysages de la ...

Il est nécessaire de rappeler que le terme culture provient du latin «colere» qui signifie : cultiver, soigner, habiter. Sens que l’on retrouve dans « culte » le «cultus » étant le soin que l’on prend des dieux et «colon», le «colonus » étant l’habitant d’un pays étranger.

Ainsi la culture serait-elle une certaine façon d’être au monde en tant qu’objet de transformation, de soin et d’habitation.

Allons plus loin, la culture, comme l’indique son dérivé le plus proche, « agriculture » serait l’ensemble des moyens par lequel s’opérerait le passage de la nature brute, précisément qualifiée d’inculte, à la nature cultivée, dès lors productrice de fruits.

On pourrait en dire autant à propos de l’individu dont la nature ne devient humaine que dans la mesure où la culture lui a permis d’advenir à sa part d’humanité. En effet qu’est l’enfant abandonné à lui-même si ce n’est une sorte de petit animal en marge de la société des hommes?

"L'Enfant sauvage" (François Truffaut, 1970) | Enfant ...

Lorsque Voltaire parle de «cultiver son jardin» il conjoint sous forme métaphorique l’agriculture et la culture de l’âme à propos de laquelle Cicéron écrivait « toutes les âmes que l’on cultive ne produisent pas de fruits… Mais un champ, si fertile qu’il soit, ne peut être productif sans culture, de même une âme sans enseignement. » («Tusculanae » 2, 5, 13).

Si l’on s’arrête au dernier terme employé par Cicéron « enseignement » on retrouve la même idée, celle d’un passage, accompagnée de celle d’une caractérisation. Enseigner (1) c’est en effet « instruire », « indiquer », mais aussi « signaler » ce qui signifie que celui qui est enseigné se signale par une dignité spécifique, il est instruit, c’est-à-dire « bâti », « disposé » autrement dit « élevé » (2). Et l’on notera la connotation du terme qui souligne l’apprentissage à la verticalité non seulement physique, mais encore morale de l’individu pour devenir un homme, car on ne naît pas homme mais on le devient. Or la culture est ce par quoi j’accède à mon statut d’être humain.

La culture c’est donc bien l’éducation du genre humain, c’est-à-dire ce par et grâce à quoi l’être est mis « au monde » (3) ainsi que bien « nourri ». Jusqu’au XVIIème siècle on préféra employer le verbe nourrir plutôt que celui d’éduquer.

Rendre productif en actualisant les potentialités, signaler l’être par son excellence, le bâtir de sorte qu’il se dresse, voici les fonctions premières et essentielles de la culture. Dès lors on ne peut cantonner la culture à un ensemble d’objets touchant aux productions intellectuelles de l’homme, la culture c’est tout ce qui n’existerait pas sans l’activité de celui-ci et c’est le principe de son accès à son humanité, aussi est-ce ce par quoi, du moins en Occident, il se distingue de la nature.

II – Origines de la culture

a) A la différence de l’animal qui s’adapte au monde, l’homme s’adapte le monde par l’intermédiaire de la culture. Mais pourquoi l’homme a-t-il développé cette spécificité?

A l’origine l’homme est doué d’un dispositif physique qui le prédispose à développer des moyens pour faire face à ces fragilités congénitales. Il naît en effet prématuré, son corps ne jouit d’aucune protection, sa station debout le rend vulnérable, de sorte qu’il doit d’une part se prémunir contre son environnement et d’autre part donner à son corps des prolongements dans le temps et dans l’espace.

Par ailleurs son indétermination constitutive est à la fois une faiblesse puisqu’il n’est pas adapté à son milieu, mais aussi un facteur de perfectibilité puisqu’il doit sans cesse inventer des moyens d’exploiter, de comprendre, d’informer un milieu qui ne cesse d’évoluer puisque lui-même ne cesse de le transformer.

Ainsi la culture s’inscrit-elle dans un processus dynamique bilatéral en interaction constante avec le donné brut. L’homme se fait en faisant.

La culture relève donc de l’agir de l’être au monde, auquel chacun participe qu’il en soit ou non conscient. La culture n’est donc pas un objet de consommation face auquel le sujet serait passif, elle relève de l’inscription de chacun dans le monde, de sorte qu’elle le révèle à lui-même.

alluria: la femme et le caddie

b) Or qu’apprend l’homme?

Qu’il est au monde dans un univers étranger où il est projeté, qu’il est faible, fait pour la mort, qu’il est, selon la formule de Pascal, « un roseau pensant ». Mais en tant que pensant il peut y faire face. Tandis que la nature ignore sa force, l’homme est conscient de sa mort.

Or c’est dans cette conscience que s’origine la culture humaine en tant que processus d’humanisation de l’impensable : ma mort. C’est pourquoi l’homme éprouve la nécessité d’un culte par lequel il prend soin de ses morts ; il les honore d’œuvres d’art grâce auxquelles il se représente l’angoissant tout autre ; il développe des techniques pour survivre et de nos jours s’éterniser (cf. cryogénie).

Un culte original des morts

On pourrait ainsi démultiplier les exemples. Mais ce qui nous importe c’est que dès l‘origine on observe la conjonction de la culture et du culte, tous deux s’originant dans la conscience de la précarité de l’existence humaine qui ne cesse, du reste, de nous tarauder.

Que signifie en effet le développement de l’informatique si ce n’est de se donner les moyens de mettre en mémoire le maximum d’éléments possibles de la culture, car sans mémoire la culture est vouée à disparaître et avec elle l’humanité. C’est pourquoi nous sommes tous investis d’un devoir de culture, comme il y a un devoir de mémoire, mais que l’on oublie trop pour n’évoquer qu’un droit à la culture.Au coeur de l’informatique | SUPINFO, École Supérieure d ...

Nous venons de convoquer un « devoir » de culture, or qui dit devoir dit responsabilité d’un sujet. Dès lors la culture est à penser dans un cadre relationnel où elle m’apprend qu’il en va de mon être dans cet autre que moi qui est en même temps un autre moi.

L’homme vit avec les autres et le vivre ensemble exige des règles, lois et conventions par lesquelles s’instaurent des différences entre le permis et l’interdit, l’humain et l’inhumain. Sans lois l’homme ne peut s’arracher à un état de nature synonyme de chaos. La vie exige l’instauration de l’ordre dont la création n’est autre que la mise en ordre des éléments. La terre n’est pas le ciel pas plus que l’homme n’est la femme, ni l’enfant le parent. Et dans ce processus, la culture est essentielle.

En l’absence de lois la liberté cède au vouloir du plus fort, la justice est celle du bon plaisir du dominant et du reste toutes les dictatures se signalent par leur haine de la culture fondée sur la certitude qu’il y a là un bastion de la liberté. Les premiers déportés dans les camps de concentrations furent les intellectuels allemands, les persécutés de Mao Tsé Dong ou ceux de Staline. C’est dire à quel point garantir la culture c’est conserver la liberté, à condition toutefois qu’elle soit conjuguée sur un mode pluriel.

III – Le dialogue interculturel

Si l’on admet d’une part que la culture ne peut se concevoir sans la participation de différents acteurs, disons même de chacun d’entre nous et que par ailleurs le dialogue, induit l’idée d’un partage du logos c’est-à-dire de la raison qui nous permet de communiquer, alors on peut poser l’hypothèse que la culture peut, sous certaines conditions, être un mode de communication rendant possible la mise en commun, l’échange, la conservation et le dévoilement de ce qui contribue à l’humanité de l’homme.

Or ce dévoilement inclut tout autant l’autre, c’est-à-dire cet étranger qui bien souvent m’apparaît étrange, voire inquiétant, que moi-même dont le mystère s’impose dès lors que je me découvre capable d’actions, réactions inventions insoupçonnées louables mais aussi blâmables.

Par la multiplicité des « attouchements de ses semblables » l’homme ne cesse de transformer « le fragile et complexe échafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications » (4) qui le constituent. Il n’est que de se rencontrer dans une situation inhabituelle, par exemple en pays étranger, pour prendre conscience de la pâte dont notre culture nous pétrit.

Alors un choix crucial s’impose, le repli frileux dans la « moite intimité gastrique » des habitudes, ou bien la prise de risque de l’inconnu dont la culture souligne à la fois tout ce qui la distingue de moi, sans pour autant m’en éloigner.

L’accueil peut être alors une chance à condition que l’étonnement qui est l’indice de ma propre ignorance y préside. « Qui est l’autre » que je pressens (et non pas comprends) à travers le prisme de sa culture et « qui suis-je » moi qui l’appréhende par ce biais?

C’est donc à une conversion du regard qu’invite la culture comme en témoigne l’art, ce grand maître d’humanisation, qui en déclarant la guerre à toute forme d’instrumentalisation, quête le réel au-delà du visible, à moins qu’il ne restaure le visible dans son identité bafouée, lorsqu’elle est réduite à n'être qu'un moyen au service de fins extrinsèques, ou une forme vide de sens. Or le même processus s’observe quant à la façon de (mal) traiter l’autre, tout autant que moi-même.

La pratique de la culture, et non pas sa consommation, instaure une relation entre les êtres qui vivent cette culture, c’est pourquoi elle m’apprend le respect de la personne. Car la culture n’est pas tant l’ensemble des productions de l’activité humaine que cette activité même par laquelle se crée la relation de l’homme à soi, au monde et à l’au-delà.

C’est pourquoi elle est avant tout rencontre avec la personne, c’est-à-dire avec « une substance individuelle de nature rationnelle » (5) que Saint Thomas n’hésite pas à qualifier de « ce qu’il y a de plus parfait dans toute la nature » (6) et dont Emmanuel Levinas souligne que son visage instaure l’impératif catégorique de ne pas tuer.

Zoran Music: Lot 0988 - Künstler von A-Z - im Kinsky ...

C’est dire à quel point la rencontre de la personne, que permet la culture fait de celle-ci un facteur nécessaire à l’éducation de l’âme toujours tentée par le racisme, l’ethnocentrisme, la violence. Qui suis-je pour juger et condamner? En quoi une culture serait-elle supérieure à une autre? Pour qualifier l’autre de sauvage ne faut-il pas l’être soi-même? Les critères de jugement auxquels je recours sont-ils adaptés à l’objet? Parler d’un progrès culturel a-t-il un sens…

Là encore on pourrait multiplier les questions, mais ce qui est certain c’est que la rencontre interculturelle doit inquiéter (mettre en mouvement) et non pas conforter. Nous avons souligné à quel point le dialogue est essentiel à la culture, précisions que le dialogue ne peut s’instaurer qu’entre deux sujets tout à la fois conscients de leur identité et cultivant une attitude d’écoute et d’accueil, fondée sur leur capacité à prendre une distance à l’égard de leurs convictions et valeurs.

Dès lors la culture est non seulement condition de possibilité de l’identité des individus, mais ce faisant d’une relation d’égalité sans laquelle la liberté et la dignité seraient illusoires.

IV – A quelles conditions la culture fait-elle sens?

Mais encore faut-il, pour être convaincu que la conscience de soi a pour condition la conscience de mon agir culturel, que celui-ci opère à tous les niveaux de l’être.

En effet pour qu’il y ait sens, pour que la culture fasse sens, il faut que celle-ci concerne mes cinq sens qui inscrivent mon être sensible dans le monde ; qu’elle présente une signification accessible à  l‘intelligence ; qu’elle se signale par une efficacité qui la rende pertinente.

C’est dire à quel point la culture s’inscrit tout à la fois dans l’essence et dans l’existence de la personne car c’est en tant qu’elle se fait au fur et à mesure de l’existence qu’elle contribue à l’advenue de mon essence.

Se cultiver c’est donc advenir à l’être à condition toutefois de résister à la paresse et à la lâcheté qui font préférer la tutelle apparemment bienveillante de ceux qui ont tout avantage à souligner à quel point la marche vers la liberté est dangereuse. « Un vaut mieux que deux tu l’auras » dit bien le proverbe, mais qu’ai-je si ce n’est l’entrée dans la mort de mon vivant?

V – Les simulacres de la culture

Il est donc des simulacres de la culture. Bien sûr il ne s’agit pas de tomber dans le piège du jugement de valeur, dénoncé ci-dessus et dont en général souffrent les minorités (femmes, enfants, adolescents, primitifs, fous) que l’on laisse, au mieux, dans les marges de la culture.

( 1864-1942). Séraphine Louis, sometimes called Séraphine ...

Ce dont il s’agit ici c’est de l’utilisation de la culture comme moyen d’uniformisation d’abêtissement, de coercition, de pouvoir, de domination et d’exclusion qui ne fait pas autre chose, en définitive, que de détruire la culture telle que nous l’avons caractérisée. Dès lors que la culture dépouille l’individu de son identité pour le «dire » à sa place ; choisir pour le soumettre à toutes les modes ; le perdre dans un jeu cahotique (et chaotique) de rôles au point de ne plus savoir qui il est, ce qu’il veut, ni ce qu’il doit et ne vivre que par le regard d’autrui, alors la propagande prend sa place pour mettre  l’individu sous servitude idéologique.

C’est ainsi que « Tintin » devint le porte parole d’une idéologie catholique empreinte de nationalisme, érigeant la culture occidentale en défenseur et pourvoyeur des seules valeurs universelles et nécessaires face auxquelles l’africain est réduit à l’état infantile de celui qui doit tout apprendre, y compris parler (7).

One-dimensional Tintin | Dr. Dan’s Medicine

Là encore les exemples sont légions, qu’ils soient délivrés par la publicité, le cinéma, certains magasines, sans oublier les discours politiques, passés, présents et à venir.

Or il est certain qu’entre une culture jugée élitiste et présentée comme telle par les média et l’accès facile à des produits pré-digérés, le choix semble aller de soi, si tant est qu’il y ait choix. Mais il s’agit de comprendre qu’il en va de mon être dans cette servitude que l’on m’offre en guise de liberté, car c’est en tant que consommateur-producteur que je me choisis en choisissant cette voie. Mais suis-je conscient de ce à quoi je m’engage? Peut-être chercherai-je à me déresponsabiliser mais ce sera me réfugier derrière une mauvaise foi soulageant, bien mal, l’angoisse qui me saisira lorsque je me poserai la question : « Qui suis-je? »

 

ANASTATSIA CHOPPLET

Conférenciere et philosophe

 

(1) Enseigner vient de insignare et insignire : signaler

(2) Instruire : disposer, bâtir

(3) Ex. ducere :conduire hors de, tirer du sein de sa mère : mettre au monde

(4) M. Tournier « Vendredi ou les limbes du Pacifique » P 52-53 – Folio

(5) Boéce : Contra Eutychen 2 -3

(6) Saint Thomas : Somme Théologique. La q. 29, a.3, resp.

(7) Tintin au Congo – Hergé

 

 

ANNEXES

 

L’exhumation des cadavres.

« La coutume qui consiste à rechercher les raisons pour lesquelles quelqu’un a été tué par la sorcellerie, illustre bien l’aspect légal de celle-ci. Il s’agit de trouver une interprétation aussi exacte que possible de certaines  marques ou de certains symptômes que peur représenter le cadavre exhumé. Douze ou vingt-quatre heures après les funérailles préliminaires, au premier coucher du soleil qui les suit, on exhume le cadavre, on le lave, on l’enduit d’huile et on l’examine. Cette coutume a été interdite par les autorités, car l’homme blanc, qui n’a d’ailleurs nulle raison et nul besoin de s’en mêler, la trouve « dégoûtante ».

« La sorcellerie (…) est un moyen de maintenir le statu quo, de perpétuer les inégalités traditionnelles, et d’empêcher la formation de nouvelles inégalités. Puisque le conservatisme constitue l’élément le plus important dans la société primitive, la sorcellerie, à tout prendre, peut être considérée comme un facteur bienfaisant, d’une grande valeur pour la civilisation primitive ».

 

B. Malinowski – Trois essais sur la vie sociale des primitifs – 1993 –

 Petite Bibliothèque Payot – 1975 – pp. 63-68

 

 

« Notre monde sacré – le sens du sacré qui nous avait été transmis, quand nous étions petits, par nos familles, les lieux sacrés de notre enfance, sacrés parce que nous les avions vus, enfants, et que nous les avions infusés de merveilles, des lieux doublement et triplement sacrés pour moi parce qu’au loin, en Angleterre, je les avais hantés en imagination au fil de nombreux livres et que mes fantasmes avaient placé là le tout début des choses, avaient édifié sur ces lieux un fantasme de foyer, même si j’allais être amené à découvrir que le sang avait souillé cette terre, qu’un peuple aborigène y avait vécu jadis, avant d’être exterminé ou réduit à l’extinction – notre monde sacré avait disparu. Chaque génération, désormais, nous entraînerait un peu plus loin de ce sens du sacré. Mais nous l’avions refaçonné à notre usage ; ainsi fait chaque génération, ainsi que nous l’avions vu lorsque la mort de notre sœur nous avait réunis et que nous avions éprouvé le besoin d’honorer et de nous souvenir. Cela nous obligea à réfléchir  la mort. Cela m’obligea à regarder en face la mort que j’affrontais la nuit, dans mon sommeil ; cela inscrivit un vrai deuil là où la mélancolie avait créé un vide, comme pour me préparer à ce moment. Cela me fit envisager la vie et l’homme comme le mystère, la vraie religion des hommes, la peine et la splendeur. Et ce fut alors que, confronté  une vraie mort, et saisi de cette nouvelle interrogation sur les hommes, je remisai mes brouillons et mes hésitations pour me mettre à écrire très vite à propos de Jack et de son jardin. »

 

Octobre 1984 – avril 1986

Extrait de l’Enigme de l’arrivée – Naipaul

 

 

«La solitude n’est pas une situation immuable où je me trouverais plongé depuis le naufrage de la Virginie. C’est un milieu corrosif qui agit sur moi lentement, mais sans relâche et dans un sens purement destructif. Le premier jour, je transitais entre deux sociétés humaines également imaginaires : l’équipage disparu et les habitants de l’île, car je la croyais peuplée. J’étais encore tout chaud de mes contacts avec mes compagnons de bord. Je poursuivais imaginairement le dialogue interrompu par la catastrophe. Et puis l’île s’est révélée déserte. J’avançai dans un paysage sans âme qui vive. Derrière moi, le groupe de mes malheureux compagnons s’enfonçait dans la nuit. Leurs voix s’étaient tues depuis longtemps, quand la mienne commençait seulement à se fatiguer de son soliloque. Dès lors je suis avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont je sens en moi l’inexorable travail.

 Je sais maintenant que chaque homme porte en lui – et comme au-dessus de lui – un fragile et complexe échafaudage d’habitudes, réponses, réflexes, mécanismes, préoccupations, rêves et implications qui s’est formé et continue à se transformer par les attouchements perpétuels de ses semblables. Privée de sève, cette délicate efflorescence s’étiole et se désagrège. Autrui, pièce maîtresse de mon univers… Je mesure chaque jour ce que je lui devais en enregistrant de nouvelles fissures dans mon édifice personnel. Je sais ce que je risquerais en perdant l’usage de la parole, et je combats de toute l’ardeur de mon angoisse cette suprême déchéance. Mais mes relations avec les choses se trouvent elles-mêmes dénaturées par ma solitude. Lorsqu’un peintre ou un graveur introduit des personnages dans un paysage ou à proximité d’un monument, ce n’est pas par goût de l’accessoire. Les personnages donnent l’échelle et, ce qui importe davantage  encore, ils constituent des points de vue possibles qui ajoutent au point de vue réel de l’observateur d’indispensables virtualités. »

A Speranza, il n’y a qu’un point de vue, le mien, dépouillé de toute virtualité. Et ce dépouillement ne s’est pas fait en un jour. Au début, par un automatisme inconscient, je projetais des observateurs possibles – des paramètres – au sommet des collines, derrière tel rocher ou dans les branches de tel arbre. L’île se trouvait ainsi quadrillée par un réseau d’interpolations et d’extrapolations qui la différenciait et la douait d’intelligibilité. Ainsi fait tout homme normal dans une situation normale. Je n‘ai pris conscience de cette fonction – comme de bien d’autres – qu’à mesure qu’elle se dégradait en moi. Aujourd’hui, c’est chose faite. Ma vision de l’île est réduite à elle-même. Ce que je n’en vois pas est un inconnu absolu. Partout où je ne suis pas actuellement règne une nuit insondable. Je constate d’ailleurs en écrivant ces lignes que l’expérience qu’elles tentent de restituer non seulement est sans précédent, mais contraire dans leur essence même les mots que j’emploie. Le langage relève en effet d’une façon fondamentale de cet univers peuplé où les autres sont comme autant de phares créant autour d’eux un îlot lumineux à l’intérieur duquel tout est – sinon connu – du moins connaissable. Les phares ont disparu de mon champ. Nourrie par ma fantaisie, leur lumière est encore longtemps parvenue jusqu’à moi. Maintenant, c’en est fait, les ténèbres m’environnent.

Et ma solitude n’attaque pas que l’intelligibilité des choses. Elle mine jusqu’au fondement même de leur existence. De plus en plus, je suis assailli de doutes sur la véracité du témoignage de mes sens. Je sais maintenant que la terre sur laquelle mes deux pieds appuient aurait besoin pour ne pas vaciller que d’autres que moi la foulent. Contre l’illusion d’optique, le mirage, l’hallucination, le rêve éveillé, le fantasme, le délire, le trouble de l’audition… le rempart le plus sûr, c’est notre frère, notre voisin, notre ami ou notre ennemi, mais quelqu’un, grands dieux, quelqu’un ! »

Vendredi ou les Limbes du Pacifique

M. Tournier

 

 

L’Art comme prière

L’Art réalise la demande du Pater « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. » Il est doncprière ; d’où sa capacité d’unir le culte et la culture.

« Dieu mit l’homme dans le jardin d’Eden pour qu’il le cultive et qu’il le garde » (Gen. 2,4). C’est le sens du mort « art » qui signifie « cultiver la terre ». La culture, c’est ce qui sort de la terre.

Le ciel donne la vie à la terre, la terre la reçoit et l’homme accomplit. Il fait remonter vers le ciel ce que celui-ci lui a donné. C’est pour cela que l’art peut être « babélique » ou offrande à Dieu. C’est encore ce que nous appelle l’histoire de Caïn et Abel. Le fabricateur n’aime pas le créateur. L’idole s’oppose à l’icône. Abel le juste offre à Dieu les fruits que la terre lui a donnés. Caïn préfère tout garder pour lui. Il confond le crédit et le credo. C’est toute la différence entre la poésie (faire avec la main = manifestation, pour communiquer l’esprit à la matière) et la technique.

Prier est un acte poétique. Saint Jacques nous le rappelle  « Il ne suffit pas d’écouter la Parole de Dieu, il faut la faire » (Jacques 1,22).

Prier, c’est regarder. « Je l’avise et il m’avise », disait au curé d’Ars un de ses paroissiens qui priait toujours en silence. « Jésus leva les yeux au ciel et rendit grâce » (Mat. 14,19). « Chaque âme est et devient ce qu’elle regarde » (Plotin). « Jésus regarda le jeune homme et l’aima » (Marc 10,21).

C’est pour cela que le but de l’art n’est pas de copier la nature. Il ne serait que la copie d’une copie. Il est le symbole de la quête humaine du vrai moi ; celui qui est crée à l’image et à la ressemblance de Dieu. A travers la forme sensible, l’artiste cherche la forme idéale, celle de Dieu. Celle, par exemple, que nous découvrons dans le visage d’un Christ roman. Elle est le visage humain de Dieu ou le visage divin de l’homme. C’est la Déi-humanité. La forme spirituelle est « formosa », beauté qui devient « gratiosa », la « charis », œuvre d’art peut devenir « spéciosa », rayonnement de la beauté. C’est sans doute ce que Dieu dit à Moïse lorsqu’il lui dit « Moi, tu ne peux pas me voir mais tu verras ma gloire » (Ex 33, 18). « Bienheureux les cœurs purs car ils verront Dieu » (Mat 5,8). « Ici-bas, nous voyons comme dans un miroir, mais un jour nous verrons face à face » (I Co 13,8).

Les gnoses des premiers siècles n’étaient qu’une vulgarisation du platonisme. Elles considéraient le corps humain comme le tombeau de l’âme, comme une prison ; le moi étant purement spirituel. L’âme céleste s’opposant au corps terrestre. Ce sera l’origine de l’opposition au mystère de l’incarnation.

L’ordonnance du monde est de l’ordre de l’Esprit : « Toute forme reçoit son pourquoi de l’Esprit » (Plotin). Chaque forme développe tout ce qu’elle implique. Le monde des formes ne réalise pas un programme, il s’invente lui-même. « Le ciel et la terre racontent la gloire de Dieu », dit le palmiste.

Le monde, pour un artiste chrétien, est une morphogenèse spirituelle.  Notre vie est esprit. Elle est une activité formatrice irréductible à toutes les analyses. Elle trouve sans chercher. L’artiste, comme l’enfant, est un troubadour, un trouvère ; il trouve le tout avant les parties. Il laisse la réflexion pour céder la place à la contemplation.

« Par ta lumière, nous voyons la lumière » (Ps 36). Le Père prononce la parole, le Fils l’incarne, l’Esprit Saint la manifeste. C’est le premier mot de la Bible ; c’est aussi le dernier « Viens Seigneur, viens. Que la grâce du Seigneur Jésus soit avec vous tous » (Ap. 22,21).

Père Gence

 

 

« (…) Un des sujets de mécontentement les plus sensibles provient de l’outrecuidance des missionnaires, catholiques et protestants, qui, non contents de prêcher leurs croyances, ce qui est leur droit, interviennent encore dans les affaires du commerce, de la finance, de la politique, et par un raisonnement absurde prétendent en même temps aux honneurs et à la persécution !

Comme chrétiens, ils ambitionnent la « couronne du martyr » ; comme Anglais, Français ou Allemands, ils demandent vengeance pour le moindre grief et menacent de faire punir chaque coup de pierre par un coup de canon. » (…).

Elisée Reclus – La Chine et la diplomatie européenne, dans L’humanité nouvelle – Revue internationale – Sciences, lettres et arts – Bruxelles-Paris – 1900

 

 

 

Un texte de philosophie

Paul Ricœur : Pour une dialectique des cultures

 

Comment est possible une rencontre de cultures diverses, entendons : une rencontre qui ne soit pas mortelle pour tous? Il paraît en effet ressortir des réflexions précédentes que les cultures sont incommunicables ; et pourtant l’étrangeté de l’homme pour l’homme n’est jamais absolue. L’homme est un étranger pour l’homme certes, mais toujours aussi un semblable.

Quand nous débarquons dans un pays tout à fait étranger, comme ce fut le cas pour moi, il y a quelques années, en Chine, nous sentons que malgré le plus grand dépaysement nous ne sommes jamais sortis de l’espèce humaine ; mais ce sentiment reste aveugle, il faut l’élever au rang d’un pari et d’une affirmation volontaire de l’identité de l’homme. C’est ce pari raisonnable que tel égyptologue fit jadis quand, découvrant des signes incompréhensibles, il posa en prince que si ces signes étaient de l’homme, il s pouvaient et devaient être traduits (1). Certes dans une traduction tout ne passe pas, mais toujours quelque chose passe.

Il n’y a pas de raisons, il n’y a pas de probabilités, qu’un système linguistique soit intraduisible. Croire la traduction possible jusqu’à un certain point, c’est affirmer que l’étranger est un homme, bref, c’est croire que la communication est possible. Ce qu’on vient de dire du langage – des signes – vaut aussi pour les valeurs, les images de base, les symboles qui constituent le fonds culturel d’un peuple. Oui, je crois qu’il est possible de comprendre par sympathie et par imagination l’autre que moi, comme je comprends un personnage de roman, de théâtre ou un ami réel mais différent de moi ; bien plus, je puis comprendre sans répéter, me représenter sans revivre, me faire autre en restant moi-même. Etre homme, c’est être capable de ce transfert dans un autre centre de perspective.

Alors se pose la question de confiance : qu’arrive-t-il à mes valeurs quand je comprends celles des autres peuples? La compréhension est une aventure redoutable où tous les héritages culturels risquent de sombrer dans un syncrétisme (2) vague. Il me semble néanmoins que nous avons donné tout à l’heure les éléments d’une réponse fragile et provisoire :  seule une culture vivante, à la fois fidèle à ses origines et en état de créativité sur le plan de l’art, de la littérature, de la philosophie, de la spiritualité, est capable de supporter la rencontre des autres cultures, non seulement de la supporter, mais de donner un sens à cette rencontre. Lorsque la rencontre est une confrontation d’impulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de consonance en l’absence de tout accord.

C’est lorsqu’on est allé jusqu’au fond de la singularité que l’on sent qu’elle consonne avec toute autre, d’une certaine façon qu’on ne peut pas dire, d’une façon qu’on ne peut pas inscrire dans un discours. Je suis convaincu qu’un monde islamique qui se remet en mouvement, un monde hindou dont les vieilles méditations engendreraient une jeune histoire, auraient avec notre civilisation, notre culture européenne, cette proximité spécifique qu’ont entre eux tous les créateurs. Je crois que c’est là que finit le scepticisme.

Rien par conséquent n’est plus éloigné de la solution de notre problème que je ne sais quel syncrétisme vague et inconsistant. Au fond les syncrétismes sont toujours des phénomènes de retombée ; ils ne comportent rien de créateur ; ce sont de simples précipités historiques. Aux syncrétismes, il faut opposer la communication, c’est-à-dire une relation dramatique dans laquelle tout à tour je m’affirme dans mon origine et je me livre à l’imagination d’autrui selon son autre civilisation. La vérité humaine n’est que dans ce procès où les civilisations s’affronteront de plus en plus à partir de ce qui en elle est le plus vivant, le plus créateur. L’histoire des hommes sera de plus en plus une vaste explication où chaque civilisation développera sa perception du monde dans l’affrontement avec toutes les autres. Or, ce procès commence  peine. Il est probablement la grande tâche des générations à venir.

Nul ne peut dire ce qu’il adviendra de notre civilisation quand elle aura véritablement rencontré d’autres civilisations autrement que par le choc de la conquête et de la domination. Mais il faut bien avouer que cette rencontre n’a pas encore eu lieu au niveau d’un véritable dialogue. C’est pourquoi nous sommes dans une sorte d’intermède, d’interrègne, où nous ne pouvons plus pratiquer le dogmatisme de la vérité unique et où nous ne sommes pas encore capables de vaincre le scepticisme dans lequel nous sommes entrés. Nous sommes dans le tunnel, au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues.

Paul Ricœur – Revue Esprit – Octobre 61

 

(1) Allusion à Champollion (1790-1832) qui déchiffra le premier les hiéroglyphes égyptiens

(2) André Lalande, dans son Vocabulaire, définit le syncrétisme : « une réunion facile d’idées ou de thèses d’origine disparate ». Il s’applique ici plus particulièrement à la fusion indistincte et au résidu incohérent de diverses cultures, à quoi s’oppose leur compréhension véritable, créatrice et profonde et la communication (N.d.E.)

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