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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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29 mars 2020

JANKELEVITCH

L’AVENTURE, L’ENNUI, LE SERIEUX (1)

JANKELEVITCH

 

Vladimir Jankélévitch, à la mort, à la vie

 

1) PROBLEMATISATION

Dès l’abord le titre de l’ouvrage n’est pas sans poser de problèmes. Trois objets, en apparence sans rapport sont juxtaposés. Ont-ils des liens (opposition, complétude, partie, tout…) ? Si oui, lesquels? Y-a-t-il entre eux un ordre de préséance? Quel rapport et quel apport pour penser la notion en jeu, à savoir : l’aventure?

Part-on à l’aventure pour échapper à l’ennui? L’aventure est-elle chose sérieuse ou au contraire fuit-elle le sérieux de la vie pour s’élancer sur le chemin de l’insouciance et de la gratuité?

D’emblée le texte se présente comme l'éloge de l’aventure ce qui est pour le moins paradoxal pour un objet somme toute anecdotique, insignifiant, secondaire. Pourquoi en faire l’éloge? De quoi fait-on l’éloge lorsqu’on fait l’éloge de l’aventure? De quoi celle-ci est-elle le nom? S’agit-il d’un phénomène généré par les conditions de vie ou d’une constante de la nature humaine voire de la vie elle-même?

Jankélévitch s’inscrit bien sûr  lui même dans une culture, une histoire, un héritage philosophique face auquel il se positionne et qu'il s'agit de prendre en compte.

Quelles sont donc ses sources philosophiques mais aussi littéraires et musicales? Jankélévitch est en effet féru de musique et musicien lui-même. Nous verrons que sa réflexion sur l’aventure l’amène à opérer une classification des arts : sculpture ; peinture ; littérature ; musique, selon qu’ils concernent le temps ou l’espace et incarnent ou non l’esprit d’aventure.

Il nous faudra aussi nous interroger sur la façon dont l’auteur aborde la notion en jeu, quelle langue il invente pour la dire : syntaxe et vocabulaire.

Style déroutant s’il en est, amphibolique à l’instar de son objet, fait d’exclamations, de hiatus et ellipses, d’exemples multiples et parfois déconcertants. Un style de l’oscillation.

Par ailleurs il sera nécessaire de dégager la structure et l'unité de sa pensée.

Last but not the least  nous aurons à dégager les problématiques auxquelles nous affronte l’auteur en vertu d’enjeux qui sont rien moins que la vérité, la liberté, la vie, la mort, la conscience, la condition humaine.

I – Les sources

Deux sont principalement à retenir pour notre propos

A) Bergson Datei:Henri Bergson.jpg – Wikipedia

Philosophe (1859 – 1941) de tradition spiritualiste, il marque Jankélévitch par ses réflexions sur les notions de temps/durée, intuition, conscience, élan vital.

1) Bergson distingue le temps défini comme uniforme, hétérogène, continu et abstrait, de la durée, elle homogène, discontinue et concrète, c’est-à-dire vécue. L’un est le temps mathématique, mesurable, quantitatif, c’est la mesure d’une répétition dans l’espace (exemple de cours = 50mn), vécu du cours relatif à chacun? Tandis que la durée est évaluée par la conscience de l’observateur ou intuition. De la sorte, elle est d’ordre qualitatif et incommensurable.

2) Jankélévitch élabore à partir de Bergson une méthode qui consiste à saisir le réel grâce à l’intuition que Bergson dans «La Pensée et le mouvant » définit ainsi « Nous  appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l ‘intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable ». Selon Isabelle de Montmollin (in « La philosophie  de Vladimir Jankélévitch ») « L’intuition va directement au charme originaire grâce à quoi la qualité est reçue comme une simplicité ». Elle est donc d’abord une sympathie requise pour son objet. D’autre part elle est une simplification qui permet l’accès au « point de vérité » de celui-ci. L’intuition voit simple ce qui apparait multiple. La discursivité le cède à la vision en sa soudaineté. « Qu’il s’agisse d’une personne, d’un paysage, d’un visage ou d’un doctrine philosophie…l’intuition signifie la globalité d’appréhension ». En outre l’intuition est immédiate, on parlera de fulgurance intuitive, dans la simplicité de l’instant. L’intuition est un évènement qui m’advient, me touche, me bouleverse et s’assimile à une docte ignorance, celle du presque rien. Elle est semblable à une mise au point entre myopie et presbytie, or ce sont ces déformations, liées soit à nos intérêts soit à une approche froide et rationnelle, qu’il s’agit d’éviter.

L’intuition vise l’ipséité, c’est-à-dire ce qui appartient en propre à l’objet, fait son unité, sa singularité. Mais ce point est ineffable et l’on n’en peut rien dire d'autant que l’intuition elle-même ne dure pas. Aussi le philosophe doit-il demeurer un voyageur et la philosophie s’avère elle-même une aventure, qui ne cesse de s’émerveiller.

En bref l’intuition révèle l’ipséité de l’objet dans le presque rien d’une apparition irréductible au concept (Ex Baudelaire - « A une passante »).

3) Enfin Jankélévitch « emprunte » à Bergson sa conception dynamique du vivant animé d’un élan. Il définit la vie comme « création continue d’imprévisibles formes » et lui oppose le mortifère mécanisme, qui, dans le champ éthique prend la forme de l’embourgeoisement  lui même sclérose antithétique de l’esprit aventureux.

B) Simmel 1858 – 1918 Georg Simmel (auteur de Philosophie de l'argent) - Babelio

Philosophe et sociologue allemand dont on retiendra essentiellement l’ouvrage « La Philosophie de l’aventure » et en particulier le chapitre « Philosophie de l’aventure ».

A noter aussi un ouvrage sur Rembrandt, traduit en anglais, dont Jankélévitch s’est peut-être inspiré pour l’interprétation de la « Ronde de nuit ».

On peut résumer la thèse de Simmel en quelques idées force :

a) l’aventure se signale par sa capacité à s’isoler du reste de la vie. Jankélévitch substituera la métaphore de la péninsule à celle de l’île

b) c’est un organisme en soi, autonome non déterminé par ce qui le précède ou le suit

c) il obéit à une nécessité sévère (cf.  « Knulp » - Hermann Hesse)

d) la vie est une aventure

e) elle s’expose à une insécurité maximale

f) elle est le propre de la jeunesse

g) nous sommes tous des aventuriers potentiels. D’où l’idée de l’aventure au « quotidien ».

En conclusion de ce bref exposé on comprend que Jankélévitch aborde l’aventure non pas tant de façon conceptuelle et rationnelle pour en faire l’énumération des formes que pour exposer les composantes infinitésimales de cet objet essentiellement labile.

II – Enjeux et objets de réflexion

La réflexion sur l’aventure a pour enjeu de réfléchir sur la condition humaine et sur ce qui constitue l’essence de l’homme à savoir :

- l’irréductibilité de la mort qui signe notre finitude et dessine un destin inéluctable. C’est à la fois le défi de l’homme et en même temps ce sans quoi l’aventure ne serait que frivolité et se cantonnerait à sa dimension esthétique. La véritable motivation de l’aventure c’est la mort qui fascine et horrifie (poème Baudelaire « O mort vieux capitaine » - Hesse « Knulp » : la fin)Hermann Hesse - Biography

- l’irréversibilité du temps. Nous ne pouvons faire que ce qui a été ne soit pas, ce qui pèse sur notre conscience et appesantit notre vie de responsabilités. Là l’esprit de sérieux l’emporte et sclérose l’esprit aventureux.

- a contrario c’est la vie qui est en jeu car l’aventure invite à élaborer d’autres relations que  celles qu’offre l’engluement répétitif du quotidien. C’est le sens même de celle-ci qui est en jeu. Puis-je lui en donner un alors que je suis soumis à un irréversible destin biologique, social, économique, culturel ? Qu’est ce que l’aventure m’apprend sur la vie ? Comment me la fait-elle vivre ? Jankélévitch répond en terme d’intensité, de valorisation, de joie que Spinoza définissait comme le « passage d’une moindre à une plus grande perfection », comme une augmentation de la « force d’exister ».

- dès lors c’est la liberté qui constitue l’enjeu essentiel car sans elle pas de joie possible,  l’élan vital étant  empêché par le fardeau des jours, l’ennui du quotidien, le sérieux. L’aventure s’offre donc comme un modèle du vivre oscillant entre jeu et sérieux, conférant à la vie une intensité qui lui donne sa valeur.

- or la vérité de l’homme est là toute entière, dans la capacité à faire advenir du nouveau par un acte auto-fondateur que nous expérimentons justement dans l’aventure. Je décide seul de me jeter (lancer) dans l’aventure, de prendre ce risque attirant et effrayant. Rien ne me détermine à le faire. Nulle raison ne le cautionne bien au contraire, la raison me le déconseille.

- ceci me révèle alors une position paradoxale de la conscience, à la fois dedans et dehors, à la fois immergée et extérieure dans un mouvement oscillatoire. Je suis sur le seuil, c’est-à-dire dans l’attente, dans l’avant de l’évènement, dans la tentation, dans l’instant en instance.

- dans ces conditions l’aventure outre sa dimension métaphysique (temps- devenir – être) s’inscrit dans une perspective éthique, car l’engagement confère à l’aventure son caractère sérieux alors que l’esprit aventureux requiert l’ouverture, l’accueil, l’intelligence du kairos, la sérendipité, l’humilité qui accompagne l’ignorance. Autrement dit tout le contraire de la morale bourgeoise.

Jankélévitch invite donc à vivre la vie comme une aventure parce quelle est elle-même une aventure.

III – Problématiques

Photos de Olivier de Kersauson - Babelio.com

Avant d’aborder l’analyse du texte il est bon d’avoir à l’esprit quelques uns des problèmes qu’il soulève.

1) attendu que l’aventure est définie comme une oscillation entre jeu et sérieux, le choix de l’engagement n’implique-t-il pas la condamnation de l’aventure qui instaure du jeu (au sens d’un jeu dans une porte) dans le sérieux par son caractère  éruptif, inattendu, irrationnel ?

2) l’aventure est-elle autre chose, aux dire de Sartre, qu’une illusion romanesque. Autrement dit ne se résume-t-t-elle pas au récit qui en est fait soit rétrospectivement soit par projection ?

3) pourquoi l’aventure qui bouleverse le cours de l’existence fait-elle perdre nos repères, est-elle si attirante ?

4) comment sympathiser avec ce qui échappe? Autrement dit comment le philosophe peut-il sympathiser avec une temporalité qui ne cesse de s’écouler et qui est celle-là même de l’aventure, à savoir : l’instant. Si je fais de l’aventure un concept, alors j’en dissous l’être même, puisque son être est son devenir. Analogiquement c’est tout le problème de la connaissance du vivant qui est en jeu. On ne connait du vivant que ce qu’en livre un corps mort. On ne connait de l’aventure que ce qu’en livre un récit ou une réflexion philosophique.

5) comment allier jeu et sérieux ?

6) pourquoi l’aventure est-elle moderne ? Autrement dit pourquoi Ulysse incarne-t-il l’embourgeoisement?

7) faut-il, comment et pourquoi distinguer l’aventurier et l’esprit d’aventure?

8) comment distinguer un instant comme inaugural?

9) comment être présent au réel  (métaphore du papillon, loin de la lumière il n’expérimente pas ce qu’elle est, trop proche il en meurt)

10) comment l’aventure peut-elle demeurer instant inaugural alors qu’elle génère un ensemble d’autres engagements?

IV – Unité de l’œuvre

1) globalement le texte comprend trois parties examinant successivement les rapports dialectiques du jeu et du sérieux et ceux de l’aventure et de différentes temporalités puisque l’aventure est une certaine façon de vivre le temps en tant que durée.

Dans la première partie « l’aventure mortelle » le sérieux a la main sur le jeu d’où le basculement de l’aventure dans la tragédie ; dans la seconde « l’aventure esthétique » c’est le contraire, d’où bascule dans la frivolité ; dans la troisième, « l’aventure amoureuse » les deux s’équilibrent.

Du point de vue du vécu temporel, l’auteur examine successivement le temps en tant que globalité (sérieux) puis le présent répétitif qui génère l’ennui, enfin l’instant qui est suspension des deux premiers vers un futur prometteur.

2)ANALYSE DETAILLEE

a) Avant propos

Jankélévitch commence par distinguer l’aventurier de l’esprit aventureux. L’un est un bourgeois à l’esprit étriqué, l’autre un aristocrate qui cherche les extrêmes ; l’un fait de sa recherche d’aventures un système à but lucratif, l’autre un  style de vie qui attend  l’avènement d’un évènement. A noter la commune étymologie de « aventure » avenir, avènement, évènement. Le terme « aventure » vient soit de adventas ou aventus et désigne « le fait qu’arrive à un certain homme quelque chose de mystérieux ou de merveilleux aussi bien positif que négatif ».

Perceval le Gallois 1978 French Grande Poster ...

Or  Jankélévitch pose que « l’aventure infinitésimale est liée à l’avènement de l’évènement ». Qu’est-ce à dire ? Si l’évènement (de ex venire) désigne un fait datable, sans préparation l’avènement se devine comme l’avent d’un mystère (cf. L’avent : désigne la période avant la naissance attendue du Christ qui est un évènement). C’est un instant en instance, un seuil. L’avent c’est la disposition à accueillir l’évènement lequel vient toujours trop tard, soit il n’est déjà plus, soit pas encore.

L’esprit aventureux c’est celui qui s’arrête sur le quod et non sur le quid cette distinction étant l’une des structures de la philosophie de Jankélévitch. Appréhendable de trois points de vue différents : existentiel, cognitif, éthique, cette opposition vise la distinction :

- verticalité / horizontalité

- le il y a ce qui est / ce qu’il est

- ouvert / clos

- cosmos / monde

Or le bourgeois ne peut se rendre sensible à la quoddité de la chose, seule lui importe sa quiddité pour en faire usage et le phagocyter. Son action n’est pas créatrice mais reproductrice. Chacun a une relation différente au temps et l’aventure permet de comprendre ce qui en fait la spécificité à savoir la futurition. Pour comprendre cette notion Jankélévitch distingue le futur de l’avenir. L’un, ce qui sera, est abstrait, objectif (c’est du reste du temps verbal), certain, indépendant de la conscience du sujet. Quoiqu’il arrive, il y aura un futur en vertu de l’irréversibilité du temps. C’est cette progression temporelle que Jankélévitch nomme futurition. Par contre l’avenir, ce qui adviendra, sera ce que l’on en aura fait. Il est concret, subjectif, incertain car dépendant de moi et du geste inaugural que je pose. Il est l’espace de la destinée que j’assume. Cependant on ne peut savoir ce qu’il en sera de sa quiddité. Aussi si le bourgeois a un futur, l’aventureux a un avenir, de sorte qu’on peut avoir un futur sans avenir. On pourrait faire une analogie avec la distinction langue, parole.

A ces distinctions il faut ajouter celle essentielle de l’instant propre à l’aventure.

Rappelons que l’aventure mortelle s’inscrit dans un futur proche, tandis que l’aventure esthétique tient au récit rétrospectif à la troisième personne qui en est fait, quant à l’aventure amoureuse c’est une parenthèse dans la vie qui se déride en un instant tout en engageant la vie entière.

L’instant est un presque-rien, un déjà-plus-pas-encore et pourtant, tel l’enfant nouveau-né sa vulnérabilité en fait toute la valeur et la force. Il gère dans la durée une rupture radicale. Durée sur durée, il est comparable à une  étincelle et Jankélévitch de multiplier les métaphores : apparition, premier matin, printemps. L’instant est pur, innocent, vierge, inaugural, il se prête à l’émerveillement et l’on retrouve des accents épicuriens (vivre chaque instant comme s’il était le dernier ou plutôt selon Jankélévitch le premier). C’est dire que l’instant prodigue la joie attachée à l’élan vital qui s’improvise. Mais encore faut-il être assez humble et attentif pour accorder à l’instant cette valeur.

Toute la philosophie de Jankélévitch est là qui s’attache à l’impalpable, à l ‘ineffable, au charme, au je-ne-sais qui,  qui s’incarnent si bien dans la musique et la rencontre amoureuse. Bien sûr il ne s’agit pas là de l’instant point mathématique, spatialisé, quantifiable, mais de l’ « instant plénitude », vécu de nature spirituelle.

L’instant apparait dès lors irréductible à cette conceptualisation et ne peut faire l’objet que d’une intuition. Réduisant toutes nos catégories de pensée qui annulent le réel dans son épaisseur, l’instant nous introduit au mystère sacré du monde auquel seul le silence convient. Dès lors on appréhende le réel vraiment et autrement dans son ipséité c’est-à-dire dans ce qu’il est en propre au-delà de toute identité. Cet instant fait sens et donne sens à l’existence (cf. Fransiska in « Knulp » - Hesse) et nous apprend toute la valeur du hasard qui fait que selon le clinamen deux atomes, comme deux regards se rencontrent. Notre existence toute entière tient à un-je-ne-sais-quoi qui fait tout. Et c’est bien cela qu’incarne l’esprit aventureux qui abandonne l’espérance pour l’espoir. Tandis que la première issue du vocabulaire  théologique s’applique au croyant dans l’attente de Dieu (attente + tentation) dans un futur glorieux mais abstrait, idéal tant il est lointain mais cependant  certain , l’espoir que Jankélévitch attribue à l’aventureux est une tension vers l’avenir, une curiosité de son incertaine et immédiate destinée. Ce n’est pas pour autant une attitude passive, tout au contraire, l’espoir est une tentation. S’ingéniant à détourner le sens diabolique de la tentation Jankélévitch la définit comme un mélange d’horreur et d’attrait, de recul et de fascination, de crainte et de désir, qui sont les deux composantes du sacré, face à l’avenir (« Le Septième Sceau » - Bergman)  dont le mystère nous effraye et nous attire.

The Seventh Seal | Mountain Xpress

A la fois nous voulons et ne voulons pas, volonté et nolonté s’entretissent comme le recto et le verso d’une même feuille ou plutôt d’une même peau, car à l’extrémité c’est la mort qui nous attend, seule et unique aventure de chacun. Comment espérer alors que la mort, inéluctable est notre destin ? Mais là encore si nous savons qu’elle adviendra (quod) nous ne savons pas quelle elle sera (quid). Dès lors même si l’aventure est nécessairement sérieuse elle peut aussi être ludique, c’est pourquoi elle est un jeu sérieux.

Jeu en tant qu’action libre, superflue, sans but, définissant un espace temps propre qui dure ce qu’elle dure ayant sa fin en soi, ce qu’on peut résumer en trois caractéristiques : liberté, séparation et complétude ; mais sérieux aussi car l’aventure engage une vie entière et s’affronte au risque de mort qui est le prix de la liberté. Le sérieux prend en considération la totalité de l’existence. Entre les deux il y a une oscillation permanente sans point d’équilibre (cf. mobile de Calder – vent = clinamen). 

bonjour crayon: Calder, le mouvement, c'est la vie!

b) une fois ces concepts mis en place Jankélévitch élabore une typologie comprenant l’aventure mortelle, sérieux sans jeu que ne connaissent ni les anges, ni les Dieux puisqu’ils ne sont pas mortels, mais qui confine à la tragédie.

- puis l’aventure esthétique dont il envisage deux cas : celle passée que l'on raconte; celle que je vis/et ou envisage (narrée au présent et au futur antérieur) qui peut être l’espace de toutes les projections fantasmées. L’aventureux se révèle il est alors l’analogue de l’artiste puisque son acte est gratuit, qu’il procède à une création et instaure une rupture révélant un je- ne- sais- quoi du réel.

L’aventure entre jeu et sérieux est comparable à la péninsule, ni île, ni continent, île et continent à la  fois.

- enfin l’aventure amoureuse, seule véritable incarnation de l’aventure.

Il existe plusieurs raisons pour lesquelles l’aventure amoureuse est le paradigme de l’aventure :

a) elle est libre, c’est-à-dire acceptée par celui qui s’y lance même si les conséquences peuvent être aliénantes (cf. ex du fonctionnaire) Bande-annonce L'Ange bleu - L'Ange bleu Bande-annonce VF ... Encore qu’on puisse se demander si l’amant n’est pas l’objet d’un élan irrépressible (Tchekhov - « La dame au petit chien »).Livre - La Dame Au Petit Chien Et Autres Nouvelles ...

b) elle est une ouverture sur l’autre, une expérience de l’altérité. Celui qui aime, découvre, s’étonne et avoue son ignorance.

c) « Une aventure peut aller à l ‘infini » aussi bien dans le temps que dans la découverte de son ipséité et de celle de l’autre. Elle implique donc une rupture dans la radicalité de son mystère. Elle introduit l’infini au cœur du fin, la verticalité dans l’horizontalité.

d) elle nous fait voir le monde autrement et surtout donne sens à l’existence au point qu’une vie sans amour est insignifiante.

L’aventure amoureuse se déclenche à partir d’un kairos ou occasion, contingente par conséquent, que le sujet élit, car l’occasion seule ne suffit pas « L’homme oblige ingénieusement le kairos à travailler pour lui » (Jankélévitch dans « La manière et l’occasion »).

L’aventure amoureuse nous plonge au cœur de la dimension amphibolique de l’aventure puisque le sujet est à la fois dedans/dehors, sur le seuil et en son sein ; elle combine le jeu et le sérieux en un mouvement oscillatoire infini ;  certitude et incertitude ; fascination et crainte ; elle jaillit en un instant inaugural : fait d’un destin une destinée. En outre elle est unique et (semalfactivité : caractère de ce qui arrive une fois) irréversible. Elle requiert et incarne l’esprit de finesse susceptible d’être sensible au presque-rien qui fait tout le charme de l’être aimé. En principe, nous l’avons mentionné, elle est un jeu sérieux mais la bascule est toujours possible soit vers le sérieux, ce qui est une tendance, selon Jankélévitch de la femme qui connait le risque de grossesse, soit vers le jeu gratuit, ce qui serait le propre de l’homme. En outre l’auteur ajoute que si l’homme est dans l’urgence, la femme connait l’imminence, elle se tient à l’aube de l’avènement de l’évènement. Tandis que l’un déploie son pouvoir de faire advenir du possible, l’autre accueille le mystère.

L’aventure amoureuse donne donc des coups d’accélérateur à la vie (cf. « L’été meurtrier » avec Isabelle Adjani) elle fait se sentir exister comme l’incarne l’exemple du fonctionnaire qui connait le bouleversement irréversible de son existence.

« L'été meurtrier », images D'un grand coup de chaud

3) Modernité de l’aventure

Selon Jankélévitch l’aventure est « la forme de notre modernité » à partir du XVIème siècle car elle requiert le passage du monde clos à l’univers infini, c’est-à-dire au cosmos, de sorte que les héros de l’antiquité, tel Ulysse, sont cantonnés au périple. Par ailleurs c’est pour fuir l’ennui (« qui dans un bâillement avalerait le monde » cf. Baudelaire) que l’homme moderne à besoin d’aventure, pour introduire son nouvel ordre, celui où « l’action est sœur du rêve » (Baudelaire) ou rien n’est établi, définitif, certain, où le temps retrouve sa liberté et l’homme son innocence, celle de l’enfant comme de l’artiste.

Pour cela point n’est besoin de partir au bout du monde mais de changer son regard sur l’ordinaire pour en percevoir le caractère extraordinaire. Retrouver le mystère sous le quotidien dé -instrumentalisé qu’illustre « l’aurore aux doigts de rose dont chaque jour est le premier ».

L’auteur en parle en termes de : printemps, nouveauté, premier matin et joie, de cette joie extatique qui commande l’action de grâce.

4) En conclusion Jankélévitch illustre son propos par une référence à « La ronde de nuit » de Rembrandt où le soldat au premier plan incarne la lumière pendant la nuit dont il sort.

The Night Watch by Rembrandt van Rijn (Part I) - YouTube

Mais on pourrait ajouter que la petite fille est aussi porteuse de lumière et qu’une relation s’établit de la sorte entre eux comme si elle incarnait de moment de pureté inaugurale qui persiste encore en l’homme.

IV – Caractérisation

En résumé on dira que l’aventure est :

1) une expérience contradictoire (amphibolique) qui s’isole du reste de la vie et l’exprime avec le maximum d’intensité ;  engagement et détachement qui excentre et implique,

2) sa « temporalité » est l’instant que l’auteur oppose à l’intervalle qui relie, et qui s’échappe dès que vécu,

3) elle induit une tentation : attrait et répulsion,

4) suppose un abandon au hasard et action du sujet,

5) c’est un jeu sérieux, commencé librement mais dans le risque de mort,

6) elle induit un style de vie, en l’occurrence poétique qui est une façon de vivre chaque instant,

7) elle confère une intensité accrue à la vie « l’aventure est une vie véritablement vécue qui est comme un raccourci exemplaire de la vie réelle ».

8) elle est une ouverture au monde à condition d’accepter d’en être affecté (ex l’occurrence par le je-ne-sais-quoi),

9) l’aventure est inaugurale, c’est l’instant en instance. Certes instant inconsistant mais non pas inexistant. Elle provient d’un décret autocratique de notre liberté dont la suite nous échappe,

10) l’aventure est artiste car elle est improvisation,

11) c’est un rapport grâce auquel nous nous mettons en sympathie avec le monde,

12) l’aventure est le sel de la vie, la condition d’une renaissance.

V- Les dérives 

L'or - 9782070314645

Mais l’aventure est cernée par de nombreux risques et peut faire l’objet de multiples dérives.

1) tout d’abord, l’aventurier qui instrumentalise l’aventure en en faisant profession de sorte que l’aventure confine à l’ennui.

2) puis le mariage qui transforme « le prince charmant en vilain mari » (cf. Claude Nougaro).

3) le sérieux l’emportant sur le jeu, transforme l’aventure en tragédie.

4) le récit rétrospectif qui fige l’aventure et la réduit à une composition selon un schéma narratif avec un début et une fin. Mais qui par ailleurs emplit différentes fonctions :

- éclairer rétrospectivement les évènements (cf. Conrad)

- affiner notre esthétique et notre sensibilité

- donner à comprendre l’essentiel de l’aventure

- façon d’exprimer ses sentiments de manière ad hoc

5) l’exotisme, le tourisme qui fait dire à Claude Lévi Strauss qu’il n’y a plus d’aventure.

6) le jeu l’emportant sur le sérieux qui en fait une éternelle bougeotte.

VI – Le langage de Jankélévitch

Comment parler, c’est-à-dire trouver des mots pour die une chose aussi fugace que l’instant, labile que le presque-rien, impalpable que le je-ne-sais-quoi. Ne s’agit-il pas d’une intuition inexprimable comme l’est pour Saint Augustin ou Bergson la définition du temps ?

Portant Jankélévitch relève le défi en élaborant une prose à l’image de son objet, éruptive, exclamative mais en même temps analytique distinguant les concepts de façon quasi chirurgicale multipliant les métaphores inattendues (île – péninsule), les amphiboles, les paradoxes. La pensée ne peut trouver le repos dans un tranquille équilibre bourgeois. Chaque couple contraire se ressoud en un troisième terme qui les condense en les transfigurant. Les exemples foisonnent :

a) ni continent, ni île mais péninsule

b) volonté et nolonté

c) jeu et sérieux, jeu sérieux

d) ni tragédie, ni comédie, drame

e) certitude, incertitude, quasi certitude

f) quod, quid

g) ouvert, fermé, entrouvert/seuil 

h) intervalle, durée, instant

i) commencement, fin, commencement sans fin

j) mortelle, amoureuse

k) impromptu, eschatologie

l) tentation, attente

m) identité, ipséité

n) dedans, dehors, seuil

o) ouvert, fermé, entrouvert ; avenir futur ; destin destinée.

L’ensemble est agrémenté d’un ensemble d’exemples empruntés à la littérature, la musique, la peinture ou constituants ad hoc tels que :

-l’alpiniste dans l’aventure mortelle

-Ulysse pour illustrer  l’aventure bourgeoise. Ulysse qui refuse de partir, simulant la folie, rêve de rentrer, et rétablit l’ordre  lorsqu’il rentre.

- à celui-ci il oppose Sadko, le héros de l’opéra de Rimsky Korsakov Nikolai Rimsky-Korsakov "Sadko" (opera-bylina in seven ...

- pour évoquer le presque-rien il convoque Fauré, Debussy

- quant au fonctionnaire il explique l’aventure amoureuse, lui qui tel le papillon se brûle aux feux de l’amour.

Partitions : Pelleas et Melisande

 

 

ANASTASIA CHOPPLET

Conférencière et philosophe

 

 

(1) L’aventure, l’ennui, le sérieux - Chapitre I

 

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