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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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7 novembre 2019

SAINT AUGUSTIN : LA LUTTE CONTRE L'ANGE

SAINT AUGUSTIN : LA LUTTE CONTRE L’ANGE

APERCU SUR LA VIE ET L’ŒUVRE DE SAINT AUGUSTIN 354 – 430

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Saint Augustin est à la fois l’un des plus prestigieux pères fondateurs de l’église et le premier évêque d’Afrique,  mais en même temps celui à  qui l’on impute l’élaboration de la doctrine du péché originel auquel il donne un sens que nous aurons à spécifier (1) ;  l’instauration du célibat des prêtres et la notion de guerre juste.

Son œuvre et sa mission sont immenses ainsi que son projet : réaliser la synthèse de la pensée antique essentiellement représentée par Cicéron («L’Hortensius »  qu’il découvrit à 19 ans) ;  la philosophie platonicienne,  le néoplatonisme de Plotin, et la pensée chrétienne, dont il fut en grande partie lui-même l’instaurateur en fixant, via la philosophie grecque, les principaux dogmes de l’église dont les caractères s’affirment par opposition à ceux des « hérésies » qu’il combattit à savoir : le manichéisme, le donatisme, le pélagianisme, l’arianisme. Ce fut du reste ce dernier combat qui l’amena à écrire « Les  Confessions » alors que des ennemis murmuraient contre la religion nouvelle qui selon eux avait contribué à l’invasion des Goths à Rome dont les dieux tutélaires avaient été chassés par le Dieu nouveau (2). Mais «  Les  Confessions » ont bien sûr une autre origine comme l’écrit son disciple Possidius « Il voulut rendre ce public témoignage, de peur que quelqu’un s’avisât au dessus de ce qu’il se savait être… » (3).

L’œuvre avons-nous dit, fut immense, plus de cent vingt titres souvent de plusieurs volumes constituant la Bibliothèque augustinienne. Citons les plus significatives : « Les Confessions » 397-401, « les Rétractations » 426-427, « Cité de Dieu » 413-427, « Du libre arbitre » «  De la trinité » 399-419, « Contre les Académiciens » 1386, « De la vie heureuse » 386, « De l’ordre », « Les soliloques », « Les dialogues », « Des deux âmes »,  « Contre Adamante », 386-387, « Epitre du fondement »,  « Contre Faustus »,  à quoi s’ajoutent quatre cents sermons et de nombreuses lettres, car Augustin en tant qu’évêque fut un ecclésiastique aux tâches innombrables (4).

Enfin et bien sûr à l’origine de l’œuvre et de l’évangélisation, il y a la quête de l’homme avide de vérité, assoiffé d’amour, obnubilé par le bien, cherchant un absolu que ni la philosophie ni les sectes, ni sa vie d’homme n’avaient pu satisfaire, c’est pourquoi  «Les  Confessions » s’ouvrent par  une louange à Celui à qui il demande de lui octroyer « de savoir et de comprendre ».

C’est ce que nous allons tenter à l’égard de celui qui deviendra Saint Augustin en 1298 et à propos de la doctrine duquel se posent nombre de questions :

- comment Augustin a-t-il utilisé la pensée platonicienne dans le cadre du christianisme. Limite et définitions

- la dimension historique de l’œuvre

- comment concilier la foi et la raison ? Apport et usage de la philosophie

- conception du temps dans les « Confessions » et La cité de Dieu » (cf Jean Guitton « Le temps et l’Eternité chez Platon et Saint Augustin »)

- conciliation  entre libre arbitre et grâce

- l’illumination comme métaphore de la connaissance

- en quoi et dans quelle mesure « la Cité de Dieu » a-t-elle contribué aux modèles politique et social du moyen-âge ?

- quelle fut l’influence de l’augustinisme au cours des siècles ? et en particulier lors de la Réforme et Contre Réforme

- l’importance de la règle de Saint Augustin dans l’organisation de la vie monastique.

Nous ne prétendons pas répondre à toutes ces questions ni de façon exhaustive, mais ce sont là autant de pistes de recherche.

 

I – Le contexte historique et les sources de la pensée d’Augustin

1)      Cultes et mystiques

Aux II et III ème siècles après JC des cultes divers et variés pullulent à Rome, la magie s’y pratique, on sacrifie à des puissances célestes et infernales. Par ailleurs la pratique de l’astrologie est attestée depuis trois millénaires av. JC. Ptolémée la définissait comme la connaissance de l’influence des douze signes du zodiaque, des sept planètes et des deux grands luminaires, le soleil et la lune, sur l’humanité et la vie des individus. Augustin n’y fut du reste pas insensible « Je ne cessais de consulter ces imposteurs qu’on appelle astrologues » (« Confessions » LIV chap III).

A quoi s’ajoutait l’alchimie fondée sur la croyance de la transformation des quatre éléments les uns dans les autres et de la transmutation de leurs composés. Au cours de ses opérations l’alchimiste découvre des éléments susceptibles de donner jeunesse, longue vie, santé, de sorte qu’il prétend participer à la puissance divine et démonique qu’il sollicite au moyen de procédés manuels et de formules.

Vingt cinq mille écrits hermétiques auraient circulé à l’époque. Proche de l’hermétisme,  la gnose nourrie de philosophie, mais aussi de christianisme, fut un ennemi de taille pour Saint Augustin, mais c’est précisément ce qui porte à soupçonner l’objectivité de celui-ci en la matière sans du reste pouvoir l’évaluer, puisque on a longtemps connu les gnostiques par ce que lui, ou Saint Irénée,   Justin ou Clément d’Alexandrie, en rapportaient,  les écrits gnostiques ayant été soigneusement détruits par leurs soins ou sur leurs ordres. Nous reviendrons sur cette question à propos du manichéisme, mais retenons les noms de Mani, Marcion (5) et Valentin que mentionne Saint Augustin. Les gnoses d’Alexandrie avaient commis des textes qui constituent les Evangiles apocryphes soigneusement éliminés du canon officiel. A leur lecture il apparaît que le point commun des gnoses semble être la distinction entre la lumière et les ténèbres étayée soit par des mythes païens soit par le christianisme lui-même.

Tenant de la gnose et d’une religion officielle, le manichéisme qu’Augustin adopta pendant une dizaine d’années a été l’un de ses principaux protagonistes auquel il consacra plusieurs ouvrages. Le manichéisme (6)  se veut  un syncrétisme entre zoroastrisme, christianisme et bouddhisme. Son église née au IIIème siècle sous les Sassanides, eut des adeptes jusqu’en Chine et dura jusqu’au XIVème pour progressivement sombrer corps et biens. Nous verrons que de nombreux points de doctrine opposent christianisme et manichéisme en particulier sur l’origine du mal, le libre arbitre et la grâce bien qu’Augustin n’ait pas totalement renié ses premières « amours ».

 

2)      La grande figure de la philosophie antique : Plotin

Ajoutons à ce panorama que le monde païen présente à l’époque de grandes figures qui élaborent des métaphysiques  donna aux Pères matière à penser pour se poser tout en s’opposant. Ils découvrent tout d’abord des métaphysiques de l’Un.  Ainsi Numenius d’Apamée pose au sommet de l’Etre un Dieu inconnaissable étrangement similaire à la représentation qu’en donne Saint Augustin, entre autre au chapitre I des « Confessions ». Mais Numenius place au dessus du premier Dieu, un démiurge qui ordonne le monde, c’est-à-dire la matière éternelle en devenir. De même qu’il prête à  l’homme deux âmes, ce qui s’inspire du dualisme iranien.

Plus connu est Plotin Résultat de recherche d'images pour "plotin"

précédant Augustin, qui s’en inspirera largement,  d’un siècle et demi. Dans ses « Ennéades » il décrit le double mouvement procession et conversion de l’Un qui « crée » par surabondance de Bien sans jamais s’épuiser, comme le soleil.

Trois hypostases, l’Ame, l’Intellect, l’Un structurent le monde et insinuent dans la matière même quelque chose de l’Un. On retrouve une parenté avec Platon dont Plotin se veut l’héritier, mais aussi Aristote puisqu’il concilie à la fois la distinction du monde intelligible et sensible et l’idée d’un premier moteur immobile a-nimant les formes minérales, végétales et astrales. Plotin convoque aussi les gnoses en établissant des listes de dieux et éons. Le divin pénètre toute chose et la transcendance de l’Un se concilie avec son immanence. On est en présence d’un analogon de ce qui deviendra la preuve cosmologique de l’existence de Dieu, mais Celui-ci n’est pas encore la personne avec laquelle Augustin conversera.

Néanmoins la trinité que constituent l’Un, l’Intellect et l’Ame, qui ne sont séparées que pour nous,  n’est pas sans rappeler la trinité du dogme chrétien. L’Un est présent dans l’Intellect, celui-ci dans l’Ame et elle-même dans la matière. L’ensemble se fonde dans l’unité de l’Etre qui est éternel, immuable, un et unique et cependant bien réel, fécond, cause et force de toutes choses qui en sont la manifestation.

En ce qui concerne la troisième hypostase, l’Ame, Plotin la pense vouée à une déchéance irrémédiable en vertu de son incarnation dans un corps, c’est-à-dire dans la matière, en quoi elle est déchue car asservie à la finitude, à la douleur, au désir, au plaisir, au temps. En est-elle pour autant fautive ? Non,  elle n’a pas pêché. Sa déchéance provient de l’épuisement du rayonnement du Bien. Ainsi l’âme humaine connait-elle le désordre, la dispersion, la division de l’être de sorte qu’elle aspire à la conversion qui fera disparaître les effets de sa chute en recouvrant ce qui lui est propre.

Reste que Plotin se heurte au problème du statut de la matière et à l’origine du mal, car si tout ce qui est est  l’Un, puisque rien en dehors de lui n’est, idée que l’on retrouve chez Augustin, alors l’Un étant parfait, le mal ne peut être car même la matière porte la trace, certes épuisée, de son origine.

Faut-il dès lors admettre que la matière est principe du mal ? Si oui on introduit le dualisme dans l’unicité de l’Un. Or Plotin condamne le dualisme et loin de reconnaître un principe du mal comme les manichéens, il définit celui-ci comme un non-être. Force est alors d’admettre que la matière est la conséquence du rayonnement de l’Un qui se multiplie et s’exténue dans d’autres unités qui lui ressemblent et qui sont autant d’ombres imparfaites.  Rien n’est en tout cas en dehors de l’Un. Le monisme de Plotin est absolu et offre à Saint Augustin une représentation de l’âme humaine déchue de son état premier et aspirant à retrouver son unité originelle. Il interprète  donc cette métaphysique dans le sens d’une sotériologie.

Pourtant cette philosophie religieuse n’a rien de commun avec le christianisme : ni création, ni donc distinction entre Créateur et créature, ni médiateur, ni rédemption ni Dieu personne. Il est plutôt question de se mortifier.  Du reste Plotin pratiqua des jeûnes et connut des extases. En ce sens c’est un mystique et peut-être prit-il exemple sur les gymnosophistes qu’il aurait pu rencontrer en Inde (7).

Néanmoins Augustin trouve chez Plotin des arguments pour combattre le dualisme manichéen. En effet si on compare manichéisme, néoplatonisme et christianisme, on obtient le tableau suivant :

Manichéisme     : Deux principes divins, Dieu et demiurge

Plotin                    : Un principe divin : Dieu ou l’Un

Christianisme    : Un Dieu

Manichéisme    : Le monde est né du Dieu ou démiurge des ténèbres

Plotin                    : Le monde est issu de la procession à partir de l’Un

Christianisme    : Dieu crée le monde

Manichéisme    : L’homme peut vaincre les ténèbres

Plotin                    : L’homme doit opérer sa conversion vers l’Un

Christianisme    : Seule la grâce sauve l’homme

Manichéisme     : Le mal est une entité

Plotin                  : Mal = extinction du Bien

Christianisme    : Péché originel – libre arbitre – le tentateur

Ce tableau souligne à quel point l’ontologie d’Augustin exclut tout dualisme, cependant il développe, nous le verrons, des « notions polaires : temps- éternité ; sensible-intelligible ; corps, sens, signes, langage d’une part et domaine de l’esprit, de l’intelligence, de Dieu d’autre part » (8) qui peut s’expliquer en distinguant une dualité existentielle instaurée par la chute. Dès lors l’objectif est de restaurer l’unité grâce à l’intériorité. Dans cette recherche Saint Augustin rencontre la gnose manichéenne.

 

 

3)      Les gnoses

Saint Augustin évoque aux chapitres III ; V et VII au total dans onze parties des « Confessions » la question du manichéisme et par ailleurs ses luttes contre le pélagisme, l’arianisme, la doctrine de Valentin, le docétisme (docere : apparaître) qu’il attaque en particulier dans  « Contre les manichéens »,     « Contra Fortunatum manchaei liber unus » «  Contra épistolam Donati haeretici » « Contra Faustus » « Contra Relegium »… »  pour n’en citer que quelques uns.

A ce propos plusieurs thèses s’affrontent :

- le gnosticisme est-il une hellenisation du christianisme par application de l’allégorisme alexandrin et en conséquence une philosophie religieuse chrétienne ?

- ou une sécularisation du christianisme, thèse de Von Hannack ?

- ou une religion à mystère ?

- ou un phénomène étranger au christianisme né dans le monde samaritain ( de Shamerin : les observants. Israël) ?

- est-il d’origine babylonienne, comme l’illustrent le manichéisme et le mandrisme (religion abrahamique, baptiste, monothéiste et gnostique. Actuellement quelques milliers en Irak, Syrie, Iran, Jordanie. Mandéen de manda signifie connaissance) ?

-ou d’ origine égyptienne ? Le gnosticisme de Basilide et Valentin serait un syncrétisme de théologie égyptienne et chaldéenne.

- ou d’une origine hellenitique incluant des cultes à mystères ?

- ou un judaïsme hétérodoxe ?

C’est dire l’importance des gnoses et l’enjeu qu’il représentait pour la toute jeune église chrétienne.

Mais que connaissons-nous de ce qu’on peut nommer une nébuleuse tant les sectes (sans connotation péjorative) en sont nombreuses et d’importance variable allant de l’église d’état, c’est le cas du manichéisme, à l’école à l’influence limitée ?

La question est d’autant plus ardue que depuis les découvertes du site de Nag Hammadi en 1945 un nombre important de textes des IIème-IIIème siècles sont à la disposition des chercheurs (9). Mais les textes sont souvent sous la forme de fragments parfois infimes, difficiles à reconstituer. Les textes même plus importants posent des problèmes d’interprétation qui constituent à eux seuls une seconde nébuleuse.

 Un autre problème est la connaissance indirecte par les fragments cités  par les pères de l’église polémiquant contre les gnostiques qu’ils qualifient d’hérétiques (10). Nombre de problèmes se posent quant aux relations entre les gnoses et les religions révélées, judaïsme et christianisme voire bouddhisme.

De nos jours les chercheurs s’accordent pour inscrire le gnosticisme dans le cadre de l’histoire des religions et pas seulement du christianisme. Le gnosticisme n’est pas d’abord une hérésie chrétienne mais objet d’un affrontement qui amènera le christianisme à se définir. Il n’est donc pas étonnant de retrouver nombre de thèmes communs et des traces assimilées chez les Pères de l’Eglise.

D’autre part les gnoses impliquent des problèmes métaphysiques, en particulier quant à l’origine de ce qui est, à la nature de l’homme, à la genèse du monde, à l’essence du mal. Tentons néanmoins et sous réserve de corrections ultérieures de caractériser ce phénomène.

Quelques traits s’imposent :      l’importance des mythes dans les écrits en tant que schéma de                                                                            compréhension de soi (11)        

                                                      :       La recherche et la connaissance de soi en tant qu’étincelle divine                                                        grâce à la gnose

                                                      :       Une voie d’accès à l’unité primordiale

                                                     :        Une sotériologie par la délivrance du corps et du monde

                                                   :          La contradiction entre le caractère disparate de l’homme et l’Unicité                                                  de Dieu

:    Un Démiurge méchant qui a créé le monde dans lequel tombe l’âme                                           divine innocente, sans pêcher. Ce qui amène une lecture différente et polémique de  l’ancien testament

: Le dualisme au sein du plérome qui a donné naissance au monde dans lequel nous vivons ce qui induit une rupture avec  la conception grecque du cosmos.

: Le refus du créationnisme judéo chrétien. Le Dieu de l’Ancien Testament identifié au mauvais démiurge. Le désaccord des deux testaments

Par exemple le mythe d’Eve et du serpent pose la question de la séparation d’Eve d’Adam qui engendre un être plus faible. Or celui qui fait cette opération et chasse Adam et Eve est à l’origine du mal, c’est donc de lui qu’il faut s’éloigner et du monde qu’il a créé. De fait  ce monde est une prison prise dans les sept astres et les cinq planètes. Dans ces sphères il y a des gardiens qui empêchent l’accès aux sphères supérieures jusqu’à la décade où règne l’Un. Fuir du monde c’est aller au-delà de la septième sphère. Pour entreprendre ce voyage il faut une prise de conscience de ce que nous sommes : d’où nous venons-nous ; où allons-nous ; de quoi sommes-nous faits ; peut-on et comment fuir le monde… ? La réponse est d’ordre eschatologique (12).

Le Dieu de la Bible a selon le judéo-christianisme créé un monde beau que l’homme a gaûchi   par son libre-arbitre, idée que refusent les gnostiques. Le Dieu créateur de la Bible est un imposteur et les gnostiques,  qui  en font une lecture subversive en dénoncent l’idéologie. Dans la Bible, Dieu est un dieu de colère, de jugement. Pour la gnose il est la puissance du mal. (13)

Les  Pères de l’Eglise s’en scandalisent car il  n’y a qu’un seul Dieu infiniment bon puisque nécessairement parfait. Ce que les gnostiques ne dénient pas puisque le démiurge s’autoproclame dieu, ce qu’il n’est pas.  Ce démiurge est brouillon, malhabile, fait des erreurs.

Qu’est-ce donc que le vrai Dieu pour les gnostiques ? Il est transcendant, inengendré, « auto-généré ».  En tant qu’inengendré il est inconnaissable. Il est source de lumière se mirant dans sa propre eau. C’est un intellect et donc connaissable par un intellect de façon intuitive et par la raison car il s’est développé dans le temps.

 Comment penser la création ? Comment Dieu qui est abime et silence selon Basilide (cf. J Lacarrière « les Gnostiques »), qui est Un, peut-il devenir multiple ? Pourquoi cette rupture accidentelle selon les gnostiques qui entraine la désolation du monde ?La création serait de l’ordre d’une blessure de Dieu, et l’histoire du monde serait celle de la reconstitution du plérôme.

Ce sont là des erreurs selon les Pères de l’Eglise dont Saint Irénée qui leur consacre un ouvrage le « Contre les hérésies ». Les gnostiques usurpent et détournent le langage philosophique car la philosophie cherche à expliquer le mystère que les gnostiques  intériorisent en privilégiant le mythe afin d’explorer les profondeurs de l’âme.

Le terme de gnose signifie une connaissance parfaite que toute religion par ailleurs revendique. C’est  une spiritualité qui inclut une théologie, une cosmologie, une psychologie et une éthique. Cependant le problème est le type de connaissance élaborée et la gnose va être dénoncée par les chrétiens comme une pseudo-connaissance face à la vraie connaissance.

Force est donc de reconnaître que l’appel à la connaissance  se retrouve dans toutes les spiritualités, ce qui pose la question de sa valeur de vérité et de sa nature. S’apprend-elle ? Est-elle de l’ordre d’un dévoilement ? D’une intuition ? D’une démarche transformante ?

La gnose est un mouvement qui évolue au sein du christianisme, c’est même une autre façon d’être chrétien. La gnose n’est pas un savoir enseignable, magistral et n’a que la force de la résonnance de celui qui la reçoit comme la conscience du vivant qui est en nous. Celui qui se connaît,  connaît le Tout, ce qui est antérieur à l’être. Pour le connaître il faut se connaître en tant qu’étincelle divine enracinée dans le monde supérieur en pratiquant la « transparence à ….Celui  qui est » (14).

Comment passe-t-on de la connaissance de soi à celle de Dieu ? Il faut pour ce faire connaître la Voie. Or un intermédiaire est nécessaire, le prophète, envoyé par Dieu « La voie de la montée  est la même que la voie de la descente » et c’est celle empruntée par Jésus.

Des traditions différentes se retrouvent, samaritaine, hermétique, zoroastrisque. Il s’agit  d’un milieu de culture et de bouillonnement intellectuel et spirituel qui se rencontrent à  Alexandrie, Antioche, Carthage. C’est de ce paléo-christianisme qu’a émergé le christianisme largement irrigué par cette collection d’églises.

Mais jusqu’où pouvait-on aller dans la tolérance de celles-ci ? Il est manifeste qu’il y avait aussi un souci de contrôle de pouvoir qui a contribué à la disparition du gnosticisme. C’est le cas du manichéisme à l’époque des sassanides qui s’est révélé incompatible avec les exigences du pouvoir puisqu’il prônait le pacifisme, le mépris des biens, la fuite du monde, le  mépris de la sexualité.  A quoi s’ajoutent l’ésotérisme et l’élitisme des gnostiques et leur vie communautaire qui a sans doute joué un rôle dans leur disparition (15).

Si on distingue comme le défend Borella entre gnose et gnosticisme en réservant ce terme moderne à un mouvement religieux constitué de sectes et d’écoles variées professant une gnose, c’est-à-dire une connaissance salvatrice réservée à des initiés, alors, force est de reconnaître que les gnoses débordent largement le cadre du gnosticisme. Ainsi Jung,  par exemple, n’est pas compréhensible sans le néoplatonisme et la gnose de Maître Eckhart et Jacob Boehme, et l’on pourrait aller jusqu’à Hegel et l’existentialisme (16).

Le manichéisme (17) tient une place à part parmi les gnoses dans la mesure où ce fut pendant une assez longue période  la religion officielle des sassanides (224 – 651) à l’époque du Roi Shâpur  et que son influence s’exerça jusqu’en Chine aux environs du XVIIIème siècle.

Pourtant, qu’en retient-on si ce n’est l’étiquette infamante d’hérésie, et la caricature dualiste ? Etre manichéen serait  « un crime contre l’esprit ».  Mais dans cette assertion que reste-t-il de la spiritualité de Mani ? Précisons tout d’abord que celle-ci fut nourrie à la fois par le christianisme qui avait évangélisé très tôt ces contrées et dans l’une des communautés desquelles les mughtasila(ceux qui prennent des bains)  Mani fût élevé de quatre ans jusqu’à ses vingt-cinq ans. D’autre part l’hérésie, ainsi nommée par Saint Irénée, de Marcion (85-160) influença sans doute Manès puisqu’elle affirmait le dualisme ; rejetait le dieu de l’Ancien Testament qui asservit l’humanité au joug du pêché ; réduisait les écritures à l’Evangile de Luc et aux dix épîtres de Paul ; affirmait que Jésus est le sauveur envoyé par Dieu, mais n’ayant  connu ni Incarnation ni Passion véritables ;   élaborait  une éthique ascétique (« le vin est le fiel des démons » Mani).

Mani baigna donc dans un milieu chrétien sans rien ignorer du zoroastrisme qui est une adaptation du mazdéisme  (premier millénaire avant JC)  religion officielle de la Perse, ni non plus du bouddhisme, ce qui fait du manichéisme un syncrétisme. De nombreuses variantes adaptées aux croyances des pays où il se diffusa, par exemple la Chine, témoignent de la plasticité et de la force de sa théologie.

Le christianisme du manichéisme n’est pas catholique ( lequel se caractérise selon Von Harnack par sa sécularisation ; son illimitation et sa prise en compte de l’ancien testament)  mais gnostique ce qui implique le rejet de l’ancien testament et professe, rappelons le : le dualisme, la chute de l’âme dans un monde mauvais, la survivance d’une étincelle divine en l’homme et la délivrance de la prison du monde grâce à la gnose qui est connaissance de soi menant au salut, c’est-à-dire à la réintégration du plérôme.

Or c’est par l’intermédiaire de sectes baptistes que le christianisme pénétra en Mésopotamie au IIème siècle, sectes qui à leur tour s’originaient dans ce que F. Joseph nomma les esséniens pour définir une des trois sectes du judaïsme, aux côtés des pharisiens et des sadducéens. Or Elkasaï  qui prêcha aux esséniens, forma le groupe des Elkasaïtes dans l’une des communautés desquels fut élevé Mani.

Origène le mentionne dans une de ses Homélies  pour en dénoncer le caractère hérétique dû en particulier à un second baptême ; à la négation de la divinité du Christ et en ses naissances successives (la première en Adam) ; à l’autorisation d’apostasie ; au  détachement des rites extérieurs.

Le Codex grec de Cologne découvert en Egypte et datant du Vème siècle, qui est la source de connaissance du manichéisme et de la vie de Mani, donne aussi des renseignements sur la secte baptiste judéo chrétienne sus mentionnée. On y apprend que les enseignements de Mani lui étaient révélés par son double céleste (syzygos).

 Mani connut très jeune, vers 12 ans des visions angéliques dont le sens lui fut révélé par son double at Taûm ,le Compagnon pair, ou Didyme ou Paraclet. A 25 ans il quitta la secte avec laquelle il était en conflit. Puis il commença à prêcher et ce pendant 35 ans et  après avoir rencontré Chapour  alors qu’il avait 26 ans.

Les controverses avec les elkasaïtes porteront sur les commandements du Sauveur et en particulier sur le baptême d’initiation rejeté par Mani à la suite d’Elkasaï. Selon Hannech le manichéisme se signala par une « spiritualisation aigüe de la doctrine gnostique…et une intelligence très neuve des Evangiles et de Paul ». Et en effet le rejet du baptême dénonce l’illusion réconfortante du salut de l’âme grâce à un sacrement matériel face à la lumière de la gnose. « La gnose délivre l’âme de la mort et de sa destruction ».

Mani commença donc son œuvre d’évangélisation à 26 ans accompagné de trois disciples, son père et deux hommes. Il sillonna dès lors les pays de Ctésiphon, capitale de la Mésopotamie (à 30 kms de l’actuelle Bagdad en Irak) s’étendant sur 30 km carrés. Elle fut ravagée par le feu et avec elle ses immenses bibliothèques à la suite de l’invasion des troupes musulmanes à l’époque du Calife  Omar ibn al Khattab en 637. Seule demeure l’arche du palais du roi Chapour de 30 mètres de haut.

Puis il partit pendant 2 ans en Inde, dans le golfe persique, en Perside, Mésene.  Ce fut  un échec chez les Medes et les Perses, mais un succès auprès de Chapour par l’intermédiaire du fils de celui-ci. Dès lors Mani reçut la protection du Roi pour prêcher là où il le désirait ce qui favorisait sans doute chez le roi un objectif idéologique de pénétration pacifique dans les régions voisines grâce à celui qui se proclamait le sceau des prophètes après Bouddha, Zoroastre et Jésus.

Le prosélytisme de Mani s’étendit à l’Egypte et jusqu’aux rives de L’Amou Daria (dans l’actuel Kazakhstan au nord de l’Afghanistan et au sud de la mer d’Aral). Mais il ne fut pas écouté et maintes fois le prophète le déplore. N’ayant jamais été accepté par les mages mazdéens, la mort de Chapour marqua la fin du prophète, Bahram le fils héritier le condamna à mort. Il mourut au bout de trois semaines, 26 jours,  épuisé par le poids de 25 kg de chaînes et assisté par seulement trois femmes. Il fut décapité et sa tête clouée à la porte de la capitale. Sa peau empaillée fut suspendue à l’une des entrées de la ville.

Qu’en est-il de la doctrine de Mani ?

 

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Tout d’abord, il s’agit d’une religion du livre car seules les écritures illuminent celui qui les écoute, et ajoutons les images car Mani fut peintre. Il aurait composé 13 ouvrages connus par Faustus évêque manichéen, Fortunatus et Félix, objets  de la hire de Saint Augustin dans les ouvrages qu’il leur consacre.

Par ailleurs, outre le Codex grec, on a retrouvé des textes à Medinet Madi (Egypte) ; à Tébessa ; à Turfan (région actuelle du Sian Kiong) et à Thun Huang  auxquels Nahal Tajadod  a, rappelons le,   consacré sa thèse. Dans le fragment Pelliot la doctrine de Mani « Règles pour entrer en religion » donne les directions suivantes : connaître les deux principes duels ; comprendre les trois moments et leur succession et fonction ; chercher les causes qui délivrent. Elle fut la religion officielle des Ouïgours en 749.

L’Epitre du fondement décrit  les deux royaumes avant la conflagration du temps médian. L’un tout en douceur, harmonie et beauté en face de la « terre désolée des ténèbres » devenue telle après l’agression du Prince des Ténèbres contre la Terre de la Lumière.  Dieu engage alors contre lui le Premier Homme ou Homme primordial. Mais il est englouti et la Lumière dès lors, mélangée aux Ténèbres. Cependant le Sauveur est à son tour Sauvé par l’Appel au Salut de Dieu qui l’a entendu et auquel il a répondu rendant ainsi possible la connaissance de soi, avec le concours de la Mère de Vie.

S’ensuit la description très complexe de l’organisation du monde et de l’origine de l’homme dans sa condition terrestre.

On y apprend qu’Adam, plongé dans un sommeil de mort doit son éveil à un Sauveur, fils de Dieu. Adam est donc éveillé grâce à la gnose qui met fin à l’exil du Temps Médian grâce à un nouveau Sauveur, Jésus (patibilis) « suspendu à tout bois, qui est la vie et le salut des hommes » (18).

Le Jésus de Lumière révèle ainsi à l’homme sa véritable nature et le régénère. La Gnose assure le Salut c’est-à-dire la réintégration dans la Terre de la Lumière qui sauve de la prison de la chair comme le proclame  l’hymne manichéen de Turfan (19).

Mais ce Jésus est tout spirituel et ne connait pas d’incarnation historique, c’est pourquoi il continue sa mission sans avoir été stigmatisé par le martyr de la croix que Satan voulait lui imposer.

Mani aura été le dernier des prophètes c’est même le Paraclet comme le stipule le Psaume 233 d’un manichéen copte.

Mais l’âme même purifiée peut toujours  à nouveau succomber au Mal proclame dans l’Hymne de Turfan le Destin de l’âme ». Celle-ci demeure inquiète et signe la tragédie de la condition humaine. Dès  lors les âmes qui  n’auront pas consenti à la Vérité seront sujettes à une « succession de formes corporelles » et ce jusqu’à la conflagration finale au bout de 1468 ans qui signera leur salut ou leur perte irréversible.

Pour recouvrer la Lumière primordiale un ensemble de prescriptions doivent être observées constituant dix commandements assez similaires à ceux de la Torah. Mais la vie des auditeurs, comme en témoigne celle d’Augustin était loin de les suivre.

Quant à ceux qui suivent la voie parfaite, les Elus, ils doivent observer les trois sceaux, de la bouche, des mains et du sein (20).

Le manichéisme est donc une religion de l’initiation qui structure une église dont les membres de  l’organisation ecclésiale se recrutent parmi les parfaits. Ils se hiérarchisent en 360 prêtres, 72 évêques ; 12 maîtres et à leur tête un Principus magistrorum. Enfin des lieux de culte et monastères rassemblent les élus et auditeurs. Un exemplaire de temple existe encore en Chine mais se distingue peu d’un sanctuaire bouddhiste. Le temps de vie est rythmé par des prières ; ablutions ; écoute des Ecritures ; leçons de catéchèse ; réunions de louange ; confessions collectives à l’exclusion du baptême et de l’eucharistie. Enfin le manichéen se doit de poursuivre la tâche d’évangélisation du prophète comme en témoigne encore un écrit chinois.

Tel est un rapide aperçu de la doctrine et de l’histoire du manichéisme qu’il faudrait poursuivre jusqu’au XVème siècle et étendre outre la Chine,  en terre d’Islam où il fut considéré comme une hérésie athée et dépravée ou zandaqa quoiqu’il bénéficiât d’une accalmie jusqu’au VIIIème siècle  mais les répressions atroces en eurent raison. Au Xème siècle il avait quasiment disparu dans tout le bassin méditerranéen comme en témoignent les Pères de l’église.  Rome se chargea des persécutions et les Pères des anathémes. Plus tard au  Xème siècle les Bogomiles puis les Cathares furent considérés comme des avatars du manichéisme et traités par le feu purificateur.

Qu’en est-il exactement de la position d’Augustin à leur égard ?

L’histoire d’Augustin et du manichéisme est constituée de trois phases qu’exposent les « Confessions » du début à la fin de l’ouvrage soit du chapitre VI du livre III au chapitres XXX du livre XIII qui est le dernier, c’est dire l’importance de cette doctrine dans sa conversion et son pouvoir d’attraction. C’est dire aussi tout ce qu’elle nous révèle des croyances d’Augustin émergeant de cette longue polémique.

Etant écrit à postériori les « Confessions »sont critiques à l’égard du manichéisme où  s’évissent rencontrent des hommes « délirants d’orgueil, charnels et verbeux excessivement » (C. III., VI.) dont « les cœurs sont vides de vérité » (Ibd.). Cependant il est séduit au point de croire « que la figue que l‘on cueille et l’arbre qui l’a produite pleurent avec des larmes de lait » (C. III, X.). D’autant plus séduit qu’il rencontre Faustus, évêque manichéen qu’il qualifie de « grand piège du démon » (C. V, III.) mais dont néanmoins la modestie de son ignorance reconnue le rend attachant. Paradoxalement ce sont cependant les erreurs avérées de Faustus qui détacheront Augustin du manichéisme (C. V,VIII.). Quelles sont-elles à ses yeux ?

Indépendamment du détail des croyances que nous allons aborder, elles ont pour point commun de révéler l’orgueil, la vanité et la dangerosité de pseudo connaissances qui éloignent de la vérité, de la piété et donc de Dieu. « Mais qui demandait, interroge Augustin (C. V,V.) à ce Manès d’écrire sur des matières dont la connaissance n’est point nécessaire à la piété ». Il étale « un vain savoir » pire encore « ses audaces, au sujet du réel, des étoiles, … revêtaient un caractère sacrilège ».        Son orgueil le poussait à faire passer ses mensonges pour la vérité et à les « mettre au compte de la prétendue divinité de sa personne ».

Dans le détail il reproche au manichéisme de  décharger l’homme de la responsabilité du mal sur« une nature étrangère qui pèche en nous » (C. V, X.). Idée à laquelle Augustin se complût « J’aimais, écrit-il, à m’excuser en accusant je ne sais quoi d’autre qui était en moi et n’était pas moi » (on retrouvera un argument similaire chez le philosophe Alain à propos de l’inconscient qu’il qualifie de « personnage mythologique »). Plus loin Augustin évoque le mauvais démiurge ou « engrange des ténèbres » contre laquelle Dieu n’aurait pu lutter alors que son pouvoir est infini (C. VII, II.). 

D’autre part il s’en prend à la théorie des deux âmes, l’une bonne et l’autre mauvaise comme en attesterait le fait que nous délibérons, hésitons face à des choix opposés. Mais pourquoi deux et non pas plusieurs ? Il pourrait y en avoir autant que de volontés opposées en nous. Non, affirme Augustin, la volonté est une. « J’étais ce moi qui voulais et ce moi qui ne voulais pas ; j’étais l’un et l’autre moi » (C. VIII, X.). Augustin lutte contre lui-même, son combat n’en est que plus beau et sa victoire grande.

Augustin assume pleinement ses tentations, ses fautes, ses hésitations et ce faisant atteste que croire est difficile, incertain, douloureux et que la foi n’est ni un refuge,  ni un opium, ni une régression infantile.

Enfin à propos de la création il récuse là encore les affirmations du manichéisme prétendant que Dieu agit par nécessité et que les éléments du monde « existaient déjà ailleurs à l’état des choses créées ».  Dieu se serait contenté de les assembler afin d’édifier les remparts du monde contre ses ennemis vaincus tandis qu’une autre nature les avait engendrés (C. XIII, XXX.).  C’est bien sûr le fameux débat à propos de l’origine du monde et encore une fois du mal, dont Mani comme Augustin cherche à décharger Dieu, qui sur un mauvais démiurge, qui sur le libre-arbitre de l’homme.              

4)      Vie de Saint Augustin

Comme on l’a vu l’œuvre d’Augustin est en grande partie liée à un contexte historique agité dont nous allons retracer les grandes lignes.

Aurelieus Augustinus nait à Thagaste en Algérie le 13/11/354. Son père est un berbère romanisé et sa mère une chrétienne. La Méditerranée est la Mare Nostrum unifiée par le latin. La culture romaine païenne y rayonne avec  Apulée, auteur de « L’Ane d’Or » IIème siècle ; Sulpice Apollinaire, grammairien ; Tertullien (150 Carthage (21)) ; Minucius Félix (Père de l’Eglise II – IIIème siècles) ;   Cyprien de Carthage ; Lactance (250-350 né à Thagaste – surnommé « Cicéron chrétien »)… une telle richesse n’est pas étonnante puisque  Carthage est la deuxième agglomération après Rome.

Alors qu’il commence ses études à Madaure en 367, l’Empereur Julien l’Apostat qui a essayé de rétablir le paganisme à Rome est mort depuis 4 ans. Au cours de ses études il découvre la littérature latine, mais n’apprend pas le grec. Faute d’argent il doit cesser ses études en 370 un an avant que l’Empereur Valentinien ne formule le premier édit anti-manichéen. Cependant grâce à la générosité d’un ami, il reprend un an plus tard ses études de rhétorique à Carthage et découvre « l’Hortensius » (C.III,IV) de Cicéron qui est au programme.

A la même époque Ambroise "SAINT AMBROISE" qu’il rencontrera en 384 à l’âge de 30 ans est nommé évêque de Milan. Dès 373 Augustin enseigne en tant que professeur de rhétorique à  Thagaste, Carthage, Rome, Milan où il rencontre Ambroise qui sera avec lui et Saint Jérôme de Stridon l’un des Pères de l’Eglise.

Peu avant son arrivée à Rome en 383, l’Empereur Théodore décrète le christianisme religion officielle de l’Empire. Augustin après plusieurs années auprès des manichéens s’en éloigne pour se rapprocher des sceptiques.

En 386 c’est la conversion d’Augustin lors de sa retraite à Cassiciacum ( C. VIII, IX ; XII) avec sa mère, son frère et son fils Adéodat dont il a répudié la mère qui fut 15 ans durant sa compagne (22). Il décide alors de retourner à Thagaste pour y mener une vie contemplative et y fonder un monastère.

Là commence la deuxième partie de la vie d’Augustin. En 392 Saint Jérôme traduit la Bible en latin, la vulgate et en 395 Théodore laisse à ses deux fils Honorius et Arcadius la gouvernance de l’Occident et de l’Orient.

Augustin a 42 ans, il succède à Valérius en tant qu’Evêque d’Hippone et débute en 397 la rédaction des  « Confessions». Moins de 11 ans plus tard il connaîtra le sac de Rome par les Visigoths et y répondra par « la Cité de Dieu » en 413.

Il meurt alors que les Vandales assiègent Hippone en 430.

Nous ne saurions terminer ce bref tout d’horizon sans mentionner les Pères de l’Eglise qui œuvrèrent à la même époque qu’Augustin du côté oriental.

Tout d’abord Eusèbe de Césarée (265-338) né en Palestine grâce auquel nous connaissons la culture païenne de l’époque et les débuts du christianisme.

Puis ce sont Basile de Césarée, Grégoire de Naziance et Grégoire de Nysse. Le premier nait à Césarée en Cappadoce, il luttera sa vie durant contre les hérésies (23). Le second qui est son ami (326-390) dut malgré lui assumer des charges cléricales, il fut évêque de Constantinople, alors qu’il aspirait à l’érémitisme. Il fut un grand orateur qui mit son art au service de la foi.

Quant au troisième, frère de Basile et ami de Grégoire, né lui aussi à Césarée en 355 (décédé en 394), il est à l’origine d’une théologie mystique s’inspirant de Philon et Platon dont il connaît « la République » et le  « Phèdre ».  Son « Apologie » du reste, s’inspire de « la République » pour combattre l’hérésie d’Enomius prétendant que l’homme peut grâce à la pensée atteindre l’esprit même de Dieu et participer à son éternité alors qu’Il est incompréhensible et inaccessible .

On aura remarqué que cette problématique est récurrente.  Le style de Grégoire de Nysse se signale par ses métaphores empruntées à la Bible, telles que le buisson ardent, l’apothéose finale, la trompette céleste, le voile du Tabernacle, le temple céleste, le chandelier à sept branches qui figure le Saint Esprit.

Ajoutons que le rôle politique de Grégoire fut fondamental et fondateur de la théologie chrétienne au concile de Constantinople (381) qui consacrait le triomphe de Nicée (325). Comme  Saint Augustin il ne se fit baptiser qu’à 30 ans après moult hésitations (24). Et en effet il fut attiré par la vie profane de rhéteur, il est du reste un représentant de la sophistique à laquelle il s’opposera plus tard. C’est dire le poids qu’avait l’hellenisme, raffiné, érudit, esthétique face à la « barbarie chrétienne ».

Mais à la mort de Basile son aîné tout change, il voyage, évangélise, admoneste, conseille, écrit afin de faire accepter et appliquer l’esprit du Concile.

Son œuvre est considérable.  Il cherche à mettre en accord la genèse et la science contemporaine ; développe une théorie de la double création de l’homme inspirée de Philon à partir de Génèse 2. Il écrit des ouvrages de spiritualité relevant d’une exégèse allégorique dont on trouve le développement dans « l’Histoire de Moïse » interprétant la sortie d’Egypte come la sortie du péché jusqu’à l’ascension du Sinaï. C’est dans cet ouvrage que se trouvent des pages sur la ténèbre mystique qui inspireront Denys l’Aréopagite.

La deuxième partie de son œuvre est constituée de traités de théologie à propos de controverses trinitaires  dont le fameux « Contre Eumonius ». Il s’attaque aussi aux apollinariens.

En troisième lieu, il écrit une  Grande Catéchèse comprenant le plan du salut ; création de l’homme, péché originel, incarnation, rédemption, sacrements. Notons dans la même veine le « Traité de l’âge et de la résurrection » qui est une réponse au « Phédon » de Platon.

Enfin il y a les traités de spiritualité dont le plus intéressant, selon Danielou, est  « la Vie de Macrime »  sœur ainée de Grégoire.

 

La théologie qu’expose Grégoire présente les questions dont Auguste débattra, à savoir :

- la connaissance de Dieu, accessible ou non à l’esprit humain grâce à une révélation. A quoi Grégoire répond que      : l’ousia divine est incompréhensible (akataleptos) Dieu étant transcendant (25)

                               : que néanmoins l’existence et les attributs de Dieu se manifestent dans la création grâce à des analogies accessibles à l’intelligence humaine  

                               : les personnes divines sont connues par la révélation qui est divine mais dont le mode d’expression est humain.

Par ailleurs Grégoire de Nysse livre une anthropologie notamment dans le « Traité sur l’âme et la Résurrection » écrit sous la forme d’un dialogue imité du Phédon. 

Outre la distinction entre le sensible et l’intelligible, il soutient l’immatérialisme de la matière qui n’est faite que de qualités. Face à elle l’esprit est défini comme « capacité du divin » (26).

Mais si toute la création est « divisée » en matière et esprit, visible et invisible, sensible et intelligible, comment en assurer la relation ? C’est à l’homme qu’est impartie cette tâche, lui dont la nature participe des deux.

L’homme est donc doué d’une double nature sans que ce soit pour autant le résultat d’une chute. A la fois plus haut et dernier degré de la création selon qu’on le considère du point de vue sensible ou intelligible. Mais cela ne suffit pas à faire l’homme à l’image de Dieu même s’il est transcendant par rapport au reste de la création par son intelligence et sa liberté et participe du divin par la béatitude, la sainteté et l’incorruptibilité. Grégoire ne distingue pas image et ressemblance (participation à la vie de Die) mais affirme après d’autres,  (Saint Irénée Clément d’Alexandrie, Origène) que l’homme n’est homme que par sa vie surnaturelle.

Pourquoi Dieu l’a-t-il créé ? (27) En quoi sa parenté avec Lui consiste-t-elle ? L’homme peut il accéder au monde de Dieu ? Quels caractères divins la nature humaine réalise-t-elle ?

L’homme est susceptible de participer à la vie divine grâce à un ensemble de vertus, apatheia, pureté  simplicité, agapé,  vision intuitive, béatitude. On retrouve ainsi chez Grégoire des accents plotiniens.

Pour se faire comprendre Grégoire emploie le vocabulaire de Saint Paul ou de Platon par exemple celui des ailes de l’âme qu’il transpose dans la spiritualité chrétienne.

Et l’on arrive alors à la fin visée, la contemplation du Dieu caché dans l’âme, « plus intérieur à moi-même que moi-même » écrira Saint Augustin. Une autre connaissance de Dieu est possible, mais elle est surnaturelle, à  proprement parler mystique et ne permet en aucun cas la connaissance de l’essence divine, mais seulement la saisie obscure d’une présence.

Nous ne saurions achever ce rapide tour d’horizon sans évoquer la question si cruciale de l’origine du mal.

Le mal prend différentes formes : physique, morale, spirituelle. Les problématiques qui lui sont liées sont traditionnelles :

 - caractère  contradictoire du mal dans un monde créé par un Dieu bon

- nature et origine du mal moral et du péché (question de la chute)

- conséquences du péché (la vie animale, la sexualité et la mortalité) et leur interprétation

Saint Augustin se pose les mêmes questions à la même époque et trouve chez Saint Ambroise inspiré de Basile frère de Grégoire, des réponses.

Première question : puisque Dieu ne peut être à l’origine du mal, quelle en est la cause ? Créé à l’image de Dieu, l’homme porte en lui le libre arbitre essentiel à la nature divine qui fait que l’homme peut l’aimer librement.

Mais cette même liberté rend l’homme capable de choisir le bien comme le mal, soit par ignorance soit par l’instabilité liée au fait d’être une nature créée qui peut perdre cette liberté donnée par Dieu. Donc choisir le mal témoigne de la perte de liberté de l‘homme d’autant que « la liberté se transforme en ce vers quoi elle se tourne ».

L’homme en tant que créé est-il donc condamné au mal ? Non,  répond Grégoire selon la doctrine du progrès indéfini (28).

Les gnostiques pour résoudre la contradiction avaient distingué deux « Dieux » l’un bon, l’autre mauvais, ce qui est, on le verra réducteur et partial aux yeux d’un chrétien. Grégoire la résout par l’idée de privation. Le mal, c’est aussi la solution de Plotin, un non être.

Reste la question de l’apparition historique du mal c’est-à-dire : la chute. Si en fait l’homme a été créé bon, comment et pourquoi s’est-il détourné de sa nature ? C’est là qu’intervient la doctrine du péché originel déjà posé par Saint Irénée qui comporte à la fois le péché de sensualité et le rôle du démon.

Grégoire refuse l’idée que l’homme ait choisi le mal pour lui-même (cf Platon « Nul n’est méchant volontairement mais par ignorance »). En fait l’homme ne parvient pas à discerner le bien du mal faute d’une éducation suffisante. C’est pourquoi le Démon l’induit en erreur et l’homme perd en conséquence l’image de Dieu dont il est porteur et avec elle la liberté.

Quant aux effets de la chute, ce sont :

- la perte de la vie surnaturelle

- les tuniques de peau (29)

- la sexualité et la différence des sexes

- la mortalité entendue comme séparation des énergies divines

- l’animalité des passions.

Mais précisément c’est l’expérience des passions qui amènera l’homme à repentance de son plein gré. Reste à savoir si la condition mortelle de l’homme est elle-même un bien donné par Dieu. La réponse affirmative de Grégoire est inspirée de celle du Phèdon dont Augustin prendra connaissance dans le « De Bono mortis » d’Ambroise.

Muni de ce bagage qui ne comporte ni la christologie ni l’eschatologie de Grégoire qui concerneront moins notre propos, nous allons aborder  l’œuvre de Saint Augustin.

 

II - Saint Augustin

 

1)      Résumé des idées de Saint Augustin

De l’avis de Rivaud,  Saint Augustin n’est pas un penseur original, l’armature de sa pensée philosophique et théologique lui fut fournie par Platon, Cicéron, Plotin et les Pères cappadociens. Il aurait été avant tout un rhéteur de génie, un vulgarisateur de la théologie combattant sans relâche les hérésies.

Pourtant il marqua Luther, inspira le jansénisme. Pascal, Leibniz, Descartes le citent et commentent. Il fixe les caractéristiques de la philosophie, de la théologie, de la morale chrétienne et livre dans « Les Confessions » la première autobiographie spirituelle qui est aussi un témoignage historique.

Il se sera prononcé sur la nature de la Trinité, les caractères du divin, la prédestination, la providence, la préscience de Dieu, la liberté de l’homme, le mal, la création, le rôle de la Grâce, le péché originel, les fonctions de l’Eglise, la perpétuité de la tradition, le temps et l’éternité, les hérésies dont deux en particulier le pélagianisme et le manichéisme.

Avant d’entrer dans le détail de l’œuvre, résumons les grandes lignes pour en exprimer les problématiques.

a) Tout d’abord à propos de la grâce et du péché et plus généralement du mal, Augustin se prononce à contrario de Pelage,  qui soutient que l’homme est doué d’un libre arbitre susceptible de le sauver du mal et d’assurer son salut grâce à ses œuvres et non pas seulement par la Grâce de Dieu . Le péché selon Saint Augustin a perverti la volonté d’Adam et de sa descendance dont seul le sacrifice de Jésus a libéré l’humanité de sorte que chacun est accessible à la grâce de Dieu, mais celle-ci est arbitraire et les bonnes œuvres ne l’assurent pas d’autant que la prédestination a fixé éternellement les sauvés et les réprouvés.

 Dès lors la liberté et le mérite ne jouent-ils aucun rôle dans le salut ? Augustin répond par la grâce suffisante et efficace de Dieu car l’homme n’a pas,  à cause de sa nature le pouvoir de se sauver ni la volonté de le faire, il faut donc que la grâce soit sans cesse renouvelée sans que nous en soyons jamais assuré. C’est en ce sens que Luther et Jansen interprèteront sa doctrine. Pour preuve de celle-ci Augustin livre dans  « Les Confessions » sa propre expérience de pécheur impénitent.

b) En second lieu il faut retenir les longues analyses sur le temps (30) auquel Augustin consacre explicitement le chapitre X ainsi que le XI des « Confessions », mais en définitive il est omniprésent dans son œuvre puisque la condition de l’homme est temporelle. Le temps fait faire à l’homme l’expérience du changement et de sa mortalité, or l’homme recherche la stabilité voire l’immutabilité, ce qui le conduit à Dieu qui seul peut combler son désir d’éternité dont il conserve la trace dans sa mémoire.

 Augustin a retenu la formule de Platon « Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile » ( Timée) et le monde périssable et imparfait a été engendré par un être impérissable et parfait car il y a plus d’être dans la cause que dans l’effet.

Mais la temporalité dont nous faisons l’expérience est cependant bien réelle et si on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau c’est toujours le même fleuve qui coule. La temporalité ne fait que déployer ce que l’éternité enveloppe de sorte que nous participons de celle-ci. Augustin cherche donc à conjoindre son expérience intime du temps et notre aspiration à l’éternité dont nous pouvons faire une expérience analogue à celle concomitante du péché et de la grâce.

On ne peut donc à la façon des croyances fondées sur le dualisme adhérer à une représentation binaire, car nous faisons l’expérience intime du temps et de l’éternité (dans la suspension du mouvement), du fini et de l’infini, du bien et du mal de façon concomitante.

Néanmoins la relation est bien plus difficile à penser. La succession est la façon humaine d’appréhender le monde, notre conscience faite de mémoire et de projection dans l’a-venir séparent les instants. Notre action se déroule et les saisons se succèdent. L’infini actuel (en acte) n’est pas en notre pouvoir. Mais notre effort vers l’absolu, le parfait, en témoigne quoique négativement.

Dès lors nous sommes invités à une conversion du regard. Tout le visible sensible, physique, matériel, baigne dans un monde spirituel,  infini, invisible certes, mais dont le visible se tient. On en trouve l’illustration dans la « Cité de Dieu ».

c) En troisième lieu la dialectique entre la foi et la raison  est une question majeure et délicate qui est censée éclairer la foi quoique l’on ne puisse comprendre ni la Trinité, ni les miracles que seule la foi éclaire. Il s’agit de croire pour comprendre. Kant écrira dans « La critique de la raison pure », « Il  fallait donc mettre de côté (mais non pas supprimer ou abolir) le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance (mais non le lui substituer) ». Le sens et le contexte sont différents mais Kant lui aussi, assigne des limites au savoir et donc aux prétentions de la dogmatique.

Pour Augustin la foi soutient la raison dans sa quête de vérité («Tu ne chercherais pas si tu ne m’avais trouvé ») et celle-ci apure la foi. L’une sans l’autre sont aveugles et sans objet.

Mais pour dégager l’enseignement des écritures, il faut faire confiance à l’Eglise qui guidera la raison. Elle indique ce qu’il faut croire car elle est une et parfaite, fondée par Christ. Elle incarne la Cité de Dieu sur terre. Tout est donc subordonné à Lui et implique que l’Eglise surveille et dirige le pouvoir temporel qui est lieu tenant de Dieu. Cette thèse appelée « augustinisme politique » sera développée à partir du IXème siècle.

d) Par ailleurs Augustin dresse un panorama du sens de l’histoire qui justifie les guerres qu’il qualifie de juste. Saint Augustin en effet n’hésite pas à qualifier, à la suite de Cicéron, certaines guerres de justes notamment dans « La Cité de Dieu » après le sac de Rome, en précisant toutefois qu’il faut pour être telles, qu’elles obéissent à une autorité légitime ; défendent son prochain ; rétablissent la paix ; respectent le droit. C’est pourquoi  il cautionne les guerres dont il est question dans l’ancien testament, en tant que voulues par Dieu.

Mais si la guerre est juste, les moyens le sont-ils aussi ? Augustin répondra dans « La Cité de Dieu » en déclarant que toute guerre est certes un acte de brigandage mais qui participe au sens de l’histoire impulsé  par Dieu.

Dans cette perspective tout prend sens y compris de sac de Rome au regard de l’acheminement vers la Cité Céleste en vertu de laquelle le chrétien doit vivre.

Ce rapide aperçu nous aura permis de constater que Saint Augustin est dans sa démarche, ses sujets de réflexion et sa méthode, un philosophe dans la mesure où il tisse des liens entre des notions qui constituent un système en vertu d’une intuition qu’il passa sa vie à développer, éclaircir, conceptualiser. Eclaircissons ce point.

e) Parler de philosophie de Saint Augustin pose d’emblée problème au vu de l’antagonisme traditionnel existant entre le philosophe censé n’examiner les problèmes qu’à l’aune de la raison et la foi s’abandonnant à la croyance.

Mais d’une part nombre de philosophes ne sont pas athées et s’en défendent, et d’autre part la foi n’est pas exclusive de la raison pour preuve la démarche des théologiens  (Averroès – Maïmonide – Saint Thomas – Saint Augustin…). Mais recourir à des concepts et des méthodes philosophiques ne suffit pas à constituer une philosophie.

La question est donc de savoir si l’on peut et en quel sens parler d’une philosophie de Saint Augustin.  Question qui se double alors de celle de savoir si on peut admettre une philosophie chrétienne dont Saint Augustin serait l’un des initiateurs.

D’emblée la question est de savoir comment on définit la philosophie, mais existe-t-il une définition une et unique de celle-ci ou faut-il admettre qu’elle est tributaire du contexte qui la voit et la fait être ?

Le contexte de Saint Augustin n’a rien à voir avec celui de la philosophie contemporaine mais peut-on au nom de l’un,  denier cette appellation à l’autre ?

Si l’on admet que la philosophie se signale par la quête de la vérité et plus précisément par la vérité de l’être et/ou de l’être en vérité, alors effectivement on peut admettre qu’Augustin adopte une démarche philosophique où il utilise les différents moyens à sa disposition : foi et raison, expérience existentielle et méditation qui lui permettent, en puisant à différentes sources :  philosophie, gnose, bible, d’élaborer une/la philosophie chrétienne.

A ce propos Jerphagnon (31)  parle d’un « élan de foi sur fond de philosophie…intuition philosophique sur fond de croyance ». On a donc un tissage de fil et de trame qui rend impossible toute distinction et définit la philosophie non comme un système mais un art de penser et de vivre en vérité. Ce serait la première caractéristique de la philosophie augustinienne.

 Ajoutons que la philosophie a pour condition première l’étonnement comme Saint Augustin a dû le lire chez Platon, Aristote et Carnéade qui l’assortit d’un doute probabiliste (C. V, XI.). Or s’étonner, c’est prendre conscience de son ignorance et tâcher de la surmonter grâce à la philosophie comme le stipule Aristote dans la « Métaphysique », en élaborant des concepts qui cherchent à expliciter ce dont on fait une expérience intuitive. La quête de vérité est quête de soi et l’interrogation existentielle confère un sens à l’existence. L’étonnement premier c’est celui d’être, dont le corollaire est la question de savoir qui l’on est. La question que Moïse pose à Dieu résonne en Saint Augustin en un « qui suis-je » » et la quête d’une réponse le mènera à Dieu parlant du buisson ardent qu’est son cœur. Saint Augustin, philosophe et croyant, oui. Il a gouté à la saveur (sapor, sapere : savoir) du savoir qui mène à la co-naissance (cum nascor : naître avec). En naissant à soi Augustin naît à Dieu et vice-versa, mais cela ne sera pas fait sans de terribles luttes, hésitations, d’adhésions à diverses philosophies.

Augustin a élaboré sa pensée à la fois en se nourrissant des philosophes de l’antiquité, (C. IV, XVI.),  mais aussi en les critiquant car il considère qu’ils se sont trompés voire qu’ils ont copié les livres saints comme le soutenait aussi Ambroise. Ainsi Platon aurait-il recopié Isaïe (32). Certes  ils ont cherché la sagesse et le savoir mais sans reconnaître que la Sagesse est Christ. Pour Augustin la philosophie est donc l’amour et la quête du Christ. Les philosophes comme les gnostiques pèchent par orgueil  en se prétendant susceptible de trouver la sagesse et le savoir par eux-mêmes grâce à la raison. Certes l’intelligence est requise mais guidée par la foi.

Mais Augustin n’arrive pas immédiatement à cette conclusion. Il connaîtra une étape épicurienne puis sceptique et considérera l’ancien testament comme un jargon incompréhensible, une histoire invraisemblable, c’est pourquoi il adhérera au Manichéisme.

A la même époque, nous l’avons déjà mentionné, il découvre Cicéron (Hortensius (C. III, IV)De Finibus  –« De Officiis  ») qui traite de « la science des choses divines (« De la nature des Dieux ») et humaines, dont il retiendra la maitrise des passions, le mépris des choses matérielles via le stoïcisme (33) mais aussi la définition du bonheur et de la sagesse qu’il a pu lire dans les  « Tusculanes » IV et V « La vertu dépend de l’âme seule ».

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A 20 ans il lisait Aristote sans doute les « Catégories »  et tout ce qu’il pouvait (34). Très rapidement il rédigea plusieurs ouvrages dont le « De pulchro & apto »(C. IV   , IIV.)  dans lequel il combinait des thèmes manichéens, cicéroniens, pythagoriciens, platoniciens  et stoïciens qui lui découvrent : « Dieu commeune grandeur qui traversait les espaces infinis de toute part et pénétrait toute la masse du monde ».

Progressivement en s’affrontant aux matérialismes,  scientisme et rationalisme il définit ses propres positions qui se consolideront au contact d’Ambroise, évêque de Milan qui faisait des sermons « plotiniens » et qui fit tomber ses réticences à l’égard de la foi catholique en lui dévoilant le caractère spirituel de l’anthropomorphisme de la Bible.

Dans le Livre VII des « Confessions » Augustin combine ces lectures avec celles du Prologue de Johannique,  de  l’hymne de « l’Epître aux Philippiens » et du chapitre I de « l’Epître aux Romains » (C. VII, XXI.), ce qui lui permet d’afficher les divergences et les convergences  en particulier avec le néoplatonisme (35).

 

 Il trouve chez Plotin la voie d’accès à Dieu qui est « l’Etre absolu, un et trine ». Il est sidéré par  « l’incendie allumé en moi au sujet de moi-même… », « Je m’en trouvais embrasé au point de rompre toutes les amarres ».  Chez Plotin il découvre que « le monde dans son infinie multiplicité émane éternellement de l’Un ».  Pour Plotin parler de l’Un en terme d’être  c’est le dévaluer. L’Un est au-delà de l’être. Avec Plotin, Augustin découvre la radicale transcendance de Dieu, dégagée de toute matérialité, dont Ambroise s’inspire pour s’adonner à une lecture allégorique de la Bible.

 Augustin retient donc de la philosophie plotinienne « une nouvelle conception de l’homme défini par son manque ontologique que seul Dieu peut combler ; et une « philosophie de la conversion et de l’intériorité » (37). Mais il n’y découvre pas la personne avec laquelle il dialogue. Chez les philosophes Dieu est une abstraction, un principe métaphysique qui, s’il peut répondre aux attentes de l’esprit ne comble pas les aspirations de l’âme, ni de l’amour.

Mais là où la divergence deviendra radicale, ce sera dans l’incarnation du Dieu fait homme « Folie pour les païens » (Paul 1 – col 1, 23), mais condition pour racheter les hommes du péché originel dont ils sont responsables sans en être pour autant coupables.

Dieu ne peut en être tenu pour responsable. Pour le justifier Augustin élabore une théodicée (justice de Dieu) dans le « De Libero Arbitrio » où il établit :

1) que la responsabilité du mal moral incombe à l’homme                                                                             

2) que Dieu est bon ainsi que sa création                                                                                                                                                                        

3) que la défaillance de l’homme ne porte pas préjudice à la bonté de Dieu.

Qu’entend Augustin par péché originel ? Il pointe l’orgueil (39) de l’homme dont du reste la Bible ne cesse de fournir des exemples dont l’un des plus célèbres est la Tour de Babel. Son peuple a « la nuque raide »  est sans cesse tenté de s’ériger en divinité. Les Evangiles rappellent constamment aussi  l’homme à l’humilité, à la simplicité, qui signifie en l’occurrence accepter de se ternir d’un autre que de soi- même. « Justifier Dieu c’est d’abord refuser de se disculper soi-même » de rejeter la faute sur un autre. Là est précisément la mauvaise foi. Celle que pratique selon Augustin, les manichéens et autres gnostiques qui recourent à un dieu mauvais pour expliquer le mal.

Mais le libre arbitre peut et doit s’appliquer à la conversion, qui par la voie de l’intériorité peut avec la grâce de Dieu, remonter vers Lui. Là est la joie (40). « C’est une ascension progressive de l’âme à Dieu, une élévation philosophique par les éléments qu’elle met en œuvre, mais mystique par l’esprit qui l’anime… et le terme auquel elle conduit ».

Revenons à la réflexion d’Augustin sur le temps. Ce solide amarrage à Dieu induit en effet  une réflexion approfondie sur l’éternité et le temps, car si Dieu ne passe pas, l’homme, lui,  ne connait que le passage ; comment dès lors venir à Dieu ? Dans ses sermons (41)  Augustin a commenté la fameuse réponse de Dieu à Moïse « Je suis Celui qui est » ou « Je suis qui je suis », Ego sum qui sum. En hébreu la formule signifie « Je suis celui qui a été, est et sera » (42). Augustin la traduit par « Je suis l’Etre ; l’Etre m’a envoyé » et il ajoute que « Etre c’est subsister… Ce qui change…n’est pas véritablement ».

La temporalité est pour l’homme une souffrance que lui rappelle sa désorientation, son manque d’être et  son déséquilibre lorsqu’il est loin de Dieu. Or la mémoire outre ses fonctions de conscience du monde et de soi,  de rappel des souvenirs affectifs, est le lieu de la présence de Dieu. C’est pourquoi il faut, à titre d’ exercitatio  animi, l’explorer. Paradoxalement c’est en plongeant dans sa mémoire qu’Augustin cherche à échapper au temps et ainsi rejoindre Dieu.

L’évêque d’Hippone traite la question dans le livre XI des « Confessions », ainsi que X-XIV du « De Trinitate » où il évoque, se rappelant de Platon (43) « un mystérieux ressouvenir qui ne l’a pas abandonné (l’âme) en son lointain exil… aimant ce qu’elle connait elle cherche ce qu’elle ignore » (44). On en retrouvera les échos chez Pascal (Pensées 148 – 425) et plus tard chez Baudelaire dans « La vie antérieure ».

Pour expliciter son propos Saint Augustin prend l’exemple d’une drachme perdue (44) dont la recherche induit le souvenir et celui-ci sa reconnaissance. Connaître c’est toujours re-connaître. La mémoire conserve les souvenirs qui peuvent être réactivés au nombre desquels sans qu’elle soit de même nature « une image de Dieu, c’est-à-dire de cette souveraine trinité » (45).

Et Augustin de conclure le livre X du « De Trinitate » « ces trois choses, mémoire, intelligence, volonté… sont une seule vie… une seule âme… une seule substance » en relation.

Ainsi la connaissance de l’âme procure un analogon de la Trinité ( trine – unité) comme l’explique Saint Augustin  car l’âme c’est trois en un de même que le Dieu Unité n’est pas un Dieu triple (C. XIII, XI.).

Et en effet dans mon âme ces opérations sont conjointes. Par exemple « je veux vouloir, me souvenir, comprendre et je me souviens en même temps de ma mémoire tout entière, de mon intelligence tout entière, de ma volonté tout entière.

Que nous apprend la trinité que l’on soit du reste croyant ou non ? Selon Feuerbach « aucun être n’est pour soi seul un être vrai, parfait et absolu et que seule la liaison, l’unité d’êtres de  même essence constitue la vérité et la perfection »(46).

Et Anna Arendt dans « la vie de l’Esprit »  souligne la découverte de Saint Augustin et la qualifie d’involution mutuelle  car chacun demeurant un pour lui-même peut constituer une unité avec un autre. «          Dieu est Un dans son seul rapport à lui-même,  mais il est trois dans l’unité avec le Fils et le Saint Esprit » à condition qu’il s’agisse d’égaux en nature. Et c’est dans la mesure où  Dieu a créé l’homme à son image que la trinité doit se trouver dans la structure de son esprit.

La Bible en livre du reste un signe dans l’épisode du chêne de Mambré (Génèse 18-1-5) qu’Augustin interprète dans la première partie du « De Trinitate » II-19 (47). Il souligne qu’Abraham ne parle pas de trois hommes,  mais du Seigneur.

La réflexion d’Augustin sur la connaissance de l’âme s’assortit donc nécessairement d’une réflexion sur le temps et l’éternité qu’il nous faut continuer à déployer en l’assortissant de la distantio animi qui confère sa réalité au temps.

Le temps est paradoxalement une notion aussi familière qu’indéfinissable (48) qui s’éprouve sans se prouver et s’assortit du problème de la définition du passé et du futur. Pire encore comment comprendre les expressions familières qui évoquent un temps long ou court, passé ou futur proches ou lointains alors qu’ils n’existent plus ou pas, ou le présent alors qu’il n’est déjà plus. Que signifie, dès lors, le siècle présent ? ou l’année en cours ?

Que déduire si ce n’est que nous nommons improprement les choses. Il n’y a pas trois temps, mais un passé du présent, un présent du présent et un présent de l’avenir, le premier étant la mémoire, le second l’intuition et le troisième l’attente. Nous ne vivons donc qu’au présent (49), passé et futur sont des illusions substantialistes. Mais le présent étant infinitésimal,  comment en faire la mesure du passé et du futur qui eux sont étendus sans quoi du reste ils ne pourraient être mesurés ?

Qu’est-ce donc qui permet de mesurer le temps ? Saint Augustin répond que le temps est une extension spirituelle qui exclut les réponses en terme de mouvement uniforme d’intuition de l’écoulement intérieur, de chose physique, de substance abstraite ou d’attribut d’un sujet. Bergson en a bien saisi  l’essence lorsqu’il définit la conscience comme un pont jeté entre le passé et l’avenir sur lequel on est tour à tour appuyé et penché. La mesure du temps requiert une énergie spirituelle distribuée en attente, attention, souvenir s’interpénétrant. Le présent est donc à la fois mémoire et anticipation, de sorte que le futur n’existe pas et pour cause, mais son attente est bien présente et réelle, de même pour le passé qui n’est plus mais dont demeure présentement le souvenir dans la mémoire. Augustin conceptualise cette triple intentionnalité en terme de distentio animi.

L’objectif d’Augustin est de passer de l’expérience psychologique à l’expérience spirituelle, c’est pourquoi en distinguant dans le présent un mouvement de tension et un autre de détente, il peut l’appliquer à la vie morale.

La détente est la dilution de l’âme éparpillée dans le sensible en quête d’un absolu, d’une éternité qui n’y sont pas, tandis que la concentration fixe l’âme sur des objets éternels.

Il faut donc distinguer le temps sensible envisagé dans son passage et l’élan qui porte l’âme à la recherche d’elle-même et ce faisant  de Dieu, d’où la nécessité pour l’âme de se connaître pour reconnaître Dieu en elle et se savoir à l’image de la Trinité dont Dieu serait le souvenir en notre mémoire, le Fils, sa présence en acte, l’Esprit, son attente.

L’histoire de cette âme en l’occurrence celle de  Saint Augustin autrement celle de tout homme est l’objet des « Confessions ». En d’autres temps et d’autres lieux, un autre quêteur d’une vie en vérité écrira 19 siècles plus tard « La paix de l’âme est à ce prix et les souffrances de l’existence cessent alors d’être des souffrances pour devenir ce que les chrétiens appelle la grâce » (50)

 

Anastasia Chopplet

Philosophe et conférencière

 

 

1) Brigitte  Choluy « Le péché originel, une invention d’Augustin ? » site internet

2) Saint Augustin « Cité de Dieu » Tome 1 – p 35 – Point Sagesse

3) Saint AUGUSTIN « Confessions » Garnier Flamarion - p 7

4) Op. cité – p 9

5) Albert Rivaud « Histoire de la philosophie » T 1 – « Les origines de la scolastique » p 504

6) Rivaud. Op. cité – p 506

7) Revue Persée. Inde, Grèce ancienne. Colloque 1992  Besançon « Espace des gymnosophistes » p 121 § 3

8) Goulven Madee « Saint Augustin et la philosophie » p 46 – Institut catholique de Paris

9) Ecrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi. Bibliothèque la Pleïade

10) Francine Culdaut « Les affirmations théologiques du gnosticisme » I.C.P. p 6 – 7

11) Culdaut op. cité – p 4

12) Culdaut op. cité – p 39

13) « Le livre des Secrets de Jean » qualifié de Bible gnostique

14) « L’Evangile de Thomas » traduit et commenté par Jean-Yves Leloup / Albin Michel. « Spiritualités vivantes » 1986. Leloup y distingue la gnose dualiste de celle non dualiste de l’Evangile de Thomas qui fait de Jésus un gnostique de sensibilité apophatique.

15) Culdaut op. cité p 1 – 2 / Emission France Culture : Nag Hammadi

16) Borelle « Problèmes de gnose » Collection Harmattan

17) Bibliothèque succincte : F. Decret : « Mani et le manichéisme », « Maîtres spirituels » 1974, Nahal Jajado « Mani, le Bouddha de Lumière » « Catéchisme manichéen chinois » cerf 1990, Amin Maalouf « Les jardins de Lumière » 1991 (une biographie romancée mais renseignée)

18) Saint Augustin « Contra Faustum »  XX – 2 »

19) N Tajahod – op. cité – p 93 – 94

20) Tajahod – op. cité – p 120

21) Bernard Pouderon  « Foi chrétienne et culture » Migne 1998

22) Claude Pujade Renaud « Dans l’ombre de la lumière » Acte Sud – Babel – 2013 (Vie romancée de la compagne de Saint Augustin

23) « Foi et Culture » - op. cité – p 253

24) Jean Danielou « Pères de l’Eglise au IVème siècle » « Grégoire de Nysse » Institut catholique de Paris – 1990

25) Danielou – op. cité – p 118 ; 120 à 127

26) Danielou – op. cité – p 141 et suivantes

27) Danielou – op. cité – p 160 et suivantes

28) Danielou – op. cité – p 183

29) Danielou – op. cité – p 196

30) Jean Guitton « Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin » Vrin 19 H

31) Lucien Jerphagnon « Portraits de l’antiquité » « Platon – Plotin – Saint Augustin et les autres » Champs essais 2015

32) Madec – op. cité – p 13

33) « Confessions » Livre III. 6- 10

34) « Confessions » Livre IV. 16- 30

35) « Confessions » Livre VII. 10-16

36) Plotin « Enneades » VI. 4 -5 

37) Madec – op. cité

38) Ricoeur « Le conflit des interprétations » Chapitre  « Le péché originel »

39) « Confessions » 1-20-31

40) « Confessions » X 40-65

41) Saint Augustin « Sermon VI » Collection Bouquin

42) Madec – op. cité p 56 – 57

43) Platon « Ménon » G.F. – p 343

44) Augustin « De Trinitate » X – 1ère section III – 5

44) REVOIR NUMEROTATIONS « Confessions » X – 18 ; Sermons XCIV

45) « Cité de Dieu » XI - 26

46) Feuerbach « L’essence du christianisme » - 1841

47) « La Trinité » 1ère partie II, 19. Desclée de Brouwer – 1955

48) « Confessions » XI – Chapitre XIV

49) « Confessions » XI – 23 ,26

50) Vaclav Havel « Lettre à Olga n°138 »

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