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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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26 septembre 2019

LE JOURNAL D'UN FOU - NICOLAS GOGOL

LE JOURNAL D’UN FOU   

 

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NICOLAS GOGOL

1833

 

Le thème de la folie est récurrent en littérature, que l’on songe à « L’éloge de la folie » d’Erasme à « Hamlet » de Shakespeare auquel « le Journal » fait référence, et au XIX siècle, au « Horla » de Maupassant, aux poètes maudits, aux « Histoires extraordinaires » de Poe ou encore à Nerval. Si l’on étend le genre à son corollaire le plus proche à savoir le fantastique alors le spectre s’élargit à l’infini.

Mais pourquoi s’intéresser à la folie ? Faut-il être fou soi-même ? S’y intéresse-t-on en tant qu’observateur ? Tente-t-on de la comprendre,  voire de la maîtriser ? Est-ce parce que le « moi » fait problème ? Ou encore parce que la folie serait au cœur de la créativité ? Plus précisément pourquoi Gogol écrit-il « Le journal d’un fou » ou plus exactement selon son titre originel « Les lambeaux du journal d’un fou » ?  Ce thème est du reste omniprésent dans son œuvre et en particulier dans les « Nouvelles de Saint-Pétersbourg ».  D’une manière générale plane sur son œuvre l’ombre de la folie alliée à celle du diable dont elle est, avec la femme, l’une des manifestations. 

Au XVIème siècle, Erasme convoquait la folie, celle du monde qui ne cesse d’en faire l’éloge car elle lui permet de supporter le poids de sa misère à la façon du bouffon du roi. « La vida es sueno » écriront un siècle plus tard Calderon et Shakespeare (« Songe d’une nuit d’été »). En effet qu’est-ce qui nous assure qu’après tout nous ne rêvons pas et qu’un malin génie de cesse de nous tromper se demande à la même époque Descartes ?

Dans ces conditions  les diagnostiques concernant Gogol : névrose dépressive ; paranoïa… réduisent à quelques appellations non seulement le mystère de l’être mais aussi de l’art.

Elargissons plutôt le débat aux dimensions sociales, spirituelles, esthétiques, philosophiques  que compte le texte.

1)  Contexte d’écriture

      Ecrit et publié pendant la décennie des « Ames mortes » - 1833-43 – et en même temps que « Tarass Boulba » et  « Le  Revizor », « le Journal » paraît en  1833 dans « Arabesques ». Le titre de cet ouvrage délivre une  des clefs de lecture du « Journal » car l’arabesque est une courbe qui fait retour sur elle-même, elle s’oppose à la ligne droite et manifeste l’impossibilité de l’unité, en quoi elle s’apparente à  la parodie définie comme « renoncement à atteindre sans détour à la totalité harmonieuse », ce que souligne le sous-titre. Du reste la décision que prendra Gogol d’une part de se détourner de la littérature, d’autre part de s’orienter vers une écriture spirituelle et  de brûler le tome 2 des « Ames mortes » en un acte cathartique, confirme bien ce qui à ses yeux était un échec et réduisait son œuvre à une parodie, voire au journal d’un fou se prenant pour un artiste comme Poprichtchine se prend pour le Roi d’Espagne.

Cependant on peut aussi n’y voir qu’un amusement s’inscrivant dans le genre des anecdotes russes, histoires courtes à chutes drôlatiques,  ou encore qu’une fantaisie ou coq à l’âne, satire volontairement incohérente et absurde.

2) Les interprétations

      On le voit, les interprétations sont nombreuses concernant l’histoire d’un fonctionnaire de rang inférieur qui est l’objet du mépris et de la risée de ses collègues. Souffrant  de ne pouvoir réaliser aucune de ses ambitions dans une société où l’être se définit par son avoir, il est par conséquent néantisé au point de trouver dans la folie un refuge dans une royauté imaginaire dont le royaume est un asile de fous.

L’histoire est simple et pourtant.

      Pour Evdokimov, théologien russe, le « Journal d’un fou » est l’expression de « l’effroyable mélancolie de Gogol face aux espaces métaphysiques sans repères »(1). Et du reste dans ce conte métaphysique qu’est le journal, le diable qui en est le personnage principal, est pareil à un maestrom qui aspirerait tout. Le diable dévore la terre, comme la femelle dévore le mâle et la lune, élément féminin et enfer, dévore les nez. Et du fond de sa détresse Gogol alias Poprichtchine clamavit.

On peut aussi voir dans «  le Journal » la description du monde en tant qu’asile de fous où l’on souffre d’un martyre digne des enfers dont on ne peut sortir que grâce à la folie. A moins qu’il ne s’agisse d’un manifeste esthétique où Gogol défend l’imagination au pouvoir, l’art ayant pour vocation de créer des mondes possibles face au diktat de ceux  imposés comme norme et normalité. C’est pourquoi les chiens y parlent.

Bielinsky, critique et ami de Gogol qui avait érigé celui-ci en héros de la modernité et de l’occidentalisme, pensant qu’il était un écrivain réaliste dénonçant le régime politique et la misère, fut déçu par « le Journal » au point de considérer que Gogol était devenu fou.

Mais après tout  «  le Journal» n’a peut-être pas de sens et échappant à toute rationalisation il nous reconduit à l’énigme de la création.

 

3) Le cadre et contexte                    

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Deux éléments constituent le cadre du journal, d’une part la ville et d’autre part le monde des fonctionnaires.

La ville est un monde chaotique, diabolique. Elle figure la condition de l’homme moderne privé de transcendance, d’harmonie, d’unité. Du reste la foule des détails, la logique associative contribue à perdre le lecteur  dans un labyrinthe. La ville est elle-même un asile de fous et elle-même les crée.

Quant aux fonctionnaires dont Gogol connut lui-même l’état ils constituent un milieu grotesque de gens ambitieux méprisables et méprisants car méprisés. Ce sont des accapareurs qui ne connaissent que la concurrence des grades et l’on aura remarqué que Poprichtchine les associe au diable qui décidément est partout et se cache dans des détails ironiques. Ainsi le directeur de Poprichtchine est-il un bouchon qui sert à boucher les bouteilles ce qui le réduit à une fonction mécanique.

 

(1)    Paul Evdokimov  Gogol et Dostoïevsky  ou la descente aux enfers - Desclée de Brouwer 1984

 

4) Le diable

    Venons-en maintenant au personnage central, à savoir : le diable. Celui-ci est mentionné une quinzaine de fois sur un texte de 30 pages, soit à titre d’entité, soit sous la forme d’expressions courantes c’est dire à quel point il est quotidiennement invoqué et sans qu’on en ait vraiment conscience.

Il sature non seulement le langage mais aussi l’imagination et alimente la veine fantastique de l’écrivain, il s’insinue dans les êtres et en particulier la femme. C’est la grande prostituée de l’Apocalypse (image). Selon Isaac « Le monde est une femme de mauvaise vie attirant à elle tous les hommes qui la considèrent avec le désir de sa beauté ». Or Poprichtchine ne peut résister à son attirance passionnelle pour Sophie. Il est attiré par le féminin comme les nez sont attirés par la lune.

Le diable est à la fois un parasite, un imposteur, un imitateur et un accapareur.  Il est le diviseur (dia ballein) qui fragmente le monde pour en empêcher l’harmonie, qui inverse les valeurs, les statuts, les êtres,  qui atemporalise le temps, fait voler les nez, fait croire à Poprichtchine qu’il est roi. Tous les repères disparaissent dans un monde où les signes n’ont plus de sens.

Le diable s’exprime par l’ironie, le rire, la parodie, l’allégorie, tous principes de dissolution, de diffraction.

L’allégorie est une figure de la séparation barrant la voie d’accès à la dimension spirituelle que Gogol, en tant qu’homme et écrivain cherche désespérément et ne parvient pas à accomplir dans son œuvre.  Pour en rendre compte « le Journal » se fait éclatement, fragmentation, perd tout sens et cohérence pour sombrer dans une logorrhée sans fin.

 

5) La folie de Gogol alias Poprichtchine

    De quoi la folie est-elle le nom ?

     A la lecture du texte on répondrait d’emblée une maladie mentale et du reste le comportement de Poprichtine : délire mégalomaniaque ; paranoïa ; schizophrénie dont témoignent  sa chronologie incohérente ; les jugements de ses collègues ; ses propres écrits, le confirment.

Gogol en parle-t-il en connaisseur ? D’après les médecins, oui. Plus nuancé, Tourgueniev écrivait de Gogol qu’il était « un homme de génie extraordinaire mais qui aurait quelque peu perdu l’esprit ». Quant à Cesare Lombroso, il déclare qu’un élément spirituel était le facteur dominant de sa maladie. On n’est pas loin de l’association d’Aristote entre génie et  mélancolie, elle fera florès et Troskin verra en Gogol un génie représentant d’un nouveau type d’humanité, un type « progénéré »,  un humain à venir plutôt qu’un type déclinant. Le fou comme double voire comble de l’écrivain.

« Le journal d’un fou »  est-il l’œuvre d’un malade ou d’un génie ? Décrit-il une humanité délirante, décadente livrée au diable (dont il ne s’excepte pas) que l’artiste Gogol se proposera de sauver dans à son œuvre à venir : les âmes régénérées ?

    Gogol expose clairement les causes apparentes de la folie de Poprichtine  :  échec, mépris, harcèlement au travail, ressentiment, autant de causes déclenchant des « burn out ». Alors pourquoi s’étonner que Poprichtine trouve dans la « maladie » (aux yeux des autres) ou plutôt dans son imagination un refuge compensatoire ? Mais quoiqu’il décide, il est sous l’effet d’un double bind. Qu’il demeure le subalterne ou qu’il devienne le Roi d’Espagne, il est  de toutes façons rejeté hors de l’humanité victorieuse dans un enfer où pleuvent les coups et les injures. Alors Poprichtine ne trouve plus d’identité qu’à s’inventer un monde ou tout est inversé ; les chiens parlent et écrivent, le temps est achronique, le fonctionnaire est roi et épousera Sophie.

Tout devient clair alors qu’auparavant tout était embrouillé. Le somasetchi a trouvé la voie du salut dans la folie croit-il, mais le pire l’attend et voulant se sauver il se perd irrémédiablement. Peut-être le sens de l’œuvre est-il là : le salut n’est pas dans la réussite sociale, dans l’accumulation des biens,  dans le paraître qui mènent à la folie aussi bien les possédants que les démunis, mais dans l’illumination divine. Hors de cela tout n’est que misère et Gogol prend des accents pascaliens lorsque Poprichtine s’exclame « Je veux voir l’homme ! J’exige une nourriture qui nourrisse et charme mon âme ». Certes il fait là la critique de l’écriture des deux chiens qui correspondent mais, bien sûr, il s’agit d’une double énonciation qui s’adresse aux hommes en général et aux écrivains en particulier. Gogol du reste pensait que l’art consistait à faire « des degrés invisibles vers la foi religieuse ».

La folie trouble tout, valeurs, normes, repères, réalité. Elle fait vaciller la solidité rassurante du réel qui après tout n’est peut-être qu’un rêve ou plutôt un cauchemar en tout cas une illusion. On a qualifié Gogol de Pascal russe et en effet comme lui, il montre que la réalité est une fragile étoffe faite du tissu de notre imagination. Poprichtine imagine un monde possible qui n’est pas plus invraisemblable que celui accepté comme normal. Pourquoi est-il fonctionnaire et non pas roi, ?

La contingence se substitue à une nécessité qui tient à des qualités d’emprunt, tout devient relatif selon le point de vue auquel on se place et le hasard prend le pas. Pouvoirs, charges, autorités ne sont que des divertissements à l’ennui existentiel qui rend l’homme fou parce que désespéré. Qu’est-ce que l’homme ? Un tout, un rien, un néant qui crie de profundis.

     Bien que Gogol brouille les cartes en accordant tous ses soins aux détails qui sont sensés donner une réalité au monde (au point du reste que Belinski a fait de Gogol un écrivain réaliste). C’est pour mieux faire éclater l’illusion réaliste, légendes urbaines avant la lettre, auxquelles on est, après tout, toujours susceptible de croire. Mais le diable se cache dans les détails…

 

6) Le fantastique

    Dire que ce conte tient au fantastique signifie à la fois que l’imagination s’y exerce en tant que faculté des images volontairement produites (fantasmes)  mais aussi en tant que véhicule de phantasmes : « productions imaginaires, inconscientes par lesquelles le moi cherche à échapper à l’emprise de la réalité ».

C’est dire que l’imagination n’est plus la folle du logis que la raison doit affronter et soumettre mais une fonction vitale des échappements grâce à laquelle écrit Evdokimov « nous vivons davantage ». « L’imagination, poursuit-il, a des ailes pour survoler les régions secrètes au-delà de la conscience ».

L’imagination confère en effet une dimension poétique à l’existence et à l’être qui comporte une dimension onirique. La terre s’y pose sur la lune dont les nez ont fait leur habitat. La raison est dès lors reléguée au seuil du mystère de l’être où il faut faire silence.

Grâce à l’imagination on est libéré du rétrécissement des normes, des valeurs sociales, des rationalisations. L’ordinaire s’y fait extraordinaire. Des chiens se promènent en conversant.

Le fantastique répondrait-il à un besoin de l’étrange  face à la massivité de l’écrasante réalité ? Exprime-t-il la soif d’un tout autre ? Se fait-il véhicule d’un message métaphysique ? Mais il est aussi ce grâce à quoi le diable s’insinue en l’homme et le vampirise. Pour preuve la récurrence du nez dans la vie et l’œuvre de Gogol. Lui-même était muni d’un appendice digne de Cyrano de Bergerac dont il s’amusait à toucher sa lèvre supérieure devant les yeux ébahis de ses camarades de collège. Dans ses derniers jours les médecins, ironie du sort, placèrent dix sangsues sur son nez malgré ses cris d’épouvante. Dans son œuvre le nez est une thématique récurrente à laquelle il consacra une nouvelle éponyme et dans « le Journal » les nez s’en vont habiter la lune.     Résultat de recherche d'images pour "LE NEZ DE GOGOL"         

    Gogol fragmente l’être qui n’est plus que son nez lequel agit en toute autonomie. Là encore le diable divise, rend l’unité impossible. L’homme réduit à son nez n’est plus qu’un animal, chien, hyène, porc, renard ou zibeline en Sibérie où la tradition veut qu’on les conserve pour leur flair. Au Japon les orgueilleux et vantards passent pour avoir un long nez et ce sont des esprits diaboliques. A quoi l’on peut ajouter qu’il s’agit aussi d’un symbole phallique ce qui expliquerait leur départ pour la lune, phantasme du désir de Poprichtine pour Sophie.

 

7) La métaphore

    Le sens du « Journal » se cache et se dévoile dans les étymologies et les métaphores. Ainsi le nom de Poprichtine a-t-il une double étymologie : Pop : désigne la carrière professionnelle, Prich : désigne un bouton sur le nez, de sorte que le nom révèle ce qu’il en est de l’identité de la personne.

Ainsi  les métaphores jouent-elles  le même rôle de découverte de l’identité. Lorsque les deux chiennes parlent de Poprichtine et  le traitent d’avorton « ourod » là encore, il en va de  l’identité de Poprichtine voire de Gogol. En effet « ourod » est la racine de « yourodiny » qui signifie fol-en-Christ, or Yvan le terrible s’est donné ce titre « fol en christ » ou « vierge fou » instaurant ainsi une proximité entre le fol en Christ et le Tsar que l’on retrouve dans le « Journal » sous la forme de l’association Poprichtine alias le Roi d’Espagne. Et effectivement c’est comme une illumination qui s’impose au héros « illuminé par un éclair ».

Du reste une fois enfermé il subit lui-même la passion du Christ et le texte de s’achever sur une prière qui n’est pas sans rappeler la prière de Jésus ou prière du cœur de la tradition  hésychaste  orthodoxe qui consiste en la répétition d’une courte formule « Seigneur Jésus Christ Fils de Dieu ait pitié de moi pêcheur » sur le rythme respiratoire afin d’incorporer le Christ. Poprichtine à son tour se l’approprie en terminant par l’invocation de la Vierge Marie. Et l’on ne peut s’empêcher d’établir des ressemblances avec le martyre que fut  la vie de Gogol dont Poprichtine est le double.

 

Conclusion

    On aura bien compris, comme l’écrivait Ricœur que le symbole donne à penser et en effet la teneur philosophique de l’œuvre est incontestable. Qu’il s’agisse de l’interrogation sur l’identité de l’individu rappelant le texte de Pascal sur le moi, « Peut-être ne sais-je pas moi-même qui je suis » note Pascal ; de la question du sens(dans tous les sens du terme) qui a pour réponse l’absurdus  ; de la question du temps, réalité physique ou convention humaine ; de la question de l’être ou de l’illusion dont est le fait réel ; de celle de la folie, maladie ou génie, en tout cas  propre à l’homme ; de la représentation comme écran (aux deux sens du terme), du réel ; de l’homme, être de désirs, d’angoisse, néant aux yeux du tout ; et enfin des deux principes métaphysiques antagonistes Dieu et Diable.

     Au seuil du mystère pareil à Hamlet, Gogol nous invite à faire silence. « Chut, chut, silence ».

 

ANASTASIA CHOPPLET 

Philosophe et conférencière

 

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Commentaires
A
Corrigé, merci de votre remarque pertinente.
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J
Ne serait-ce pas plutôt " la vida es sueno" , ce qui n'a pas le même sens ?
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