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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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12 juillet 2019

UNE PHILOSOPHIE DE LA JOIE

LOU ANDREAS SALOME : UNE PHILOSOPHIE DE LA JOIE

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De qui Lou Andreas Salomé dite Las est-elle le nom ?

D'une aventurière scandaleuse ? De la muse de Nietzsche ? Du Pygmalion de Rilke ? De la «compreneuse » de Freud? Sans doute, mais tous ces compléments de nom occultent le fait qu'elle fut une intellectuelle, une romancière, une poétesse, une voyageuse, une psychanalyste et pourquoi pas une philosophe non pas au sens académique du terme mais au sens où elle développa une manière de vivre en accord avec ses convictions. Et c'est du reste ce qui la rendit à la fois fascinante pour Nietzsche et Paul Ree, mais aussi insupportable à nombre de ses contemporains en quoi elle incarne à elle seule la triple catégorisation de la femme : muse, épouse (puisqu'elle épousa l'orientaliste Andreas) et philosophe ou plus exactement, car cette catégorie sent le soufre, femme libre quoiqu'elle n'affichât jamais le moindre féminisme en public (la politique ne l'intéressait pas) ou en privé. Elle se contentait d'être dans son unité et son unicité sans concession possible mais aussi en défendant le secret de sa privacy. C'est sans doute ce qui lui valut sa réputation d'égoïsme, de froideur, de dureté. Elle ne céda pas plus à Paul Ree qu'à Nietzsche, elle laissa Rilke lorsque le temps fut venu et son mariage avec Andreas ne fut pas consommé. Elle avait un projet celui d'une communauté intellectuelle amicale qui en définitive ne se réalisa jamais dans les faits. On peut en déduire que Las fut à l'instar de Spinoza ou de Nietzsche, un esprit aventureux qui fit de l'aventure , un style de vie que Jankelevitch définit comme un regard porté vers le futur, comme un instant originel où  le sujet choisit de dire oui à ce qui vient sans savoir ce qu'il est mais sachant ce qu'il doit être.
C'est pourquoi la vie de Lou suit un fil rouge qui trouva son couronnement dans la psychanalyse et sa rencontre avec Freud «  Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé » (Pascal) cette citation pourrait convenir à une découverte où la connaissance s'avère une re-connaissance.
C'est dire qu'on a sans doute trop négligé la position philosophique de Las qui a souffert de la renommée des hommes qu'elle fréquenta et face auxquels elle ne fut pas une suiveuse ou un disciple ; elle n'en prit et ne conserva que ce qui s'apparentait à ce qu'elle pensait et voulait réaliser.
C'est pourquoi notre parcours comportera les différents aspects de ses intérêts en matière de religion, littérature, philosophie et psychanalyse.
Bien sûr cela est loin d'être exhaustif car il faudrait aussi citer les nombreux articles qu'elle écrivait, sa collaboration dans différentes revues.

 

I - Enfance et prime adolescence – L'expérience de Dieu

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Née à St Petersbourg 12 février 1861.Lou y mena une enfance luxueuse dans la sphère de la cour du tsar dont son père était conseiller (secret) Enfant choyée par ses cinq frères dont elle était la cadette et par son père allemand dont elle était la préférée. Elle apprit dans le cercle familial « le sentiment d'être liée aux hommes … à tous les hommes de la terre »(1).
Parmi ses cinq frères, deux sont morts en bas âge. Des trois autres, on retient qu'ils furent empêchés dans leur carrière ; l'un fut ingénieur au lieu de soldat, l'autre médecin au lieu de diplomate, le troisième pédiatre. Cela explique-t-il le caractère réfractaire de Lou à tout interdit? Elle fit des études à l’heure ou les filles devenaient des épouses. En cela son père joua un rôle lui passant tous ses caprices au grand dam de sa mère pour qui elle fut un objet de tourments et de scandale(2) (3)
Malgré le couple harmonieux que formait ses parents « leur entente était inébranlable » et bien qu'ils constituent le modèle matrimonial de ses romans(4), Lou se refusa longtemps au mariage, ne consomma pas le sien, eut des amants mais pas d'enfants.
Quoique choyée, bien qu’elle confiât à Bulow que l’enfance fut la période la moins heureuse de sa vie, Lou développa un caractère solitaire, peuplé de fantasmes, indépendante « sa conscience s'éveillant au contact des expériences de la vie » (5)
Dans son journal en 1904, on peut y lire la défense d'un égoïsme forcené , nous préférons l'interpréter comme une conscience aiguë et authentique de soi qu'elle défendra plus tard sous la forme du narcissisme positif nécessaire à tout être . Comment en effet être en vérité si l'on n'est pas libre de l'être et si on ne s'aime pas ?
Quoiqu'il en soit c'est une période d'incertitude, c'est le temps des tempêtes qui s'ouvre pour l'enfant
D'une part elle ne connaît nulle autorité, ni celle de l'école d'où son père la retire, ni celle d'un quelconque maître, ainsi n'apprendra-t-elle pas le russe qu'elle ne maîtrisera jamais parfaitement lui préférant l'allemand, ni celle de son père qui décède, ni enfin celle de Dieu dont très tôt elle s'interroge sur son existence.

II- L'expérience de Dieu

Les trois principaux ouvrages de Lou en la matière sont «Création de Dieu 1892 », « Combat pour Dieu  »et le chapitre « L’expérience de Dieu »in Ma Vie, à quoi s’ajoutent de multiples évocations que ce soit avec Nietzsche, Rilke et Freud, ou des récits d'enfant «  L'heure sans Dieu et autres récits pour enfants »  (1922).
D'abord il y eut Dieu «Si je repense aux événements très précoces de mon enfance, je me vois, presque sans le vouloir en train de raconter des histoires au bon Dieu » et dans «  Création de Dieu  » elle stipule « Mon plus lointain souvenir, c'est mon commerce avec Dieu ».
Bien sûr son milieu peut l'expliquer mais Lou se détournera de la religion lorsque l'homme-dieu Gillot, son directeur de conscience, l’introduira aux connaissances de l'esprit et s'avèrera n'être à son tour qu'un homme. On peut dès lors la croire a-théos d'autant que son contact avec Nietzsche, puis Freud aurait pu l'y inciter .Mais en fait ce n'est pas de cette religion instituée et close dont il est question et que Nietzsche voua aux gémonies  «  mais de tout autre chose .D'où la question pour reprendre une formule de Badiou «  de qui / quoi Dieu est-il le nom chez Lou ? Notons d'abord que cette question la hanta toute sa vie et fut l'un de ses points de divergence avec Freud. Voici ce qu'elle écrit à ce propos (Ma Vie p.221 Note 2)
Autrement dit, et si l'on reprend la qualification de Rudolph Otto ce dont il s'agit avec des nuances, c'est du sentiment du sacré, du numineux qui suscite fascination et répulsion.
Très tôt et sans cesse Lou fut habitée par le sentiment du caractère essentiel du fusionnel qu'elle partage d'une part avec Nietzsche dont elle évoque « la nature religieuse » pour preuve le poème de Lou intitulé « A la douleur » qu'il admira au point de le mettre en musique et d'autre part avec Rilke dont la 8ème « Elégie de Duino» et surtout ses « Visions du Christ » trouvaient un écho dans « Jésus Le Juif » de Lou.

Selon l'heureuse formule de Romain Rolland il s'agit d'un sentiment océanique Nous pourrions du reste nous risquer à dire que ce fut là le fil rouge du cheminement intellectuel et existentiel de Lou et si elle reconnut en la psychanalyse ce qu'elle avait cherché toute sa vie ce ne fut pas seulement au sens où Freud la concevait.
Dans sa correspondance avec Paul Rée intitulé « Journal pour Paul Rée » qu'elle écrivit alors qu'elle séjournait avec Nietzsche à Tautenburg. En août 1882 voici ce qu'elle écrit :

« Tout au début de mes relations avec Nietzsche alors que j’étais en Italie, j’écrivis un jour à Malvida qu’il avait une nature religieuse… »

Nietzsche, prophète d'une nouvelle religion c'est ce qu'Eric Blondel dans « Nietzsche le 5ème évangile » n'a pas hésité à soutenir à propos de Zarathoustra en reprenant la formule de Nietzsche. A propos de la
«religion» de Nietzsche on peut se demander de quelle religion il s'agit. Quelle est la Bonne nouvelle annoncée? Celle que Dieu est mort, ce dont Lou fit l'expérience et qu'elle acta en refusant la communion  l'incroyance s'est emparée soudain de mon cœur ou plutôt de mon esprit, celui-ci a obligé un cœur attaché à la foi avec la ferveur d'un enfant à abandonner cette foi »
Mais une fois Dieu « mort», que reste-t-il? Un «  horizon spirituel et moral » gagné au prix d'une «  effroyable existence de renoncement « (Nietzsche 12 juin 1882 Lettre à Lou)
Quant à ce qui se profile à cet horizon nous en savons la réponse dans le poème de Lou évoqué plus haut: « A la douleur »
Qui donc, saisi par toi, peux te fuir,
S’il a senti ton grave regard tourné vers lui ?
Je ne me sauverai pas, si tu me prends,
Je ne croirai jamais que tu ne fasses que détruire !...

Il n'est du reste pas le seul dans le genre tel que Prière à la vie. 
Dans ces poèmes, nous trouvons la réponse à notre question. L'objet du sentiment religieux n'est autre que la vie dont « la religiosité sans foi est l'apogée de l'émotion et but suprême de la vie » (6)
Dans le même ouvrage au chapitre intitulé «  L'égoïsme dans la religion » Lou écrit que « Le religieux est un mode particulier d'affirmation de soi dans la lutte que l'homme mène pour s'adapter aux conditions de vie et comme tel il correspond tout simplement à l'égoïsme humain » (qui n'est autre que cet amour de soi qui se nomme narcissisme).
Sous cette thèse Lou pointe l'ego créateur de l'homme qui se décline sous des formes éthique, artistique, cognitive, affective, spirituelle et revit toutes les incarnations historiques qui ont pour nom : christianisme, judaïsme, islam, bouddhisme que Lou connaît bien grâce à ses maîtres Gillot, Biedermann et son mari Andréas.
Le religieux est une création de l'homme pour s’adapter le monde voire en faire sa création sur le mode du religare.
Elle affirme que la religion est «  base et couronnement de l'existence humaine, sa source et sa transfiguration » renfermant en elle toutes les façons de s'exprimer de l'esprit humain »
Dans sa « Lettre ouverte à Freud », elle écrit au maître en 1931 qu' »il n'y a qu'une seule valeur, Dieu » et à la veille de sa mort, elle réaffirme que sans Dieu on ne pourrait surmonter la perte de l'enfance ni la séparation d'avec les oiseaux et les plantes. En quoi Dieu apparaît comme le nom de la sublimation de la vie et le « lien ontologique de l'homme au Tout primordial dont il est issu. » (7)
Ce qui aura donc passionnément suscité la quête de Lou aura été la réflexion sur l'origine et le pouvoir créateur de l'expérience de Dieu. Il n'y a pas d'autre problème pour elle que celui de «  l'enfance à ses débuts »(8) qui scelle la fusion de l'intime et de l'Absolu.

Cela aura été son propre parcours qui se décline en plusieurs phases :
a) la création de Dieu par l’enfant : phase du fantasme /réalité (9)
b) l'éloignement, voire la «  perte de ce Dieu  » (10)
c) l'éloignement de la réalité
La perte individuelle de Dieu s'étend alors à l'univers tout entier « lui-même abandonné de Dieu «  du moins de ce Dieu lié à une conception infantile  »
d) Mais l'effet positif en fut de «  définitivement pénétrer dans la vie de la réalité »  d'éprouver une sensation fondamentale d'insondable communauté de destin avec tout ce qui est ».

III - L'expérience de l ' amour

En reprenant le chapitrage de « Ma Vie » et en l'occurrence l' expérience de l'amour, loin de nous l' idée de limiter l'amour aux aventures que Lou eut au cours de sa vie , qu'elles soient longues ou brèves marquantes ou non ce dont il s'agit ici c'est de l'expérience de la réalité qui s'incarna en l'homme dieu le pasteur Gillot.
Grâce à lui elle guérit de ses chimères, découvrit les pouvoirs de l'esprit, s'initia à la philosophie (Kant, Spinoza, les moralistes français) se constitua en individu.
Non seulement il l'instruisit religieusement mais aussi la prépara à ses études universitaires en Suisse. Il fascina Lou qui sous son charme lui écrit des poèmes :

H G
Il me semble t’avoir attendu
depuis l’enfance
et mes pensées, dans cette muette attente,
respiraient le défi et la peine.

Tu es venu, et ton pas m’a captivée,
comme nous captive un rêve.
Je t’ai vu, et l’arme m’a doucement
échappé des mains…

ou encore

Prière

Lorsque je serai couchée dans mon dernier lit,
étincelle soufflée,
caresse-moi doucement les cheveux
de ta main aimante.

Et si mon front doit geler
dans une sombre et longue nuit,
imprimes-y - il a souvent pensé à toi –
un dernier baiser…

Mais lorsqu'il la demande en mariage alors tout s'écroule. L'homme dieu n'est plus qu'un homme.
Pourquoi refuse-t-elle? Crainte de l'aliénation maritale ? Déception de l'idéal ? Caractère insupportable de la réalité? Sa réaction somatique sera telle qu'elle développera une tuberculose l'obligeant à s'éloigner.
De cette triste histoire intense elle retira une expérience de ce qu’est l'amour. Aimer écrit-elle c'est en fait être d'une exigence extrême envers l’autre (8)
Lou jamais ne renia les hommes qu'elle avait aimés d'amitié ou d'amour dussent-ils comme Nietzsche l'avoir trahie, quant à Gillot il demeura à jamais son « Seigneur ».
L'amour lui fit découvrir l'altérité où l'autre est à la fois autre moi-même et autre que moi-même et qui me fait m'éprouver à la fois comme autre et même sous son regard.
Par delà l'amour de l'autre en l'occurrence de l'homme c'est vers l'amour de la vie qu'elle est tout entière tendue.
L'avenir s'ouvre à elle et c'est tout d'abord dans des amitiés intenses et platoniques qu'elle va chercher à se réaliser.
Là commence La Trinité : Lou, Nietzsche et Paul Rée.
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Désireuse de poursuivre ses études en Suisse Lou arrive en septembre 1880 à Zurich en compagnie de sa mère. Elle s'inscrit au cours du théologien Bidermann ainsi qu'à celui de d'histoire de l'art de Kindil. Par ailleurs elle fait ses premiers pas dans le monde littéraire grâce à ses poèmes mais surtout elle est introduite chez Malvida Von Meysenbug libre penseuse, amie intime de Wagner. Elle fréquente Nietzsche. Elle est donc involontairement au carrefour et à l'origine de la Trinité.
Lorsque Lou les rencontre Nietzsche et Paul Rée sont déjà amis et c'est Paul qui la présentera à Frédéric. Entre Lou et Paul Ree c'est le coup de foudre amoureux pour l'un, amical pour l'autre. Lou y voit l'occasion de réaliser une collaboration intellectuelle dans le cadre d'un ménage à trois. Mais de mariage il n’est pas question, leur relation devra rester platonique. Ils partagent le même amour des choses de l'esprit, se veulent des esprits libres débarrassés de toute métaphysique .C'est par delà les conventions, la morale, les écoles de pensée qu’ils se situent.
L'histoire de leur relation (1875-1885) se lit à travers les lignes de leur correspondance.
Lou la relatera partiellement dans « Ma vie » « Expérience de l'amitié ».
Le projet d'une communauté d'esprits libres rencontra d'autant plus l'adhésion des deux hommes que Malvida l'avait déjà organisée à Sorrente en leur compagnie.
Nietzsche et Rée travaillent à la déconstruction de ce qui se donne pour vrai, juste, bon, en un mot moral. C'est du reste à cette période que Nietzsche écrira « Humain trop humain » en reconnaissant sa dette à Rée.

Lou relate sa rencontre avec Paul Rée dans « Ma Vie » et à propos de Nietzsche elle écrit : «  Je me souviens de son air solennel le jour de notre toute première rencontre qui eut lieu dans l’église Saint-Pierre… les premiers mots qu’il m’adressa furent « De quelles étoiles sommes nous tombés pour nous rencontrer ? »… En fait Paul Rée avait déjà préparé le terrain.

Mais là non plus la trinité n'aboutit pas et l'on est étonné par les circonvolutions qui prend leur projet, ce n'est que valse hésitation sur le choix d'une date, sur la ville où s'installer Paris, Gènes, Vienne, Berlin, sur les moyens d'éviter le scandale.
Mais aussi et sans doute plus profondément sur l'attrait qu'exerce Lou sur les deux hommes, mais sur le refus de celle-ci à renoncer à être soi.

Ambigü est donc le rapport qu'ils entretiennent, car s'ils admirent Lou pour sa libre pensée, c'est aussi à celle-ci que se heurte leur projet de mariage. Du reste le ton des lettres est équivoque. Pour Rée, Lou est « la seule personne qu'il aime sur terre, elle est sa chérie, son petit escargot bien aimé » , et l'on comprendra qu'après avoir vécu seul avec elle pendant deux ans, il s'éclipsera la mort dans l'âme, lorsqu'elle lui annoncera son mariage avec Andréas.

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Quant à Nietzsche, le ton est différent, c'est celui d'un éducateur à celle dont il espère faire son disciple mais dont il attend aussi le soutien pour son œuvre. Sa relation se veut exclusive. Le grand solitaire confie qu'il est gai et accepte de poser avec Lou et Ree pour une facétieuse photographie qui fit et fait encore couler beaucoup d’encre.

Quoiqu'on ait beaucoup glosé sur une relation intime avec Nietzche, rien ne la valide ni ne l'invalide. A la question de Pfeiffer d'un baiser échangé Lou répondra dans sa vieillesse qu'elle ne se le rappelle pas. Cependant, le ton des lettres est plus qu'amical.
Au protocolaire Chère Madame succède Ma chère Amie.
A Malvida, il vante les qualités de Lou et il écrit à Gast à propos de son poème « A la douleur » qu'il a un pouvoir absolu sur lui « Je n'ai encore jamais pu le lire sans verser des larmes »
« Il résonne comme une voix que j'attends (entends) sans cesse depuis mon enfance ».
Il va même jusqu'à l'identifier aux animaux totémiques du futur Zarathoustra. Elle est, écrit-il, aussi clairvoyante qu'un aigle, courageuse qu'un lion et pourtant c'est une enfant très ingénue qui ne vivra peut-être pas très longtemps.

Enfin il tient à préciser qu'il faut écarter de leur relation la notion de relation amoureuse.
Outre l'intérêt de cette correspondance à propos de Lou, elle éclaire aussi d'un jour très différent, Nietzche lui même, tantôt gai et léger, tantôt sombre, défendant sa solitude et son ascèse, tantôt prêt à les rompre « j'ai vécu en communion avec ma chère amie... cela paraît nouveau et étrange au vieil ermite que je suis » écrit-il à Lou en achevant sa lettre par l'antithèse de sa maxime « en ce qui nous concerne, tout commence et pourtant tout est clair » « ayez confiance en moi, ayons confiance en nous »

A la même époque, Rée lui écrit qu'elle est « son élixir de vie » et c'est bien cette appétence, cette persévérance dans l’être qui caractérise Lou.


En 1923, alors qu'elle a 62ans, au cours de la tourmente qui s'abat sur l'Allemagne, face à un Freud déprimé par la maladie et la vieillesse, Lou lui écrit : « Je suis une de ces rares personnes heureuses qui se réjouissent de jour en jour de faire ce qu'elles font » (9) ce qui ne cesse de susciter l'étonnement ironique du maître à propos de son « bienheureux optimisme ».

Le point d'orgue qui marqua l'irrémédiable déclin de sa relation à Nietzsche fut le séjour si longuement préparé et attendu de Lou à Tautenburg où Nietzche l'attendait avec sa sœur Elisabeth qui entretenait pour lors d'excellents rapports avec Lou.
« Votre sœur qui est presque devenue la mienne » écrit Lou à Nietzsche en 1882.

Elle s'installe à Tautenburg en août. Là elle écrit un journal pour Paul Ree dans lequel elle relate ses relations complices avec Nietzsche.

Dans une partie incluse intitulée « Livre de Stibbe », elle livre à Paul une série d'aphorismes, forme chère à ces trois férus des moralistes français et dont Nietzche usera abondamment comme Rée. En voici quelques uns aux couleurs franchement nietzschéennes :

« La religion est la divinisation du manque de force »
Il n’est pas nuisible de vivre sans Dieu, à condition de d’être vraiment débarrassé de lui » mais encore à propos de la femme « la femme ne meurt pas d’amour, mais le manque d’amour la fait dépérir. » A propos de la passion elle écrit :
« La fin de la passion est la fin de la vie ». « C’est le plaisir que procure la douleur qui fait la joie de se battre ».
Quant au bonheur, elle souligne : « Qu’il n’y a pas de bonheur sans une obéissance à soi-même ».

Dans cette correspondance, il est aussi question de la femme.
Dans « Carnet de notes pour Lou Von Salomé » mêmes lieux et dates, Nietzsche aborde la question de l'origine de l'appellation « sexe faible ». Retenons nous d'y voir l’expression d'une soi disant misogynie. C'est en archéologue que Nietzsche aborde la question qui n'est pas sans rappeler le discours de servitude volontaire de La Boetie. Voilà ce qu'il écrit :

« La faible femme croit à son incapacité à rester sans appui, elle transforme tout ce qui l’entoure, physiquement ou spirituellement en tuteurs, - elle ne veut pas voir ce qu’est vraiment tout cela, elle ne veut pas vérifier si la passerelle sur laquelle elle franchit le fleuve tient vraiment, elle croit à la passerelle parce qu’elle croit à sa faiblesse et à sa peur. »

Ce qu’il poursuit par un ensemble de questions, d’étonnements, de constats, soumis à la réflexion de Lou qui abordera bien plus tard la question à la fois dans ses romans : La Maison ; dans ses nouvelles Fenitchka (1896) ; Une longue dissipation (1898) ; Jutta (1933) et dans son œuvre psychanalytique Eros
L'unité de ses œuvres tient à la personnalité de Lou et dans tous les cas de figures, c'est d'elle dont il s'agit, que ce soit dans le personnage de Fenitchka décrite comme naïve et audacieuse, libre de tout préjugé, susceptible d'aborder tous les sujets, libre aussi de tous liens, y compris amoureux, avant tout passionnée par le travail de l'esprit, qui seul est libératoire. Face à elle, Max Verner alias Widekind qui voit avant tout en la femme un objet sexuel peu susceptible de s'intéresser à ces choses ardues que sont les idées.

La deuxième nouvelle « Une longue dissipation » met en scène Adine et son cousin Benno, aimé de longue date avec lequel elle se fiance avant de le quitter à la demande de celui-ci pour poursuivre des études à Paris. Apparemment froid Benno en fait, s'est sacrifié à son devoir de médecin mais lorsqu'Adine revient, la passion de l'un se réveille face à l'indifférence de l'autre.
Et Adine de l'abandonner à sa jalousie.

Certains passages sont troublants et annoncent les essais de Eros (dont les deux premiers furent écrits après sa rencontre avec Rilke) le troisième après sa rencontre avec Buber).
Alors qu'elle s'est fiancée à Benno, elle renonce à ses ambitions artistiques dans son désir de devenir « ce qu'il veut ».
Mais c'est Benno, en l'éloignant irrémédiablement de lui, qui la délivre de sa dépendance laquelle suscite terreur et fascination, répulsion et attirance et sans doute la vie amoureuse de Lou connut-elle cette oscillation par laquelle Jankelevitch définit l'aventure amoureuse sise entre jeu et sérieux.

On reconnaît bien sûr dans le style et les idées de Lou ce fond romantique de la psychologie des profondeurs qu'elle partage avec les Thomas Mann, Schnitzler (qu'elle rencontre) auteur de « Une jeunesse viennoise », Zweig « Le Monde d'hier », Tolstoi, Ibsen, Strinberg, Knut Hamsun « Pan », et tous les autres des cercles parisiens : Widekind berlinois viennois (Max Weber in Fenitchka), Hofmensthal.

Chez eux, se mêlent les thèmes de la religion, du mariage, de la liberté, du rôle de l'artiste guide dans la société, de la pureté de la flamme intellectuelle, de l'amour fusionnel avec la nature (ma vie p 109), de l'amour impossible. Ils constituent cette avant-garde avec laquelle elle vécut une merveilleuse jeunesse en compagnie d'Andréas qu'elle vient d'épouser.

Quant à la fin de sa relation avec Nietzsche, elle fut non pas tragique mais lamentable. Elle mit Lou au défit de ce que Nietzsche lui avait enjoint : « devenez celle que vous êtes. On a d'abord du mal à se libérer de ses chaînes, et finalement il faut encore se libérer de cette émancipation ! Chacun d'entre nous est travaillé à sa manière par la maladie des chaînes, même après qu'il ait brisé celles-ci » (01/09/1882). A la mi-septembre, Nietzsche écrit à Overbeck « Ma sœur est malheureusement devenue une ennemie mortelle de Lou ».
Et la correspondance sur ce sujet s'étendra jusqu'en 1884 soit deux ans d’un échange de lettres insultantes provenant de Nietzsche et Elisabeth mais aussi de Nietzsche à Ree, de Nietzsche à Elisabeth, et d'excuses de Nietzsche à Lou. Regrets, remords, repentirs succèdent aux attaques.

Quant à Lou elle semble n'avoir voulu prendre aucune part à cela, elle se contente de brièvement le mentionner dans Ma vie.

Et nous ferons de même en laissant le dernier mot à Freud dans sa correspondance avec Lou Salomé

8.5.1932 « Vous avez tout laissé passer parce que vous avez été trop grande dame ; n’allez-vous pas enfin vous défendre da la façon la plus digne ? »

IV РCarl AndreasR̩sultat de recherche d'images pour "carl andreas"

Au grand étonnement de tous et en particulier de Paul Ree, Lou se fiança en 1886 à Carl Andreas alors qu'elle avait 27 ans. Elle éprouva une irrésistible fascination après qu'il se fut présenté sans plus de façons à la porte de sa pension berlinoise.
Il a 36 ans, c'est un brillant orientaliste. Lou ayant veillé à détruire une grande partie de sa correspondance, on ne saura rien.
Du fin mot de ce mariage si particulier puisqu'il demeura blanc et durant cependant toute leur vie,
soit 27 ans.

On passera sur les excès de Carl pour obtenir l'accord de Lou.
Et c'est l'éternel Gillot, lui aussi sous la menace, qui les mariera le 20 juin 1887 en toute intimité et simplicité.

Il s'agit donc là encore d'un pacte intellectuel, d'un compagnonnage de goûts et d'études. Pas question de relations charnelles, ni d'enfants, et le seul qui naîtra et qu'adoptera Lou , sera des années plus tard, celui de la bonne.

Dans son autobiographie, elle n'accorde que quelques pages à Andréas. Elle y mentionne ses origines nobles persanes, ses années d'études, ses travaux en Perse, ses échecs successifs pour obtenir une chaire de professeur. Carl a quelque chose d'extraordinaire, dons de divination, visions, dimensions supra-scientifiques et cependant rigueur et érudition. Avec ses étudiants, il entretient des relations paternelles.

Les effets de ce mariage furent catastrophiques pour Rée quoique rien ne devait en fait changer aux dires de Lou, peu consciente de la cruauté de ses dispositions.

Avec Carl elle mène une vie modeste faite de voyages et d’études.
Ils fréquentent l'intelligensia des grandes capitales. Mais la situation se dégrade, la solitude, la gêne aussi « ils mènent une vraie vie de chien »

Lou attend, comme l'atteste son poème «  Bonheur de mars ».

Bonheur de mars

Sur les branches nues, secouées par le vent,
mars a posé une dernière neige, humide et molle.
J’avance comme dans un royaume enchanté
dans le silence du soir.

….. le printemps appelle, fait signe s’annonce…
Soit- n’aurais-je plus droit à l’ivresse,
Ce bonheur de mars ne s’aurait m’échapper :
immobile dans le paysage d’hiver
j’écoute un chant de printemps.

Cette attente sera doublement comblée. D'une part grâce à l'adhésion du couple à l'association du théâtre libre, à la collaboration de Lou à divers journaux, la Tribune libre et le Journal de Vos 1890 qui sont des revues d'avant-garde ouverts à la nouvelle génération des écrivains de tous pays (russes, français, italiens) et d'autre part, grâce à la rencontre avec Rilke « Un jour que nous devions nous rencontrer au théâtre Jakob Wasserman nous amena un ami qu'il désirait nous présenter : c'était René Maria Rilke ».

V – René Maria Rainer Rilke

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Et Rilke fut. Michaud intitule son chapitre sur Rilke «  Rilke enfant et souverain », Astor reprend une phrase de Rilke à l'adresse de Lou «  Tu es mon jour de fête » tandis que Meyer privilégie le « Ménage à trois ». Autant d'auteurs, autant de points de vue.

Quant à l'intéressée, elle insiste avec la formule « Avec Rainer » dans « Ma Vie » la double proximité avec Rilke la soulignant en utilisant « avec » alors que pour les autres il s'agissait « d’expérience » et en le nommant par son prénom alors que les proches le sont par leur nom de famille : Nietzsche, Rée, Andreas et Freud. Cela en dit beaucoup car Lou n'est pas sujette aux expansions affectives.

Pour les sources, outre le chapitre mentionné dans « Ma Vie » on se reportera à leur correspondance qui s'étend sur 30 ans de 1897 à 1926, au journal de Lou « En Russie avec Rilke »(1900) et à son roman « Rodinka ».

Dans ma vie, Lou raconte qu'elle avait reçu en 1897 des « envois anonymes de poèmes ». Rapidement rendez-vous est pris avec l’inconnu. La première rencontre se fera au théâtre puis très rapidement, leurs rendez-vous se multiplient sans témoins.

Dès mai, il s'est écoulé 4 mois, ils s'installent en compagnie de Frida Von Bülow à la montagne.
Tout imprégnée de la fréquentation de Nietzsche Lou voit en celui qu'elle rebaptisera Rainer au lieu de Maria, l'incarnation du processus artistique « rivalisant avec la vie » cherchant à « maitriser poétiquement le presqu'inexprimable » et à « donner un jour la parole à l'indicible ».
Mais elle y voit déjà les signes « d'un tournant tragique qui se préparait de plus en plus irrémédiablement.

De son coté Rilke relate leur rencontre dans une lettre adressée à Lou le 19 mai 1897 :

« Dans cette première heure j’avais été seul avec vous et je devais l’être à nouveau – en ce moment où la reconnaissance de mon cœur pour cette consécration a débordé… mais ces lignes ne sont qu’un merci depuis longtemps couvé ; avoir pu le prononcer apparaît comme un honneur. »

C'est donc là encore deux natures religieuses qui se rencontrent et fusionnent lors de leur voyage en Russie.
Et l'on peut, peut-être parler l'un mariage à la fois mystique et charnel entre Lou et Rainer, tel qu'elle l'évoque dans « Erotisme et Religion ».

A cela on peut ajouter l'essai de 1887 « L'humanité de la femme, ébauche d'un problème » dont Rilke tiendra compte dans la 3èe élégie de Douino. Ecrit 10 ans plus tôt cet essai livre à Rilke la personnalité à laquelle il a à faire : autonome, à la fois « plus dépendante et indépendante que l'homme l'est d'elle ».

Avec Rainer s'accomplira la rencontre de la femme et de l'artiste.
Pour Rilke elle incarnera le printemps, autrement dit la vie comme le stipule du reste Lou «  la femme est l'être humain qui jouit mieux de l'existence, l'être de toute joie et d'un égoïsme en lequel s'exhale la vie. Etre enclos par le monde de la femme c'est recevoir l'expérience de la bonté féminine » (10).

Et en écho, quelques vers de Rilke » :

1897 :

«  Jamais en mai je n’ai senti encore
Le monde chanter aussi plein,
Le printemps effleure chaque heure,
Chaque heure vibre sous sa main.

Elles chantent au fond du jour
Leur grand, leur discret bonheur,
Et plein de désirs, d’un pas de danseur,
L’écho à travers nuit nous fait retour. »

Rilke n’est qu’exaltation au contact de Lou, reconnaissance, bonheur. Le monde change sous ses yeux, tout rayonne.

« C’est à travers toi que je veux voir le monde car du même coup, je verrai non plus le monde mais toi seule, toi, toi ! »
« Tu est mon jour de fête ».

Tout serait à citer tant la prose poétique de Rilke est admirable, fluide, exaltée sans mièvrerie, adoratrice sans être idolâtre.

Tandis que Rilke a trouvé chez Lou une amante, une mère, elle le rebaptisera Rainer , et une muse, Lou a trouvé en lui une « réalité tangible ». Dans « Pour te fêter » Rilke chante Lou à la façon du roi Salomon son aimée dans « Le Cantique des Cantiques ».

Mais Lou lui en fait retrancher la moitié comme elle censura et détruisit une bonne partie de sa correspondance. Ensemble ils ont brulé leur correspondance amoureuse de 1897 à 1901.

Tous deux sont animés par une même célébration de la vie dont ils cherchent l’unité originaire, organique. En cela ils s’inscrivent dans la philosophie vitaliste de l’époque, la lebenphilosophie dont ils trouveront l’incarnation dans le peuple russe. Ils nourrissent à l’égard de la Russie une véritable passion car c’est là que « l’homme peut s’y faire essentiel » (Angelus Silesius), c’est là que Rilke parviendra à dépouiller son style de toute fioriture, c’est là que Lou naitra à cette Russie qu’elle avait ignorée dans son enfance.

Ensemble ils étudient la littérature et la langue et mènent une vie ascétique en compagnie d’Andréas qui s’est joint au couple.

C’est à Pâques 1899 qu’ils entreprennent tous les trois leur premier voyage en Russie à Saint-Pétersbourg et Moscou pour y retourner tous les deux un an plus tard. La première visite fut pour Tolstoï en qui Rilke voyait l’incarnation de l’homme russe.

Quant au peuple russe sans doute l’idéalisent-ils, indifférents aux signes avant-coureurs de la proche révolution. Il n’est question que de la simplicité, du naturel russe, de sa richesse spirituelle, de sa nature contemplative qui les détourne de l’action politique (laquelle n’intéressait pas du tout Lou). Ils tâchent, comme le préconise Tolstoï de devenir aussi simples que le peuple russe afin de tout posséder.

Dans son journal, Lou décrit minutieusement les villes, les bâtiments, elle s’extasie sur les paysages, médite sur les maisons  qui provoquent une indicible mélancolie.

Telle est l’expérience de la Russie pour Lou. Expérience décisive, sans doute solitaire, de même que le fut celle de Rilke que Lou décrit si bien dans « Ma Vie ». Elle le présente comme angoissé, exalté, incertain en quête de Dieu, poétisant comme l’on prie. C’est pourquoi il se fera pauvre entre les pauvres (11), mais la pauvreté matérielle préserve-t-elle de la redoutée pauvreté spirituelle ?

Plus tard, il fera, alors qu’il est au comble de l’angoisse, la rencontre de Rodin dont il fut le secrétaire particulier. Il en tira un admirable texte où il écrit :

«Votre œuvre et votre exemple héroïque sera toujours l’évènement le plus important de notre jeunesse ».


En octobre 1902, il lui adresse ce texte :


27 octobre 1902
Mon cher Maître,

Avant votre départ, j’ai le besoin de vous dire mes reconnaissances pour toutes les heures de bonheur que vous m’avez données pendant les deux mois que je suis à Paris. Dès que je suis arrivé ici, il n’y avait pas autre chose pour moi que votre œuvre : c’est la ville dans laquelle je vis, c’est la voix que j ‘entends et le silence qui m’entoure, c’est l’aurore et le crépuscule de tous mes jours et le ciel de mes nuits de travail. Je ne sais pas vous le dire, et mon livre, lui aussi, peut-être ne sera-t-il qu’un faible souvenir de mes impressions et de mes sentiments ? Mais ce que je reçois, tous les miracles de vos mains et de votre vie, tout ça n’est pas perdu : je sens que la lourde richesse que vous avez mise sur mon cœur me restera, et que, dans la résurrection de mes vers, se lèvera, beauté par beauté, tout ce temps énigmatique.

J’ai déjà une fois essayé de vous dire, que votre œuvre et votre exemple héroïque sera toujours l’évènement le plus important de notre jeunesse et le souvenir que nous garderons comme un héritage sacré pour notre enfant, et pour des jeunes gens, qui ne savent pas leur chemin et qui nous le demanderont.

Vous êtes en voyage : sachez, mon Maître, que nous pensons avec ce sentiment ardent à vous, en travaillant. Moi, je connais un peu l’Italie. J’ai vécu quelque temps à Florence, puis à Pise, et près de Pise à la campagne au bord d’une mer rêveuse et forte. Voilà un passé, qui reste debout pendant des siècles, un passé plus voisin de l’avenir que du présent. Ce doit être aussi comme une partie de vous : parce que chez Michel-Ange et Léonard vous êtes entre vos pairs.

Quand vous reviendrez, mon Maître, mon travail sera fini, je l’espère. Mais j’ai pris ces jours-ci la résolution de rester cet hiver à Paris, de fréquenter les conférences du « Collège de Franc e», de revenir au Louvre, de travailler et d’étudier beaucoup, par exemple de m’occuper ardemment de l’œuvre M. Eugène Carrière.

Et j’espère que vous me donnerez la permission précieuse d’entrer quelquefois les samedis dans votre atelier et de garder ce contact avec votre œuvre, qui m’est devenue une communion de laquelle je reviens jeune et juste, éclairé de l’intérieur par l’hostie de votre beauté… Ma femme est tout le jour dans son atelier et nous ne nous voyons presque que le dimanche où nous allons au Louvre ou au Luxembourg.

Rainer Maria Rilke

Voici un extrait de son ouvrage sur Rodin, à propos des mains de celui-ci :

« L’artiste est celui à qui il revient, à partir de nombreuses choses, d’en faire une seul et, à partir de la moindre partie d’une seule chose, de faire un monde. Il y a dans l’oeuvre de Rodin des mains, de petites mains autonomes qui, sans faire partie d ‘aucun corps sont vivantes.

Des mains qui se dressent, irritées et méchantes, des mains dont les cinq doigts hérissés paraissent aboyer comme les cinq gueules d’un chien des enfers. Des mains qui marchent, des mains qui dorment et des mains qui s’éveillent ; des mains criminelles, des mains à l’hérédité chargée, et d’autres qui sont fatiguées, qui ne veulent plus rien, qui se sont couchées dans un coin comme des bêtes malades qui savent que personne ne peut les secourir. Mais les mains sont déjà un organisme complexe, un delta où conflue quantité de vie venue de loin, pour se déverser dans le grand fleuve de l’action. Il y a une histoire des mains, elles sont effectivement leur civilisation à elles, leur beauté particulière ; on leur reconnaît le droit d’avoir une évolution propre, et leurs propres désirs, leurs sentiments, leurs lubies et leurs préférences. Or, Rodin, sachant par l’éducation qu’il s’st donnée que le corps n’est tout entier composé que des théâtres où se joue la vie – une vie capable à chaque endroit de devenir individuelle et grandiose – a le pouvoir de conférer à n’importe quelle portion de cette vaste surface vibrante l’autonomie et la plénitude d’un tout. De même que pour lui le corps humain n’est un tout que pour autant qu’une action commune (interne ou externe) mobilise tous ses membres et toutes ses énergies, de même, pour lui, les différentes parties de corps différents s’ordonnent aussi, inversement, en un seul organisme, lorsqu’elles sont jointes ensemble par une nécessité intrinsèque. Une main qui se pose sur l’épaule ou la cuisse d’autrui ne fait déjà plus tout à fait partie du corps dont elle est venue ; avec l’objet qu’elle effleure ou empoigne, elle forme une nouvelle chose, une chose de plus, qui n’a pas de nom et n’appartient à personne ; et c’est de cette chose, avec ses frontières bien déterminées, qu’il s’agit dorénavant. Cette découverte est le fondement du groupement des personnages chez Rodin ; c’est d’elle que résulta la façon inouïe dont les figures sont liées les unes aux autres, la cohésion des formes et leur manière de ne pas se lâcher, à aucun prix. Il ne part pas des figures qui s’enlacent, il n’a pas de modèles qu’il dispose et arrange. Il commence aux endroits où le contact est le plus fort, qui sont autant de sommets de l’œuvre ; il attaque à l’endroit où naît quelque chose de nouveau, et tout le savoir de son instrument, il le consacre aux mystérieuses manifestations qui accompagnent le devenir d’une chose nouvelle. Il travaille quasiment à la lueur des éclairs qui jaillissent en ces points et, de le devenir d’une chose nouvelle. Il travaille quasiment à la lueur des éclaires qui jaillissent en ces points et, de tout le corps, il ne voit que les parties qui en sont éclairées. Le charme du grand groupe, homme et jeune fille, intitulé le Baiser, réside dans la répartition sage et équitable de la vie ; on a le sentiment que, des surfaces en contact, des ondes partent là dans les corps tout entiers, des frissons de beauté, de pressentiment et d’énergie. De là vient qu’on croit voir la félicité de ce baiser partout sur ces corps ; il est comme un soleil qui se lève, et sa lumière est répandue partout (…) »

Rainer Maria Rilke. Auguste Rodin, 1962. Texte choisi par Pierre Sterckx et publié dans Les plus beaux textes de l’histoire de l’art. Beaux Arts édition, 2009, p. 173.174.

Pour compléter on ajoutera ces quelques poèmes. Photos de sculptures de Rodin

Texte du poète Rainer-Marie Rilke (secrétaire de Rodin 1905 – 1906, œuvre en prose, la Pléiade)

« Ce travailleur grave et recueilli,
qui jamais n’avait cherché ses
sujets et qui ne voulait en fait
d’accomplissement que celui
que pouvait atteindre son
instrument toujours plus mûr,
traversa sur cette voie tous
les drames de la vie : voici que
s’ouvrit devant lui la profondeur des nuits d’amour,
ce grand espace obscur empli de
volupté et de chagrin où,
comme dans un monde encore,
héroïque, il n’y avait point de
vêtements pour éteindre
les visages et où les corps étaient en
valeur. Les sens chauffés à
blanc, il arriva en quête de vie dans la grande confusion
de ce corps-à-corps, et ce qu’il vit, ce
fut la vie.

Il ne se retrouva pas enserré, amoindri et étouffé. Il se retrouva dans un espace immense. L’atmosphère des alcôves était loi. Là, c’était la vie, elle était là mille fois par minute, elle était dans le désir et dans la peine, dans la folie et dans l’angoisse, la perte et la conquête. Il y avait là une attente qui était infinie, une soif si grande que toutes les eaux du monde se desséchaient comme une goutte, il n’y avait là nul mensonge ni refus, et les gestes de prendre et de donner étaient là, authentiques et grands. Là étaient les vices et les vicissitudes, les damnations et les béatitudes, et l’on concevait d’un coup qu’un monde ne pouvait qu’être pauvre dès lors qu’il cachait tout cela, qu’il l’enterrait et faisait comme si cela n’était pas.

Cela était,
Parallèlement
à toute l’histoire
de l’humanité
se déroulait cette autre histoire,
qui ne connaissait pas de déguisements,
pas de conventions,
pas de différences
ni de classes : seulement la lutte. Elle aussi avait
eu son évolution.

D’un instinct qu’elle était, elle était devenue une aspiration, d’une convoitise entre homme et femme, une attirance entre êtres humains. Et c’est ainsi qu’elle apparaît dans l’oeuvre de Rodin. C’est encore l’éternelle bataille des sexes, mais la femme n’est plus l’animal vaincu ou consentant. Elle ale même désir et la même lucidité que l’homme, et c’est comme s’ils s’étaient réunis afin de chercher tous deux leur âme. L’être qui, dans la nuit, se lève et va sans bruit vers un autre est comme un chercheur de trésor, qui veut déterrer, à la croisée des chemins du sexe, le grand bonheur qui est si nécessaire.

Et dans tous les vices, dans toutes les voluptés contre nature, dans toutes ces tentatives désespérées et perdues, il y a quelque chose de ce désir qui fait les grands poètes. L’humanité soufre là d’une faim qui la dépasse et la transporte au-delà d’elle-même. Des mains se tendent là vers l’éternité. Des yeux s’ouvrent là qui regardent la mort et ne la craignent pas ; il s’épanouit là un héroïsme sans espoir dont la gloire vient et passe comme un sourire, et comme une rose fleurit et se fane. Il y a là les tempêtes du désir et les grands calmes de l’attente ; là aussi les rêves qui deviennent acteurs, et les actes qui se perdent en rêves. Là, comme dans une gigantesque salle de jeu, on perd ou l’on gagne une fortune d’énergie. »

Tout cela se trouve dans l’œuvre de Rodin.

Mais nous avons fait là un bond de quelques années en occultant la fin de leur liaison amoureuse. C’est en Russie que sera consommée la rupture. En 1934 se remémorant cette période Lou écrit dans son journal :

« Et pourtant, pourtant ne me sentais-je pas irrésistiblement entraînée loin de toi, arrachée à cette réalité de tes débuts qui nous avait fait apparaître comme tirés d’une même matière ? Qui sondera le mystère de la plus intense proximité et de la plus extrême distance » (Journal avril 1934).

On notera que le même paradoxe que celui éprouvé avec Nietzche se rencontre, la plus grande proximité, liée à l’extrême distance. Ceci explique sans doute pourquoi délivrée de cette proximité, Lou peut se révéler la plus fidèle, la plus attentionnée des amies, car c’est une amitié de trente ans qui la liera à Rilke. Déjà consciente de cet impératif vital, elle avait écrit en 1898.

« Rester à jamais étranger l’un à l’autre dans une éternelle proximité, telle est la loi la plus profonde de l’amour, qui jamais ne s’en écarte » et d’ajouter «Je suis éternellement fidèle aux souvenirs, je ne le serai jamais aux hommes ».

Dans son journal elle écrira cependant :

« Je me suis mal comportée envers Rainer, mais cela ne me fait jamais mal » et d’ajouter « Pour provoquer le départ de Rainer je serais capable d’être brutale » (il faut qu’il parte !).

Outre la volonté de s’appartenir, Lou argue aussi que le besoin d’affection exclusive de Rainer l’aliène lui et l’empêche d’accéder à soi et à l’œuvre future « Il était maintenant urgent que tu conquières liberté et espace ». Rilke, brisé lui répondit par ces quelques vers plein d’amour et de reconnaissance :

« Tu m’as pressée contre toi, non pour te moquer,
mais comme presse la terre la main du potier,
sa main créatrice.
Elle rêvait d’une forme –
et prise de la lassitude, voici qu’elle renonça,
elle me laissa choir, et je me brisai… »

Et ce n’est que deux ans et demi plus tard que débutera leur échange épistolaire. Dans cette correspondance magnifique il est question de la vie quotidienne ; de leurs travaux et de leurs doutes ; de l’angoisse de Rilke, du solide réconfort de Lou ; de leurs voyages et des nombreux déménagements de Rilke ; de la guerre aussi 1914 – 1918, de la révolution en Russie qui ruinera les Salomé, Lou écrit que son frère dispose d’une pièce dans son ex-propriété dont son valet est devenu le maitre ; de philosophie de l’art, d’envoi d’œuvres de Rilke dont Lou est la première destinatrice et admirative critique ; du mariage de Rilke ; de sa fille. Ils se reverront deux fois en 1913 lors du mariage de la fille de Rilke où Rilke fait la rencontre de Freud, puis en 1919 avant que Rilke ne décède en 1926. Plus les années passent plus leur relation est fusionnelle. Les rares lettes de Lou au début se multiplient et on pourrait parler de noces mystiques. Sans doute s’agit-il là de la plus belle entrée en matière pour comprendre Rilke et par conséquent ses œuvres.

De lui, Lou écrit qu’il est « l’être le plus symbolique » qu’elle connaisse. C’est à l’enfance que doit retourner l’artiste car l’enfance, la maladie, la douleur, cristallisent l’essence de l’art qui se fait action de grâce à ce Dieu pressenti.

Et s’il est un recueil de poésie qui illustre cela, sans doute sont-ce les « Elégies de Duino ». Voilà ce que Lou écrit :

« Et l’Elégie de la créature – celle du plus secret de mon cœur, superbe indiciblement : l’inexprimable dit, élevé à la présence. Et c’est bien en définitive de cela seulement qu’il s’agit : nous sommes entourés, cernés de présences qui n’accèdent qu’ainsi pour nous au salut de l’existence et qui n’en sont pas moins la seule chose dont nous vivions. »

Et pour ceux qui aiment les Saltimbanques de Picasso, reportez-vous à la 5ème Elégie.

VI - Rencontre avec Freud

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C’est à partir de 1911 que Lou trouve une réponse à ce qu’elle dit avoir obscurément cherché depuis son enfance, à savoir comment le substrat infantile conditionne « l’évolution naturelle et permet de lire ce qu’il y a d’indéchiffrable chez l’homme grâce à l’usage pénétrant de la parole ».

Ceci avait déjà porté ses pas vers la littérature russe, vers Nietzche et les philosophes plus anciens dont Spinoza, mais aussi vers la religion. Autant de modes de réflexion, de représentation et d’expression de l’être. Sans doute du reste avait-elle été initiée dès 1895 aux œuvres de Freud qu’elle rencontra peut-être à Vienne à cette époque.

« Dans nos esprits ribote un peuple de démons» avait écrit Baudelaire dans son « Au lecteur », de même ce que la psychanalyse découvre aussi bien chez le malade que chez l’homme sain ce sont « la concupiscence, la brutalité, la trivialité » au service desquelles se met la raison rendant l’homme « plus bestial que toutes les bêtes « (Faust). Mais face à cela, Lou conserve un indéfectible amour de la vie même si vivre est difficile.


Freud s’en étonnera toujours et l’enviera sans doute :

« Même quand il est question des pires horreurs vous avez un regard comme si c’était Noël »
Lou consacra plusieurs ouvrages à Freud, collabora à des revues de psychanalyse et conçut plusieurs ouvrages fruits de sa pratique thérapeutique, enfin on ne saurait négliger leur correspondance s’étendant de 1912 à 1936.

Pour qui voudra se faire une idée de la 2ème année durant laquelle Lou aborda le cours de Freud à Vienne, il sera bon de consulter « A l’école de Freud – Journal d’une année 1912 – 1913. On comprendra pourquoi Freud nommait Lou , non seulement la « compreneuse » mais aussi « le poète de la psychanalyse » considérant, comme il l’atteste dans l’éloge funéraire de Lou, que « ce fut un honneur de la voir se joindre à nos travaux et à nos luttes ».

C’est du reste non seulement en amateur éclairé, mais aussi en tant, plus tard, que thérapeute professionnel et enfin que défendeur indéfectible de Freud que Lou s’exprime. Mais si son admiration pour celui qu’elle nomma toujours « Cher professeur » est sans limite elle n’en conserve pas moins la liberté (dans sa lettre ouverte elle écrit : vous me teniez en laisse pourvu que la laisse ait une bonne longueur) d’aller aux réunions de ceux (Adler) qui sont entrés en dissidence, mais aussi de discuter avec le maître, de relever les points de ses idées problématiques notamment sur la création artistique et la religion réduite à une illusion et d’élargir leur perspective ce dont Freud lui sait gré.
Bien qu’ils ne se soient guère rencontrés leur amitié est d’autant plus forte que s’y joint celle d’Anna Freud dont Lou devint avec Freud la seconde thérapeute.

Outre leur « passion » pour la psychanalyse, Lou et Freud qui n’ont que 5 ans d’écart partagent la même culture et voient s’effondrer « le monde d’hier » (Sweig).

Dans le journal 1912 – 13 Lou relate les fameuses soirées du mercredi qui voyaient se réunir les disciples de Freud pour y discuter des divers concepts de la,psychanalyse à savoir : la nature des névroses, l’inconscient, le sadomasochisme, la libido, les techniques du rêve, la création littéraire.

Chaque analyste peut y intervenir et faire une communication. A la 1ère de celle-ci Lou raconte que Freud la fit s’assoir auprès de lui et plus tard il déplorera ses absences à leur réunion. Lou en profite aussi pour défendre Freud du dogmatisme qu’on lui imputa.

Leur relation fut non seulement amicale mais aussi professionnelle. Dans leur correspondance Lou soumet souvent à Freud des cas difficiles, celui-ci lui adresse des patients, ils s’envoient leurs écrits, en discutent sur un pied d’égalité.

Mais Freud fut aussi l’ami indéfectible de Lou qu’il aida financièrement à de nombreuses reprises que ce soit pour se rendre auprès de Freud ou pour assumer le quotidien :

8.9.1922

« Je sais aussi par la même source limpide les privations que vous vous imposez. Cela ne peut continuer et c’est pourquoi il avait été convenu que je vous apporterai un petit quelque chose en monnaie forte à Berlin pour vous faciliter les choses… Les étrangers m’ont obligé à gagner de l’argent même pendant les vacances et je veux vous faire participer à cette clientèle avec cent dollars. »

Ensemble ils vieillissent, ensemble ils supportent la maladie, la douleur physique qu’ils redoutent tous deux. Et Lou de méditer sur l’aide mutuelle que les êtres humains peuvent s’apporter.

Mais face à la vieillesse et à la mort, Lou demeure d’une inaltérable jeunesse tandis que Freud s’enfonce dans la mélancolie.

«Il fait bon vieillir » écrit en Mai 1934 Lou à Freud alors qu’elle est atteinte de cécité, veuve et vit en recluse à Loufrid mais entourée de Pfeiffer et de sa fille adoptive.

En 1931 Lou soumet à Freud le projet d’un écrit « Mein dank an Freud » Mon remerciement à Freud qui deviendra « Lettre ouverte à Freud » après d’âpres négociations avec l’intéressé qui préfèrerait « Mon remerciement à la psychanalyse ». A la lecture de l’ouvrage Freud ne tarira pas d’éloge 241). Encore quelques lettres, Lou s’éteindra 5 ans avant Freud qui lui écrivait en mai 1936 date de son propre anniversaire

« Moi non plus je ne peux plus voyager. On se contente d’une sorte de répit charitable. Quand même votre » Freud.

Sans doute le concept le plus original et fondateur qu’élabore personnellement Lou est-il celui de Narcissisme auquel elle consacra un ouvrage « L’amour du narcissisme ». Elle l’évoque à de nombreuses reprises dans la correspondance avec Freud, le Journal et la Lettre.

En bref elle ne se limite pas à l’amour de soi et distingue un second sens. Outre le fait qu’il s’agit d’une énergie positive présidant à l’harmonie de l’individu, elle le définit comme un « appel vers l’harmonie première, antérieure à l’épreuve de l’individuation » (processus émergence de l’individu). Le narcissisme serait « la reconquête de la totalité primitive ».

Ce faisant d’une part, elle critique l’étroitesse de la définition freudienne pour élargir à l’idée d’un « état disparu de la totalité originelle, auquel cet amour de soi est relié comme l’embryon par un cordon ombilical » et d’autre part pointe en deça du clivage entre le sujet et le monde extérieur, un état fusionnel auquel aspire tout individu comme l’âme selon Platon aspire au monde intelligible dont l’a coupé sa chute dans un corps-tombeau qui certes y a gagné une identité mais a perdu sa relation au tout.

La conséquence en est double : le narcissisme est source d’une énergie créatrice mais aussi lieu d’une régression infantile, survivance de l’enfant en nous.

Or s’il est quelqu’un qui a, pour Lou, incarné ce paradoxe dans son existence c’est bien Rilke dans un poème intitulé « Narcisse » 1934 :

« …Maintenant, c’est là, épanoui dans l’eau
indifférente – et distrait, et je peux
longuement, m’en étonner sous ma couronne de roses.

Là, ce n’est pas aimé. Là, au fond,
l n’y a que l’impassibilité des pierres précipitées
et je puis voir combien je suis triste.
Etait-ce cette image dans son regard ?... »

Rilke aurait-il été le déclencheur et l’objet d’observation privilégié de Lou ? Serait-elle venue à la psychanalyse à cause / grâce à lui ?

Quand on feuillette le journal 1912 – 13 on remarque que nombre de pages concernant Rilke, pas seulement parce qu’il a accompagné Lou au congrès de Munich du 6 septembre au 3 octobre 1913 (le congrès lui-même étant du 7 au 8 septembre) mais aussi parce qu’elle consacre des pages à la réflexion sur Rilke et sur l’art. Elle le dit hanté par l’autre, ce hors-là (Horla) qui le déréalise.

Et pourtant malgré ou à cause de l’autre Rainer crée. Les Elégies sont « le fruit le plus intime de son être ». Rainer ne peut vivre que ce qui le tue et qui surmonté lui confère la « grande santé » nietzschéenne.

Or c’est là qu’apparaît  un concept central pour expliciter l’origine de la création : la sublimation que Lou définit dans le Journal (p 378) comme « la réalisation de nous-mêmes » comprise comme rassasiement de soi-même (= narcissisme) dont la fin est de « prendre terre dans des activités culturelles. Bouclant la boucle Lou ajoute dans le Journal :

« Seul, l’homme qui a sur s’élever « promothéiquement » encore une fois dans la civilisation a créé encore une fois l’existence humaine comme une deuxième réalité, est aussi Narcisse complètement épanoui devant sa propre image : c’est lui qu’il y voit ; il n’est pas l’esclave fouetté, involontairement obligé de se fuir lui-même.. »

L’artiste réalise le Grand Midi de Zarathoustra

« Et ce sera le Grand Midi quand l’homme sera au milieu de sa route entre la Bête et le Surhomme quand il fêtera, comme sa plus haute espérance son chemin qui mène à un nouveau matin ». (Ainsi parlait Zarathoustra I De la vertu qui donne §3).

Quant à Lou elle n’est pas seulement l’analyste impénitente mais aussi l’artiste qui fait se rencontrer création littéraire et psychanalyse. Dans « La Cape Magique » (1923), pièce de théâtre à ce jour jamais mise en scène, elle crée une fantaisie confrontant un nain, aux « deux grandes mains disproportionnées par rapport à sa taille », qui n’est autre que Rilke (dont Lou soulignait la grandeur des mains faites pour pétrir) chargé par une petite fille (qui n’est autre que Lou, l’enfant réfugiée dans ses fantasmes) de donner vie (comme Dieu-poète) à sa poupée dans un monde d’adultes « sévères, méchants ou délicieux » .

Le nain comme l’enfant sont dans l’en-deça de la réalité déterminée par les adultes qui ont réduit l’invisible à un pragmatique visible afin d’évacuer le mystère inutile de l’être. « Nous, dit le nain au père (de la petite fille qui l’interroge sur son identité) sommes indifférents à l’aspect extérieur, parce qu’il abrite quelque chose de si ancien, de si antique que le corps serait incapable de le manifester ».

Seule l’enfant peut « comprendre » le nain car pour eux tout est possible donc réel. Ils croient en l’invisible. Là ou le grand-père voit le rebut « Ne quitter en aucun cas le monde visible pour tomber dans le rebut : c’est mon seul souci ! » le nain lui rétorque que « ce qui est soi-disant au rebut n’en a que plus de valeur. Les plus belles choses ne nous viennent-elles pas de l’invisible ? » que celles-ci se nomment Dieu ou l’inconscient.

Reste cependant à dire l’indicible et c’est là que les mots se font carrefour de la psychanalyse et de la poésie. « Ce que, j’entendais décrire, explique le nain au petit-fils, c’est la force qui me domine sans que je puisse m’y soustraire, ni l’atténuer » faisant fi du corporel, comme du vrai ou objectif des hommes, le nain décrit l’origine même du processus artistique comme soumission à une puissance céleste.

Le prix à payer est la terrible solitude, celle de l’étranger pour qui les hommes sont « comme des marionnettes, si dépourvus de résonnance »autrement dit absurdes.

Face au nain la famille prend conscience de ce qu’elle est et en particulier le petit-fils qui attend que le nain le restitue à sa générosité originelle.


VII – L’expérience de la philosophie

Certes, comme nous l’avons déjà mentionné Lou Andréas Salomé ne fut pas une philosophe, (mais quelle femme l’était-elle à son époque et auparavant ?) au sens classique (ce qu’on enseigne en classe) néanmoins elle pratiqua, comme le dit Hadot à propos des philosophe de l’Antiquité la philosophie comme un art de vivre, avec rigueur, détermination et conséquence. A cette tâche jamais elle ne faillit car il en allait de son être.

Par philosophie nous entendons deux directions dont les fils se tissent comme ceux d’une toile d’araignée. La première direction concerna sa formation auprès de Gillot, puis Bidermann et Nietzsche pour ne citer que les principaux, la seconde ses convictions personnelles élaborées au contact de la philosophie, de l’art et de la psychanalyse, ce dont nous avons déjà eu des aperçus.

Dans le premier cas la liste des philosophes entraperçus, lus, médités est fort longue, elle s’étend de l’antiquité grecque des présocratiques Héraclite, Empédocle, Pythagore dont Nietzsche était féru, aux créateurs d’école, Platon, Aristote ( Nietzsche s’inspirera de ce dernier pour la légendaire photo illustrant l’idée d’Aristote selon laquelle il est dans la nature de la femme de réduire l’homme en esclave.

Du Moyen-âge aucune trace, à notre connaissance, ni Saint Augustin ni Saint Anselme ni Abélard, Albert le Grand, ni les philosophes musulmans ou juifs ne sont mentionnés quoique Lou consacre de longues pages aux trois monothéismes dans «  Création de Dieu » 1922 dont les passages sur Jésus ne sont pas sans rappeler les positons de Nietzsche.

Du XVIème siècle, elle aura lu Descartes, Leibniz, Pascal mais surtout Spinoza qui deviendra son philosophe favori et avec Nietzsche le plus marquant quoiqu’il ne faille négliger ni Schopenhauer le seul et unique éducateur de Nietzsche ni les moralistes français du XVIIème siècle.

Bien sûr elle n’ignore pas non plus les philosophes du XVIIIème en particulier Kant. Et on ne pourrait clore cette liste sans évoquer les Max Scheler dont elle s’entretient longuement dans son Journal les 29 – 30/09/1913 pour comparer ses idées à celles de Simmel qu’elle connaissait personnellement. Cependant il s’agit plus d’une analyse psychologique que philosophique.

Après ce rapide aperçu, il est temps d’esquisser la philosophie existentielle de Lou Andréas Salomé en nous concentrant sur ce qui en constitue l’essentiel à savoir « une célébration de la vie dans son unité organique qui saisit l’homme en entier (cœur- corps - esprit) et qui donne à s’accomplir dans l’éclair de l’amour, de la création artistique, dans l’action de grâces ». D’où la convergence de Spinoza, Nietzsche, Simmel, mais aussi du côté littéraire de Goethe, Tolstoï et Rilke.

Tous et en particulier Simmel partagent la même dialectique qui consiste à dépasser les contraires en une unité supérieure visant à restaurer l’intégrité de l’homme dans son unité et son unicité. Mais face à l’éclatement effectif de l’unité de l’homme cette tentative n’est-elle pas désespérée, voire inutile et erronée comme l’affirmait Freud ?

En effet Freud critique le verbiage philosophique des monistes réduisant l’ensemble des choses à un seul principe soit matériel (tout est matière) soit spirituel (tout est esprit) ou encore neutre, matière et esprit renvoyant à une même substance. Il soutient au contraire un pluralisme lié à l’ampleur et à la profondeur des possibilités empiriques. En conséquence Freud ignore le besoin rationnel d’une unité définitive des choses et lui attribue une origine narcissique tout en reconnaissant celle-ci comme condition du courage de vivre. A quoi Lou objecte…. :

« Notre soif de vie et notre soif de pensée se désaltèrent au plus profond de la même eau qui en devient intangible et sacrée. Peut-être y a-t-il de l’impertinence chez le penseur a vouloir présupposer, non, tout simplement supposer l’union de toutes chose avec lui-même. »

On voit donc que Lou Andréas Salomé se trace une voie originale qui consiste à exploiter les concepts de la psychanalyse (narcissisme et sublimation) pour conforter son intuition dont on sait avec Bergson qu’elle est « quelque chose de simple d’infiniment simple et si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire »(12). Or Lou a lu Bergson dont elle partage la quête dune expérience de l’absolu définissant « la joie intérieure comme un étonnement d’être ». (formule qu’Apollinaire appliquait à Chagall). Elle se sent proche de cette philosophie du vivant qui « pose l’Etre comme consubstantiel à nous-mêmes ». Cet Etre eut pour Lou le nom de Dieu lorsqu’elle était enfant mais qu’elle redéfinit comme n’étant pas une substance mais une forme.

Et plus loin Lou poursuit « Au plus profond de lui-même, notre être s’oppose absolument à toute limite ». Or c’est bien ce dont elle a fait l’expérience avec l’artiste, en l’occurrence Rilke et avec le psychotique dont elle écrit dans sa correspondance avec Rilke :

« Ce qu’il y a d’infiniment émouvant, poignant chez le psychotique c’est que cet incurable nous communique encore quelque chose qui nous dépasse… c’est qu’il met à nu pour nous ce qu’aucune conduite saine ne pourrait jamais mettre à nu, et qu’il n’en est pas moins d’une importance infinie…
Chez le psychotique comme chez l’artiste, le cercle à l’intérieur duquel l’individu est le tout, le sujet et l’objet sont d’ordinaire opposés, se referme ».

« Toute névrose est donc le signe d’une valeur qui signifie que quelqu’un a voulu aller jusqu’au bout de lui-même ». C’est ce à quoi Lou a sans cesse invité Rilke et qu’illustre le poème « Retrouvailles ».

Depuis longtemps, le chemin s’est perdu.
Dans l’escarpement des buissons et des pierres,
Battue des vents et dominant la mer,
Je m’enfonce à tâtons dans la forêt.
Autour de moi, le pays devient de plus en plus étranger….
C’était ici ma demeure,
C’était ici le lieu de mon enfance. »

Lou n’est donc pas en quête de soi, mais en quête de l’Etre plus intérieur à moi-même que moi-même (Saint Augustin).

Aussi sur le plan philosophique Spinoza lui est-il le philosophe le plus proche, et ce d’autant plus qu’en lui se rencontrent et Nietzsche et la psychanalyse.

Dans son Journal 1912 – 13 en date du 14/12/1912 Lou souligne que la notion de surdétermination définie en psychanalyse comme une formation de l’inconscient (symptôme, rêve…) déterminée par plusieurs facteurs organisés en chaines signifiantes différentes requérant une interprétation est très proche du spinozisme. Défini comme action réciproque de tout avec « le tout » ce concept permet « d’arriver à l’éternelle paix de la philosophie de Spinoza que signifie l’enthousiasme le plus passionné ».

« J’éprouve une grande joie à constater que le seul penseur avec lequel j’ai eu presque dès l’enfance de profonds affinités intuitives et une sorte d’adoration, me retrouve ici et qu’il soit le philosophe de la psychanalyse… »

Afin de clarifier les liens qui unissent à la pensée de Salomé à celle de Spinoza, nous proposons un exposé des principaux concepts de celui-ci en annexe.

Mais au- delà du bonheur il y a la Béatitude qui transpire dans certaines pages de Lou. Spinoza en trace la voie par l’intuition et la définit comme le sentiment de l’adéquation entre « notre cosmos intime et le cosmos entier ; entre nous et Dieu »

Voilà en quels termes Lenoir résume cette pensée :

« La béatitude ou la joie parfaite est donc le fruit d’une connaissance à la fois rationnelle et intuitive qui s’épanouit dans une amour … un amour universel fruit de l’esprit » (13).

Et nous conclurons par cette invitation dont Lou fit le fil rouge de son existence.

« Si, il est vrai la voie que je viens d’indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver. Et cela certes doit être ardu, ce qui se trouve si rarement… » (14)

 

«  (14)

Conclusion : Ce qui manque à l’esquisse

L’ultime chapitre de Ma Vie, s’intitule « Ce qui manque à l’esquisse ». Or en cette « fin » de parcours inachevé nous devons nous poser la même question.

Que manque-t-il à notre esquisse ? Tout ce que chacun en appréciera et comprendra sans cependant lui assigner de fin.

Notre esquisse n’est qu’une évocation offrant une représentation de « notre » Lou à l’imagination de ceux qui la feront leur. Objet de projection elle est à l’instar d’un rêve, le produit d’une condensation où se mêlent ce qui est sien ce qui est notre.
Symbole pour les uns de la femme libre, pour les autres de l’égérie, de la muse, de l’amie, de la solitaire… Ce ne sont là que fragments à l’image de ceux qu’elle a laissés, accumulations éphémères qui échappent à l’unification de l’autobiographie.

Esquisse donc à l’instar d’un dessin provisoire qui jaillit (schizzare en italien « jaillir ») et laisse une tache. Pareille à la « Cape magique » du nain qui cache celui-ci aux regards des autres, c’est en tout cas la vertu qu’ils lui prêtent, Lou nous demeure invisible.

« Ce qui est de nature élémentaire et intime n’exprime rien sur lui-même, écrit-elle dans « Ce qui manque à l’esquisse ». Ainsi de ce qui est vraiment essentiel rien n’est exprimé. Rien n’est dit positivement mais ce qu’on ne dit pas se devine à partir des aspects négtifs… » (15)

La Cape magique a avant tout le pouvoir de révéler à chacun ce qu’il est, ce en quoi elle est magique.

Pour lors nous demeurerons sur le silence auquel invite Wittgenstein dans son Tractatus logico- philosophicus.

« Ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence ».

 

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(1) Lou Andréa Salomé Ma Vie Puf : Expérience de la famille p : 41
(2)(3) Ma Vie p.45 46 /53 56
(4) La maison 1904
(5) Ma Vie op. cité
(6) Lou Andréa Salomé Création de Dieu p .153
(7) Anne Baudart Postface à Création de Dieu p.155
(8) Ma vie op cité p.31 32
(9) Ma vie p.9-10
(10) Création p.30-36
(9) Lou Salomé Correspondance avec Freud. 10/08/1923. Ed Gallimard
(10) Lou Salomé : Eros : réflexion sur le problème de l’amour 1910
(11) Rilke : Livre de la pauvreté et de la mort 1903
(12) Bergson : La pensée et le mouvement. L’intuition philosophique 1911
(13) Frédéric Lenoir : Le Miracle Spinoza
(14) Spinoza : l’Ethique
(15) Lou Andréa Salomé : Ma vie p. 203

 


Annexe

En annexe nous proposons un aperçu des concepts spinozistes que Lou Salomé à fait siens.

Lou Andrea Salome et Spinoza

Concepts inspirants : la joie, définie comme le sentiment de plénitude accompagnant l’accomplissement du désir ou qui est « l’essence de l’homme » ou « la persévérance dans l’être, la joie est le « passage d’un moindre à une plus grande perfection », « augmentation de la force d’exister » et à ce titre lié au désir.

La joie est une exploration de la douleur du monde et non pas de la déploration ou de la révolte contre celle-ci. Or Lou ne cesse de le proclamer avec Nietzche, lui aussi admirateur de Spinoza la force vitale s’incarne dans le « oui » à la vie sans exclusive.

L’étique de Spinoza est un parcours qui va des illusions de l’imagination à la liberté, de la tristesse à la joie. C’est celui de Lou qui plus elle avance en âge plus elle atteste de sa joie d’être, comme en témoigne sa correspondance des années terribles 1922-23… (Le Bonheur avec Spinoza – Bruno Giuliani )

Dieu : Nous avons déjà évoqué dans la 1ere partie de notre exposé ce que Lou met sous ce nom. Or ceci n’est pas sans rappeler la conception de Spinoza. On connait la formule « Deus sive natura » « Tout ce qui est, est en Dieu ». D’emblée le Dieu de Spinoza n’est pas celui des religions, du moins tel que les théologiens le définissent au moyen d’attributs « trop humains » ; juge, voire contempteur de l’humanité, punissant, récompensant, favorable aux sacrifices, créateur de tout ce qui est. Pour Spinoza, Dieu est immanent à ce qui est, ce Dieu cosmique est substance de tout ce qui est.

Les religions ont fait fausse route car à l’origine des religions il y a deux principes, utilitariste et finaliste dont il faut se défaire en tant que superstition. Or c’est bien vers le renouement avec le cosmos que Lou Andrea Salomé persévère afin d’être en vérité. En d’autres termes, par delà la natura naturata (nature naturée le réel produit) c’est la natura naturans (l’essence divine éternelle et infinie, infiniment productrice par surabondance d’être) que tend Lou de plus en plus consciemment après sa phase de « perte de Dieu ».

L’homme : la psychologie tient une part importante dans l’œuvre de Spinoza (aux côtés de l’éthique et de la métaphysique) à laquelle il consacre les 2ème et 3ème parties de l’Ethique afin d’examiner : les composantes de l’homme ; le moteur de son existence ; la nature et l’origine de ses sentiments (le désir, l’ignorance des causes qui le déterminent.)

Outre le fait que comme tout vivant, l’homme est animé du désir de persévérer dans l’être, il est doué de raison et celle-ci est par excellence l’organe de la connaissance des lois de la nature. Mais l’homme est aussi mu par des projections à l’origine de ses sentiments : joie et tristesse. Or en cela Spinoza « préfigure » la psychanalyse qui explique nos choix, attirances et répulsions par des « raisons » inconscientes (relations aux parents – causes déterminantes). Freud reconnaît sa dette à Spinoza dans une lettre à Bickel le 28/06/1931. Nous tentons de rejouer le scénario névrotique de l’enfance afin de nous en libérer et cherchons à attirer des personnes dont les problématiques infantiles sont analogues. Fut-ce le cas entre Lou et Rilke ? En tout cas c’est en évoquant les relations de celui-ci avec sa mère que Lou analyse le mal être du poète (projeta-t-elle sur lui ce que fut sa propre enfance ? Autrement dit nous n’accédons qu’à la représentation que nous nous faisons de l’autre et l’imaginons telle que notre désir le désire. Or là est le creuset de la joie, disparaissant lorsque la cape magique dévoile la réalité, ou demeurant lorsque la perception n’est pas démentie par la réalité.

Ce faisant, Spinoza invite à la prudence.

« Ne pas se moquer, ne pas se lamenter ne pas détester, mais comprendre » telle pourrait être sa maxime qui est aussi celle de la psychanalyse s’appliquant aux autres mais aussi à soi-même. Or c’est ainsi que Lou s’adresse à Rilke, en l’encourageant à persévérer, à s’activer. Il s’agit de considérer l’homme tel qu’il est et de ne le « comprendre » qu’en vertu des causes profondes qui l’agissent. L’homme est une énigme c’est pourquoi on ne peut ni ne doit le juger. Il faut lui proposer les moyens de se comprendre afin qu’il gagne en lucidité, en liberté et en joie. (c’est pourquoi, selon l’expression de Deleuze, l’éthique de Spinoza est une éthologie). Comme tout vivant l’homme est affect é ou affectant au gré des rencontres hasardeuses qu’il fait. Bonnes, celles-ci augmentent sa puissance d’être et l’homme d’éprouver de la joie (confiance, amour) dans le cas inverse les effets seront contraires (tristesse, peur, culpabilité).

Mais on peut aussi faire de son destin sa destinée en devenant plus lucide. C’est ce que fit Lou et lorsqu’elle quitte Rainer elle lui explique qu’il l’a étouffée et que libérée de lui, elle a recouvré sa jeunesse.

Dans ce sens on comprend aussi l’attraction qu’a exercé Spinoza sur Nietzsche le philosophe de la grande santé, physique et mentale, cherchant les éléments qui conviennent à sa nature, comme Lou a cherché les hommes convenant à la sienne.

Et de même que nous choisissons nos aliments matériels, de même faudrait-il sélectionner les aliments spirituels convenant à notre nature. Connais-toi toi-même est le précepte premier et irréductible.

Dans la relation de Lou aux hommes il est certain qu’elle recherchait ceux qui augmentaient sa puissance d’agir grâce à l’admiration qu’elle éprouvait pour eux.

Le désir : celui-ci est « l’essence de l’homme », c’est le conatus ou effort pour grandir dans notre être. C’est le moteur de l’existence qui nous fait rechercher un être ou une chose dont la possession accroîtra notre être, nous procurera par conséquent de la joie et nous fera connaître le bonheur.

La sagesse ne consiste pas à brimer le désir mais à l’orienter vers des objets positifs.

« La Raison ne demande rien contre la Nature. Elle demande donc que chacun s’aime soi-même qu’il cherche l’utile qui est sien et qu’il désire tout ce qui conduit naturellement l’homme à une plus grande perfection ».

Le désir n’est donc pas manque (de-aster) mais puissance (ce dont Rousseau puis Hegel se feront les continuateurs.

L’éthique de Spinoza n’est donc pas une morale du devoir mais un traité du tir à l’arc, il faut viser la bonne cible (pêcher = manquer sa cible). Au bien et au mal il s’agit de substituer le vrai et le faux. Une chose est bonne parce qu’elle est vraie et non le contraire. C’est vrai parce que cela fait grandir, or ce qui fait grandir c’est l’amour, c’est pourquoi il ne faut pas en avoir honte.

Ce faisant Spinoza relativise toute la morale traditionnelle en référant au désir la bonté que l’on prête à un objet. C’est bon parce que je le désire. Il n’y adonc pas de Bien transcendant.

Mais ceci n’est vrai qu’à condition d’être éclairé par la raison. On peut désirer ce qui nous fait du mal, car nous sommes « mus par notre imaginaire ou des idées inadéquates ».

Dès lors « Agir par vérité, n’est rien d’autre en nous qu’agir, vivre, concentrer son être sous la conduite de la Raison et cela d’après le principe qu’il faut chercher l’utile qui nous est propre »

A la question liminaire de savoir qui est Lou Salomé nous avions émis l’hypothèse qu’elle était en vérité et nous en trouvons ici la confirmation. Ni scandaleuse, ni égoïste, mais en vérité, tout comme Nietzche qui en juillet 1881 écrivait à Overbeck, à propos de Spinoza :

« Je suis très étonné, ravi, j’ai un précurseur… Ma solitude qui … souvent me laisse sans souffle est au moins une dualitude Magnifique ! »

Par delà le bien et le mal, par delà la morale du devoir, c’est de liberté dont il est question. 

Liberté : liberté à l’égard de la morale conventionnelle, creuse, triste ; liberté à l’égard des systèmes philosophiques ; liberté à l’égard des passions qui nous affectent. Un siècle après La Boëtie, Spinoza reprend l’idée de servitude volontaire. La liberté illusoire n’est pas autre chose que l’ignorance des causes qui nous déterminent. Mais qui est susceptible et capable d’effectuer une mise en ordre rationnelle de sa vie intérieure, de ses affects ? Faute d’y parvenir, on s contente de suivre les lois en vigueur : morales, religieuses, civiles. Mais suffit-il d’obéir à la loi pour être juste et libre ?

Cependant, tout dans la nature est soumis au déterminisme, à l’enchainement des causes et des effets, comment dès lors y introduire la liberté ?

La même question se pose à la psychanalyse. Spinoza y répond en développant deux thèses. D’une part « est dite libre la chose qui existe d’après la seule nécessité de sa nature et est déterminée par soi seule à agir ». D’autre part l’être est d’autant plus libre qu’il agit selon son essence singulière. Là encore seule la raison peut nous permettre d’être libre en concevant des idées adéquates des causes de nos actions et de ce que nous sommes.

Etre libre c’est être pleinement soi-même en l’absence de l’influence de causes extérieures qui nous déterminent. Or ceci augmente notre puissance d’agir et donc notre joie, joie que Lou n’a de cesse de proclamer face à la tristesse de Freud, à la culpabilité de Rilke, aux tourments mélancoliques de Nietzche.

 

 

Anastasia Chopplet

Conférence AVRIL 2018

 

 

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