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Conférences de Solange Anastasia Chopplet
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14 mai 2019

GIORDANO BRUNO

 

GIORDANO BRUNO 1548- 1600

 

L’HOMME HEROIQUE

Notre analyse de l’œuvre de Giordano Bruno s’inscrit dans le cadre d’une réflexion générale sur l’humanisme de l’antiquité jusqu’au XXe siècle avec deux arrêts sur image : Etienne de la Boëtie et Giordano Bruno. Pourquoi ces choix plutôt que ceux  de personnalités plus connues ? Justement parce qu’elles le sont moins ou mal ou indirectement, c’est le cas de la Boëtie connu en tant qu’ami de Montaigne et par le seul Discours de Servitude Volontaire* ou de Giordano Bruno dont on retient qu’il fut brûlé vif mais dont on ignore en fait les idées.

Plus précisément le choix de Giordano Bruno est un coup de cœur pour une personnalité du XVIème siècle incarnant une recherche sans concession de la vérité, et ce faisant de la liberté sans laquelle la vérité ne serait pas possible. Personnalité au demeurant exubérante puisqu’il fut poète, philosophe, astronome, visionnaire et mage.

A la fois héritier de la longue tradition des physiologoï du VIIIème siècle avant Jésus Christ dont il veut restaurer la philosophie sous la forme de la Nova Philosophia, il est en même temps homme de son époque admiratif d’ Erasme qu’il n’hésite pas à lire malgré la censure et dont il reprend le thème de la folie dans ses  « Fureurs Héroïques(1) ». De Marsile Ficin dont il retient les commentaires du Banquet de  Platon, du Cardinal Nicolas de Cues ayant élaboré le thème de la coïncidencia oppositorum(2) lui permettant d’instaurer  une autre forme de dialectique que celle de Platon laquelle accule l’interlocuteur à d’insurmontables contradictions. tandis que celle de Cues se résout en un point qu’il nomme Dieu.

Mais Giordano Bruno, pour érudit qu’il soit, ne poursuit pas l’œuvre de ses prédécesseurs, il n’est ni hagiographe, ni commentateur et s’il reprend les théories de l’antiquité, c’est souvent de façon critique en particulier pour l’œuvre d’Aristote car elles induisent des conséquences en contradiction  si ce n’est avec l’observation (on ne possède pas encore d’instruments d’observation des étoiles), du moins avec le bon sens. Aussi n’est il de son temps que pour être d’un autre temps : le nôtre qui privilégie le relativisme, le décentrement, l’infini. Si l’on pressent bien à l’époque que l’univers a son centre partout et sa circonférence nulle part(3), il n’est pas admis de le dire compte tenu des conséquences, en particulier théologiques, du propos.

La vision du monde qui est celle de Giordano Bruno est en matière de cosmologie des plus téméraire et innovante, il n’hésite pas à clamer que l’univers est infini, que les mondes le sont aussi et que d’autres formes de vie existent ailleurs,

ce que l’astrophysique contemporaine  suppute voire démontre effectivement ; Or ce qui est source d’émerveillement et de progrès était à l’époque considéré comme hérésie méritant le bûcher sur lequel monta Giordano Bruno refusant de sacrifier ses convictions.

Pareil à Socrate avec le procès duquel le sien présente des analogies, Giordano Bruno fut lui aussi accusé de ne pas croire en Dieu et de lui substituer des idoles(4) et fausses croyances et après huit ans de procès, il considérera qu’une vie fondée sur la trahison de ses convictions est insupportable, et choisira comme Empédocle le feu des origines de l’univers  et la dissolution de son être fini dans l’infini(5).

Fort de ses certitudes, il se condamne à une vie d’apatride, de l’Italie dont il est originaire à Toulouse, de Paris à l’Angleterre, et de là à l’Allemagne, ne cessant quasiment pas de bouger soit pour éviter quelque procès et emprisonnement,  soit pour trouver une chaire d’enseignement,  soit pour imprimer ses livres qui furent nombreux mais dont tous ne nous sont pas parvenus.

C’est dire que son encyclopédisme qui s’étend à la magie, à la Kabbale et à l’alchimie s’inscrit dans un cosmopolitisme qui n’était du reste pas rare à une époque ou étudiants et professeurs faisaient le tour des universités d’Europe.

Esprit curieux de tout, esprit créatif, il s’émerveille devant le monde qui l’étonne et s’essaye à tous les genres littéraires n’hésitant pas, tel à un artiste, à inventer un langage propre à véhiculer sa vision baroque du monde c'est-à-dire irrégulière et granitique (baroco = perle irrégulière ou roche granitique) ce qui convient parfaitement à son tempérament.

A l’instar  d’un univers infini, incompréhensible, en devenir, polymorphe en un mot vivant, son style se fait protéiforme, passant du dialogue, sa forme privilégiée, au poème, ce qui n’est pas sans rappeler Louise Labée(6) car il multiplie paradoxes, antithèses, oxymores, zeugma et hyperboles, métaphores et allégories en un style tourbillonnant visant à égarer l’esprit (7). Son langage est impulsif, énergique en un mot furieusement poétique et poétiquement furieux (8). Comme le préconisera Hölderlin bien plus tard, il habite poétiquement le monde et il invente un langage pour le dire(9).

Mais ce serait tronquer l’œuvre de Giordano Bruno que de négliger les œuvres morales qui à l’instar de sa cosmologie prône la tolérance sur un fond de relativisme, prend la défense des indiens d’Amérique contre les conquistadors (10) et plus largement d’un véritable humanisme.

C’est pourquoi le Christianisme qui, tel qu’il est prêché,  dévalorise la vie terrestre, sépare Dieu de la nature, ôté à la religion sa fonction reliante,  tombe sous le coup de sa critique. 

Aussi son grand œuvre s’achève t-il par une philosophie contemplative.

 Là se résout la coïncidence des opposés en un tout harmonique où Dieu se fait âme du monde. C’est dire que Giordano Bruno est un penseur des cimes, un penseur du lointain, de l’infini.

 

I)                  Vie et œuvre

1)     De la naissance à la rupture avec son ordre

Giordano Bruno parle souvent de lui dans ses dialogues sous le nom du Nolain qui n’est autre que l’évocation de sa ville natale Nola, située à une vingtaine de kilomètres  de Naples, où il naquit Filippo Bruno aux alentours de 1548, de Giovanni Bruno homme d’armes  et de Fraulisa Savolino comme il le raconte lui-même dans son procès(11). Il prendra le nom de Giordano en l’honneur de son professeur de métaphysique Giordano Crispo.

Dans les minutes de son procès (12) il narre deux incidents, l’un concernant la destruction d’images saintes, l’autre le rejet de l’histoire sainte. Apparemment anodins ils témoignent d’une profanation du culte de Marie et du rejet du culte des saints, dont il ne conservera que le seul crucifix. Objet d’une dénonciation, il partit pour Rome à la demande du pape et entama sa longue vie erratique. Quoiqu’ ordonné diacre en 1571, puis ordonné prêtre en 1572, et qu’il entamât des études de théologie couronnées de succès en 1575 (licence), dont il garda une grande admiration pour Saint Thomas et un complet désintérêt pour la théologie scolastique, il fut l’objet de son premier procès en 1576 à Naples à cause de son objection au dogme de la trinité, à l’incarnation du Christ ; à la lecture des œuvres censurées d’Erasme et peut-être du meurtre d’un prêtre.

Il s’enfuit alors pour Rome, puis en Ligurie quittant l’habit de son ordre. Il entame alors la deuxième partie de sa vie, le conduisant à Lyon, Genève, Toulouse puis Paris (13).

 

2) Départ pour Genève

 Il passe sous silence les raisons de son départ de Genève, où il s’était converti au calvinisme pour enseigner à l’université. En fait, il avait été l’objet d’un procès en diffamation intenté par le consistoire en 1579 lié à l’édition de 20 erreurs commises par un professeur lors de son cours sur Aristote dont Bruno était spécialiste. Il fut alors exilé de la sainte table c’est-à-dire excommunié puis réadmis. D’où,  de la part de Giordano Bruno un anti calvinisme avéré dans son livre « Expulsion de la Bête Triomphante » où il reproche au protestantisme le mépris des œuvres au profit de l’action de la grâce suffisante et efficace. Nos actions n’ont aucune valeur salvatrice et le croyant est assujetti aux voies impénétrables de Dieu.

A contrario, Giordano Bruno valorise le dur labeur et fait l’éloge de l’effort (14).

 

3) Séjour à Paris 1582

Ce séjour est lié à son étude sur l’art mnémotechnique et lui vaudra une extraordinaire réputation à travers toute  l’Europe et l’invitation à Paris d’Henri III (en 1581) qui lui confiera, pendant cinq ans,  un poste de professeur extraordinaire.

 Mais c’est aussi ce qui entrainera sa chute puisque huit ans plus tard,  son hôte Mocenigo,  le livrera à l’inquisition devant son refus de lui en enseigner plus sur cet art ou plutôt sur cette science qui se base sur des images dont procède la pensée.  Mais dans les deux cas, Henri III et Mocenigo  voient un art de lire l’avenir relevant de la magie, là où Bruno vise à la compréhension des structures du monde phénoménologique grâce à des images (mots-lettres- chiffres- signes) mnémotechniques (15).

Pendant ce séjour, et à la suite de la publication de ses ouvrages  de mnémotechnie , il publie « Le Chandelier » comédie philosophique écrite en italien populaire, qui allie deux genres à la mode, comédie et dialogue, et en l’occurrence philosophie et comédie.

Quant au contenu il conjugue registre populaire et réflexion philosophique, registres divers, discours savants et expressions  obscènes (16). Le contenu annonce les thèmes de toute sa philosophie à venir (17), trois personnages s ‘y donnent la réplique Giordano Bruno y fait un portrait de lui-même le définissant comme un mélancolique à la gaieté triste ‘In trista hilaris in hilaritate tristis’.

Tombé en disgrâce auprès du roi, il lui fut recommandé de partir en Angleterre avec l’ambassadeur Monsieur de Castelnau à la suite des rixes que provoquaient ses interventions à la Sorbonne.

 

 4) Départ pour l’Angleterre

Giordano Bruno est très discret en ce qui concerne son voyage en Angleterre et pour cause il s’y fit beaucoup d’ennemis. On était déjà prévenu contre lui en matière de religion lorsqu’il arriva à Londres, parce qu’il avait été catholique puis protestant et avait manifesté  pour l’averroïsme et le panthéisme un grand intérêt.

Cependant, c’est bien avec l’espoir d’une conciliation en matière de politique et de religion que Giordano Bruno se rendit en Angleterre. D’abord il séjourna à Oxford où il ambitionnait un poste et y soutint une disputatio publique qu’il relate dans ‘Le Souper’ pour s’y mettre en valeur(18), puis il entama un cycle de conférences en latin sur la théorie  copernicienne (qu’il critique par ailleurs, car Copernic conserve la représentation d’un univers fini), mais très vite il fut accusé d’avoir plagié Marsile Ficin.

Néanmoins il donne à Oxford un aperçu des dialogues italiens qui paraitront à Londres en 1584, à savoir : « De l’infini, de l’univers et des mondes » 1584, « De la cause du pincipe et de l’un » 1584.

Le 14 février 1584, mercredi des cendres, Giordano Bruno fut invité à exposer sa théorie du double mouvement de la terre à Whitehall, mais cela tourna mal et il s’en vengea dans le « Souper des Cendres » qu’il dédie à Michel De Castelnau. D’une part il y expose ses théories cosmologiques  qui reprennent et dépassent celles de Copernic, puisqu’il récuse la finitude de l’univers,  et d’autre part il fustige les savants anglais en termes insultants.

Le Nolain* présente son « Souper ou Banquet » en cinq dialogues,  comme une facétie sérieuse en son style aussi inimitable que déroutant (19),  « Le Souper » est avant tout une œuvre cosmologique qui se situe entre deux critiques : celle du géocentrisme aristotélicien et des mondes clos de Copernic au nom de la pluralité des mondes et des formes de vie (20).  Le mécanisme le cède à un vitalisme où les êtes d’égale dignité constituent un tout harmonique où toute hiérarchie est condamnée.

Sur le plan théologique loin de porter atteinte à la perfection divine, sa cosmologie l’accrédite, puisque l’infinitude du monde est la conséquence nécessaire de celle de sa Cause.

En outre « Le Souper » contient une critique virulente de la société londonienne (21). Mais sur le ton  d’une satire ridendo castigat.  Cependant « Le Souper » lui fit perdre les alliés qu’il avait en Angleterre.

Après « Le Souper », il fit paraitre « De La Cause » et toujours en 1584, « De L’Infini de L’Univers  et  Des Mondes », où il reprend et peaufine les éléments de sa cosmologie en se focalisant sur les liens entre les deux infinis Dieu et l’Univers, car il faut concilier l’unicité de l’un avec la multiplicité de l’autre en évitant que Dieu ne devienne multiple ou le monde  divin. Qu’est ce qui unit le multiple à l’Un ?. Pour y répondre il lui faut définir l’infini (puisque Dieu l’est et l’univers aussi) comme partout présent (pas de localisation), comme plein et immobile (pas de mouvement local). L’infini ou Dieu est tout entier en acte, c’est l’infini infini Intensif (qui n’agit ni ne pâtit)  et l’infini fini extensif qui agit et pâtit. Ainsi un corps peut être perçu soit comme participant du tout en ce sens il est infini en nature, soit comme intégré à l’infini, en ce sens il est fini et localisé.

Afin de mieux comprendre cette conception on peut faire une analogie avec  un tableau  de Mantegna « Le Parnasse ». Chacune des figures participe du tout qu’est le Parnasse en ce sens il est « le Parnasse » mais en même temps chacune y est localisée et différente des autres. Donc chaque élément est à la fois infini par sa participation au tout, et fini à titre de figure individuelle. Le Nolain, pour expliquer cette coincidencia oppositorum, se réfère au cusain* et à l’exemple du pentagone qui agrandi à l’infini s’identifie quasiment à un cercle sans toutefois se confondre avec lui. On peut donc passer d’un contraire à l’autre  comme le stipule Giordano Bruno dans « Les Fureurs Héroïques »(23) de façon infinitésimale.

L’unité cosmique est aussi une unité ontologique, c’est pourquoi Giordano Bruno introduit le concept d’âme du monde en place de celui de Dieu (du moins celui de la théologie chrétienne). En bref il affirme : l’intuition de l’infini, l’infinité divine et la multitude des mondes (24).

Ce faisant Giordano Bruno confirme aussi sa rupture avec le christianisme qu’il qualifie d’imposture en affirmant que ce n’est pas le sacrifice du Christ qui nous met en communication avec la divinité mais la contemplation de l’univers infini.

Toujours en 1584, il publie  « L’Expulsion de La Bête Triomphante » où il attaque aussi bien le catholicisme que le protestantisme, auxquels il veut substituer une réforme éthique humaniste. Il cherche à concilier politiquement les diverses tendances religieuses de l’Europe en préconisant un catholicisme tolérant et laïc.

A la suite de « L’Expulsion de La Bête Triomphante », Giordano Bruno fait paraitre « La Cavale du Cheval Pégase » suivi de « L’Ane Cyllénique ». Face de la pédanterie et à l’ignorance incarnant les faux philosophes aristotéliciens et les  sceptiques,  les uns figurant un savoir clos imperméable à la pensée du devenir,  du changement,  de la métamorphose ; les autres récusant l’idée même de vérité, se dresse la sainte ignorance alias L’Ane Cyllénique.  Au premier abord on est décontenancé par cet éloge de l’âne, c'est-à-dire de la bêtise, d’autant qu’il emprunte le ton de  « l’Eloge de la Folie » d’Erasme. L’auteur invite son lecteur à ne pas hésiter à être bête, car la bêtise fait partie du processus de l’intelligence. Face à la docte ignorance du cusain (à laquelle GB rend hommage puisque le livre se réfère à la querelle autour de l’ouvrage de Nicolas de Cuses : De La Docte Ignorance) il y a une docte asenité et  l’âne de se transformer  à la suite d’une métempsychose de type platonicien en Pégase,  le cheval ailé, compagnon de Mercure

Du reste,  l’âne cyllénique tire on nom soit du mont Kuléné où naquit Mercure soit du nom de la mère de Mercure (25). On sera sensible dans cet ouvrage à la réaffirmation de l’unité de la matière et de l’esprit, à l’indifférenciation des genres, à l’universelle transformation, principe métaphysique par excellence.

L’asénité se trouve en tout être invité à surmonter son animalité au profit de son humanité, tout comme Actéon, autre figure familière de Giordano Bruno, meurt pour renaître. C’est pourquoi selon un mouvement dialectique, Giordano Bruno incite chacun à  s’élever progressivement vers l’idée d’âne, c’est-- dire d’homme juste, d’homme saint, d’homme de Dieu.

Giordano Bruno démultiplie les citations des deux testaments prouvant la nature divine de l’âne, de l’ânesse et de l’ânon. N’est ce pas sur une ânesse  que Christ fit son entrée à Jérusalem témoignant  de la puissance de l’humble, du modeste, de la bête qui trace la voie vers la vérité ? Aussi faut-il se faire âne, non l’âne pédant qui porte le fardeau de l’idéologie, mais celui de l’humilité, de l’ignorance.  A cette condition on peut espérer remettre l’homme sur la voie du salut (26).

Ainsi l’âne est-il le garde fou de la bêtise humain, il incarne la simplicité de l’esprit, la pauvreté, l’humilité en un mot la foi en l’amour de Dieu mais aussi l’âge d’or où les hommes étaient des ânes (27).

L’âne incarne la vraie sagesse contre les idéologies philosophiques qui introduisent de la dualité là où tout est UN, faisant dés lors de la métaphysique un champ de bataille au nom duquel les hommes s’entretuent.

«  Efforcez vous d’être des ânes, ô vous qui êtes des hommes » écrit le Nolain dans le sonnet final à la louange de l’âne.

La distinction étant établie entre la vérité et ce qui se donne pour vrai, Giordano Bruno peut exposer  les trois sens de l’ignorance empruntés à Socrate : celle de l’ignorant, celle du pédant et celle de celui qui se sait ignorant.  L’asénité est donc une vérité nécessaire et divine, sans laquelle le monde serait perdu et grâce à laquelle le monde entier est sauf. D’animal vil, l’âne est devenu héroïque et divin.

Revenons au séjour du Nolain à Londres. En 1585, il y fit publier « Les Fureurs Héroïques », qui exposent à la fois, sous une forme de dialogue à caractère poétique, les fondamentaux de la nova philosophia. Composées de 10 dialogues rassemblés 5 par 5 en deux parties, c’est le couronnement de l’ascension de l‘âme humaine, grâce à la contemplation  de l’âme du monde.  C’est pourquoi ces dialogues sont qualifiés de platoniciens ou néoplatoniciens.

Il y revendique, sur le plan  philosophique, le caractère d’une entreprise héroïque qui traque  non seulement le pédantisme mais aussi les guerres de religion en leur opposant un projet de religion civile et d’état. Sur le plan théologique il récuse les discours eschatologiques, alors en vogue, annonçant l’avènement du Christ à quoi toute sa cosmologie s’oppose puisqu’en soutenant l’éternité du monde nécessaire et permanent issu de la toute puissance divine, et son homogénéité spatio-temporelle reflet de l’immutabilité  divine, il rend impossible l’évènement ponctuel, extraordinaire, miraculeux que serait la fin des temps ; sur le plan ontologique il affirme que l’unicité du monde ne peut s’accommoder d’un Christ sauveur induisant le dualisme matière- esprit au détriment des œuvres humaines.  Dieu ne peut être transcendant, il est dans son œuvre. Seul un univers un et infini peut être le portait d’un Dieu en accord avec l’ordre du monde qui est ordre des raisons.

Au philosophe aiguillonné par l’éros ou fureur, folie amoureuse dirigée vers la divinité, revient la tâche de se lancer à la chasse de la divinité à travers la contemplation philosophique de l’unicité de l’infini(28).

Dès lors, l’homme  atteint  sa dignité dans sa fusion avec la divinité. Actéon est la métaphore de cette chasse lui qui, voyant la divinité est vu par elle et en meurt. Dévoré par ses chiens, le prédateur s’est ainsi mu en prédaté.

A son tour le poète philosophe suit cet itinéraire héroïque surhumain vers un insaisissable objet du désir, lui-même, objet de lumière.

La nature de ces « Fureurs » est d’ordre érotique et rationnel, c’est un processus d’appréhension intellectuelle à l’instar de celui du poète qui dans le « Phèdre » de Platon ne peut créer que dans l’enthousiasme de la folie divine. Et s’il s’agit bien d’amour, il faut l’entendre au sens allégorique, tel qu’on le trouve dans le cantique de Salomon, et non au sens propre des amours vulgaires. Il faut dès lors distinguer deux formes de fureur : l’une bestiale et l’autre divine définie comme l’impulsion amoureuse vers la divinité grâce à la connaissance. La divinité est pareille au premier moteur immobile vers lequel le desir de l’homme le porte(29).

L’homme héroïque, l’homme tragique semble fou aux yeux des ignorants car il vit de l’excès des contraires, l’âme en discorde(30). Son destin est insaisissable et s’enflamme de son inassouvissement lié à la disproportion entre l’homme fini et son objet infini(31). Son désir brûle pour un objet qu’il veut infini et dont la possession le tuerait comme Actéon, condamné par l’objet de son désir dès lors qu’il l’aperçoit.

C’est là tout le drame des désirs qui se joue, le désir meurt de ce qui lui échappe comme de sa possession(32).

Le Furieux a pour destin le désir, l’amour et la mort qui font sa délectation. Pareil à Empédocle c’est dans le feu, son lieu naturel que se jettera le Furieux(33), feu dont le pouvoir purificateur préside à la transformation du métal en or, ou selon le mythe cher au philosophe, en la fusion du chasseur et de l’objet de sa chasse car la mort d’Actéon dévoile que l’objet de la recherche ne réside pas hors de lui-même mais en lui-même. Connaitre c’est re-connaitre, c'est-à-dire naitre une seconde fois,  et comprendre c’est se transformer en l’objet de la chasse car c’est en soi que sont les logoï spermatikoï qu’on recherche vainement hors de soi.

Mais ce poème nous ouvre aussi une autre perspective sur l’œuvre de Giordano Bruno, celle de l’art. Il se présente comme un Philosophe Peintre et il consacre à la peinture plusieurs  dialogues pour décrire comment l’image se fait mot et élément essentiel de sa théorie de la connaissance. Mais l’image a un double statut elle montre et voile en même temps car elle n’est que le simulacre, miroir, vestige, ombre* des Idées auxquelles un accès direct est interdit.

Giordano Bruno avait déjà abordé ces thèmes  dans le « Souper des Cendres ». L’image qu’elle soit verbale ou visuelle joue un rôle de médiateur. Bien sûr la question est de savoir si et pourquoi le philosophe et le peintre auraient quelque chose en commun.

On connait l’origine de la peinture narrée par Pline dans son « Histoire naturelle ». Il s’agit du  tracé de l’ombre du visage de son fiancé projeté sur un mur que sa fiancée dessine afin d’en conserver l’effigie.

De son coté, Platon, dans le Mythe de la Caverne origine la connaissance dans l’appréhension visuelle de l’ombre des Idées réfléchies dans l’eau,  Platon l’exprime par une allégorie (image) et Pline par un mythe, de sorte que  dans les deux cas, il s’agit de dépasser le seuil de l’ombre pour accéder à la réalité à laquelle l’ombre accoutume.

Mais les ombres ne sont là que pour être abandonnées écrit Bruno dans « l’Expulsion de la Bête triomphante ».

Se pose ainsi la question du dépassement du seuil de l’ombre, c'est-à-dire du passage de la reproduction des contours de l’objet à l’invention, autrement dit de la reproduction du même à l’innovation de l’autre.  De même que la poésie ne nait pas de l’application de règles mais de leur invention, de même en est-il pour la philosophie.

A l’instar de Dieu  dont la création est assimilée à celle d’un peintre (35) le philosophe artiste  se créé en  créant.  Le Nolain s’adonne à tous les genres avec une joie iconoclaste et réhabilite tous les objets hétéroclites, insignifiants, répugnants, sur le ton de la comédie.

Dés lors Giordano Bruno s’avère aussi un génie poétique à l’instar de Rabelais ou de Shakespeare, inventeur de mots, inventeur de mondes.

Mais la forme peut être vide de contenu aussi le vrai poète doit-il s’exercer à la contemplation et aux études de la philosophie. De même que les philosophes sont des peintres, de même les poètes sont-ils des maitres de vérité.

Reprenons le fil chronologique : dans les minutes de son procès Giordano Bruno écrit qu’après deux ans et demi passés en Angleterre, il retourna en France avec l’ambassadeur, demeura un an à Paris où sa situation d’apostat et d’ex converti au protestantisme, le fit tomber sous le coup de  l’édit d’Henri III de 1585 exilant les non catholiques.

Il partit alors pour l’Allemagne mais essuyant refus sur refus il finit par s’installer à Marbourg pendant deux ans comme doctor  à l’université où il donna des cours sur Aristote et publia beaucoup (« Commentaire de l’Ars magna de Lulle », Résumé des Topiques d’Aristote).  De ce périple il faut retenir qu’il publia à Francfort sa trilogie de poèmes en latin qui sont avec ses dialogues londoniens sa principale œuvre philosophique.

Ils sont fortement inspirés de « Lucrèce » qu’il avait découvert dans l’édition de Huber Van Giffen. Il y réexpose son atomisme, les atomes étant les  pars ultima de la matière dont sont composés tous les corps et d’où résulte la discontinuité de la matière. Ces atomes sont tous de même substance, forme et dimension d’où l’homogénéité de la matière de l’univers. Ils sont en outre de forme sphérique et en nombre infini. Animés par une cause interne, ils préfigurent ce que seront les Monades leibniziennes. Tout est donc animé, c’est pourquoi on a pu parler de l’animisme de Giordano Bruno. Une Ame qu’il identifie à un « artiste interne » organise et meut le monde. La nature, écrit-il est un art vivant qui façonne en permanence non une matière étrangère mais la sienne propre, le monde.

Cette conception qualifiée d’hérétique par l’inquisition lui vaudra entre autre sa condamnation.

II - Le Procès :

Giordano Bruno relate dans son procès son errance et de la fin de celle-ci (36).

On comprend mal pourquoi il rentra en Italie alors qu’il y faisait l’objet de deux procès. Peut être son errance lui pesait-elle ? Peut-être l’invitation de Mocénigo le flattait-elle ? Son élève allemand Besler ayant publié à Padoue, « Des liens » « De La Magie », c’est peut-être aussi à Padoue que Giordano Bruno espérait obtenir une chaire de mathématiques.

En tous cas son désir de s’amender auprès du pape Clément VIII et donc de quitter Mocénigo déclencha l’ire de celui-ci qui le dénonça à l’inquisition(37) sous différents chefs d’accusation. On sera frappé par une certaine similitude avec les chefs d’accusation de Socrate : mépris de la religion, création d’une nouvelle secte (la nova philosophia).

 Plus spécifiquement chrétiennes, les accusations visent des propos anti-christiques ; la négation de la transsubstantiation de la personne divine du Christ, et de sa crucifixion ; la remise en question de la virginité de Marie ; la négation de la punition des péchés.

 Sur le plan cosmologique avec répercussions sur le plan théologique : l’univers infini et l’infinité des mondes ; l’éternité de celui-ci ; la substance homogène de la matière ; la métempsychose ; l’intérêt de la magie. Sur  le plan personnel : avoir épousé la religion protestante et se livrer à la débauche, d’être apostat.

La ligne de défense de Giordano Bruno est complexe et il atténue le poids de ses fautes.

-soit en niant avoir tenu certaine propos

-soit en les reniant

-soit en distinguant les plans philosophiques, scientifiques et théologiques

- soit en affichant son désintérêt pour la théologie (38)

-soit en démontrant leur conformité profonde avec la Sainte Eglise, par exemple pour l’infini. En somme il n’aurait fait que sublimer les dogmes en vigueur en démontrant que science et philosophie les confirment. En quoi il aurait été dans la droite ligne du  projet ficinien mais avant tout de la Nova Philosophia originée dans l’antiquité grecque. C’est donc en vertu de celle-ci qu’il interprète, rectifie, réfute les dogmes de l’église.

Parfois il manifeste son agacement à l’égard des questions. Sans cesse il défend la liberté de penser en vertu de la lumière naturelle et revendique le droit de déconstruire ce qui se donne pour vrai.

A la fin de son premier procès, il se déclara prêt à adjurer (39) et l’inquisition vénitienne était décidée à conclure favorablement lorsque l’inquisition romaine demanda son extradition pour le juger à son tour. Cela fit l’objet de négociations, Venise voyant d’un assez mauvais œil l’obligation d’obéir à Rome et de voir son jugement remis en question.

Enfin le 27 février 1593  « la livraison de  frère Giordano Bruno »  a fait extrêmement plaisir au Pontife . Le dernier procès de Giordano Bruno s’ouvre (40). Les mêmes procédures se succèdent, les mêmes témoins reviennent, les mêmes accusations et défenses s’affrontent. Giordano Bruno est, semble-t-il bien traité en prison.

On lui fournit de quoi écrire, de quoi se protéger du froid. Mais il n’empêche qu’il fut s’en doute torturé comme le sous-entend la formule ‘qu’il soit interrogé strictement’.

Ses livres furent l’objet de huit censures, puis c’est une longue litanie de demandes, d’adjurations qui auraient permis à Giordano Bruno d’avoir la vie sauve mais qu’il n’accepta pas, ou qu’il aurait accepté sous condition.

En octobre 1599 le tribunal accorda encore 40 jours à Giordano Bruno pour se rétracter, ce qu’il refusa. Dés lors la procédure alla beaucoup plus vite : le 20 janvier 1600 le pape Clément VIII le condamna à être livré au bras séculier(41).

Le 12 février 1600, un témoin oculaire Caspar Schoppe , converti au catholicisme et ennemi juré de Giordano Bruno,  relate la fin de celui-ci à un ami Conrad Rittershaussen (juriste et philologue protestant). Dix ans plus tard Schoppe revient sur les faits en concluant  que « se venger d ‘un ennemi c’est recevoir une seconde vie ».

Une grande partie des écrits relatifs au procès dont ceux rédigés par Giordano Bruno furent détruits à la suite du rapatriement de ceux-ci à Paris par Napoléon Bonaparte et à leur cessation à une manufacture de papiers… !

Puis Giordano Bruno tombe dans l’oubli et il faudra attendre le XIX siècle pour qu’on s’intéresse à lui, quoique ses épigones au cours des siècles fussent  nombreux.

-          Spinoza : convergence sur la conception de la Nature et de Dieu : Deus Sive Natura

-          Leibniz : L’Infini,  Les Monades

-          Diderot : le mentionne dans l’Encyclopédie

-          Goethe : l’évoque dans son Faust, et dans son poème L’Un et le Tout

-          Hegel : dans son histoire de la philosophie en fait un précurseur du matérialisme

La liste n’est pas exhaustive.

Enfin ajoutons que le Vatican n’a pas varié de position et que le 3 février 2000 le Cardinal Poupard confirmait que le Nolain n’était pas réhabilité et que «  la condamnation de Giordano Bruno pour hérésie se trouve pleinement motivée » son dernier juge Bellarmin fut même béatifié puis canonisé par PIE XI en 1930.

Nous terminerons par l’évocation d’une tradition qui veut que Giordano Bruno n’ait pas

été brûlé  vif comme l’affirmait au XIX siécle Théophile Desdouits professeur de philosophie à Versailles, docteur en lettres, remettant en question le seul document témoignant de l’exécution de Giordano Bruno la lettre de Shoppe sans aucunement se référer au minutes du procès, 530 pages, ni à aucune des recherches faites par les spécialistes du Nolain.

Il doute de l’honnêteté des propos de Schoppe, examinant sa lettre il en dénonce les contradictions et le fait qu’elle ne soit mentionnée nulle part. Plus troublant, l’exécution de Giordano Bruno n’aurait pas été mentionnée par ses contemporains, à l’exception toutefois de tous les cardinaux présents au procès pendant 8 ans ce qui selon lui confirme qu’il n’ait pas été exécuté« Absence complète de pièces officielles » écrit-il (42).

 

On voulut faire du Nolain le précurseur de Descartes, de Spinoza, de la laïcité. Mais il faut là encore raison garder, Giordano Bruno fut bien un homme de son temps passionné par toutes les hypothèses les sciences avérées ou non concernant le monde et l’homme.

Il combattit par ses actions l’intolérance quoique que ses propos ne manquassent pas de virulence, il dégagea la philosophie de son asservissement à la théologie, réfuta l’obscurantisme au profit de l’exactitude de la seule raison naturelle, ne pouvant croire que ce qui ne heurtait pas le bon sens.

Giordano Bruno est donc face aux fondamentalismes contemporains d’une actualité nécessaire pour ceux qui pensent que la liberté de penser est un droit, un devoir et une tâche nécessaire à la quête de la vérité

 

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ANASTASIA  SOLANGE CHOPPLET

Professeur de philosophie et conférencière

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1)       GIORDANO BRUNO – FUREURS HEROIQUES – LES BELLES LETTRES – ŒUVRES COMPLETES VII 2008 P100

(2)       FUREURS HEROIQUES PO C P102

(3)       GIORDANO BRUNO –L’INFINI, L’UNIVERS ET LES MONDES  - BERG INTERNATIONNAL 2015 - P165

(4)       IN INFINI OPSC P 1752

(5)        NUCCIO ORDINE  - LE SEUIL DE L’OMBRE  - LES BELLES LETTRES 2003  - PXV

 

(6)        FUREURS HEROIQUES OP.C P104 –

(7)       ONDINE PO.C P 281

(8)       FUREURS HEROIQUES OP.C P94

(9)       FUREURS HEROIQUES OP.C P66

(10)    ONDINE OP.C P 169

(11)    GIORDANAO BRUNO PROCES - BELLE LETTRES 2000 P34 DOC9

(12)    PROCES OP.C P38

(13)    PROCES OP.C P44 à 48

(14)    ONDINE OP.C P 165

(15)    ARTICLE ERUDIT.ORG

(16)    GIORDANO BRUNO - EXPLUSION DE LA BETE TRIOMPHANTE 1992 P41

(17)    G AQUILECCTRIA – GIORDANO BRUNO – BELES LETTRES 2007 P19 P20

(18)    AQUILECCTRIA OP.C P26

(19)    G BRUNO  - SOUPER OU BANQUET DES CENDRES – EDITION DE L ECLAT 2006  - P5

(20)     SOUPER – OPC P47 ; 81

(21)    SOUPER OPC  - P 38 ; 42 ; 50

(22)    ANDREA MANTEGNA  - LE PARNASSE – 1997

(23)    FUREURS HEROIQUES OPC – P 102

(24)    ONDINE OP C – P 134, 135    INFINI OP C-P 102, 168     INFINI OP C-P 56

(25)    GIORDANO BRUNO LA CAVALE DU CHEVAL PEGASE EDITION MICHEL DE LA MAULE 1992 – P90 ; 50

(26)    PEGASE OP C  P17, 19

(27)    PEGASE OP C  P31 -23,  P41 ; 46

(28)    FUREURS HEROIQUES OPC P112

(29)    FUREURS HEROIQUES P119/120

(30)    FUREURS HEROIQUES P104

(31)    FUREURS HEROIQUES P164 166

(32)    FUREURS HEROIQUES P218 220

(33)    FUREURS HEROIQUES P124 126 152 154 158

(34)    FUREURS HEROIQUES P456 457

(35)    NICOLAS DE CUES  - EDITION DU CERF 1986   - LE TABLEAU OU LA VISION DE DIEU P31 32 36 39 56 57 58 93

(36)    PROCES – P6

(37)    OP CITE – DOC 2 P3 AP6

(38)    OP CITE – P68 ET P76

(39)    OP CITE P 158

(40)    1 NAPLE – 2 ROME -*3 VENISE – 4 ROME

(41)    OP CITE P482 – P484 – P496

(42)    ARTICLE DISPONIBLE SUR INTERNET

*Une précédente conférence a été consacrée à la Boëtie.

*Surnommé ainsi en fonction de sa ville natale : Nola

*Nicolas de Cuse

*voir sur le site « Ombre Eclairée’ »

 

 

 

 

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